Le Comte de Moret – Tome II

XXI

OÙ LE CARDINAL RÈGLE LE COMPTE DU ROI.

Le lendemain, à deux heures après-midi, le roi Louis XIII, assis dans un grand fauteuil, la canne entre les jambes, son chapeau noir à plumes noires posé sur sa canne, le sourcil un peu moins froncé, le visage un peu moins pâle que d’habitude, regardait le cardinal de Richelieu assis à son bureau et travaillant.

Tous deux étaient dans ce cabinet de la place Royale, où nous avons vu le roi, pendant ses trois jours de règne ; passer de si mauvaises heures.

Le cardinal écrivait, le roi attendait.

Le cardinal leva, la tête.

– Sire, dit-il, j’ai écrit en Espagne, à Mantoue, à Venise et à Rome, et j’ai eu l’honneur de montrer à Votre Majesté mes lettres, qu’elle a approuvées. Maintenant je viens, toujours par l’ordre de Votre Majesté, d’écrire à son cousin le roi de Suède. Cette réponse était plus difficile à faire que les autres. S. M. le roi Gustave-Adolphe, trop éloigné de nous, apprécie mal les hommes tout en jugeant bien les événements, et les appréciant avec son esprit à lui, et ne les jugeant point sur l’impression générale.

– Lisez, lisez, monsieur le cardinal, dit Louis XIII, je sais parfaitement ce que contenait la lettre de mon cousin Gustave.

Le cardinal salua et lut :

« Sire,

« Cette familiarité avec laquelle Votre Majesté veut bien m’écrire est un grand honneur pour moi, tandis que ma familiarité à moi envers Votre Majesté, quoique autorisée par elle, serait tout à la fois un manque de respect et un oubli de l’humilité que m’impose le peu d’opinion que j’ai de moi-même et ce titre de prince de l’Église que vous voulez bien me donner.

« Non, Sire, je ne suis pas un grand homme ; non, Sire, je ne suis pas un homme de génie. Seulement je suis, comme vous voulez bien me le dire, un honnête homme, et c’est à ce point de vue que le roi mon maître veut bien surtout m’apprécier, n’ayant besoin d’avoir recours qu’à lui-même dans toutes les questions où le génie et la grandeur ont besoin d’intervenir. Je traiterai donc directement avec Votre Majesté, comme elle le désire, mais comme simple ministre du roi de France.

« Oui, sire, je suis sûr de mon roi, plus sûr aujourd’hui que jamais, car aujourd’hui encore il vient, en me maintenant au pouvoir contre l’opinion de la reine Marie de Médicis, sa mère, contre celle de la reine Anne, son épouse, contre celle Mgr Gaston, son frère, de me donner une nouvelle preuve que, si son cœur cède parfois à ces beaux sentiments de piété filiale, d’amitié fraternelle et de tendresse conjugale qui sont le bonheur des autres hommes, et que Dieu a mis dans tous les cœurs honnêtes et bien nés, la raison d’État vient aussitôt corriger ces nobles élans de l’âme auxquels les rois sont parfois forcés de résister, en se faisant une vertu âpre et rigide, qui met le bien de ses sujets et les nécessités du gouvernement, avant les lois mêmes de la nature.

« Un des grands malheurs de la royauté, Sire, est que Dieu ait placé si haut ses représentants sur la terre, que les rois, ne pouvant avoir d’amis, soient forcés d’avoir des favoris. Mais, loin de se laisser influencer par ses favoris, vous avez pu voir que mon maître, à qui a été donné le beau surnom de Juste, a su, au contraire – et M. de Chalais, que vous nommez, en est la preuve – a su les abandonner même à la justice criminelle, du moment où ils étaient accusés d’empiéter d’une façon fatale sur les affaires d’État ; et mon maître a le regard trop pénétrant et la main trop ferme pour permettre que jamais une intrigue, si bien ourdie qu’elle soit et si puissants que soient ceux qui la mettront en avant, renverse un homme qui a dévoué son esprit à son roi et son cœur à la France ; peut-être un jour descendrai-je du pouvoir, mais je puis affirmer que je n’en tomberai pas.

« Oui, Sire – et mon roi, à qui j’ai eu l’honneur de communiquer votre lettre, n’ayant rien de caché pour lui, m’autorise à vous le dire, – oui, je suis sûr, sauf la permission de Dieu, qui peut m’enlever de ce monde au moment où j’y penserai le moins, oui, je suis sûr de rester trois ans au pouvoir, et, en ce moment même, le roi m’en renouvelle l’assurance – en effet, Louis XIII fit à Richelieu un signe affirmatif. – Oui, je suis sur de rester trois ans au pouvoir et de tenir, au nom du roi et au mien, les engagements que je prends directement avec vous par ordre très positif de mon maître.

« Quant à appeler Votre Majesté ami Gustave, – je ne connais que deux hommes dans l’antiquité : Alexandre et César ; que trois hommes dans notre monarchie moderne : Charlemagne, Philippe-Auguste et Henri IV, qui puissent se permettre vis-à-vis d’elle une si flatteuse familiarité. Moi, qui suis si peu de chose, je ne puis que me dire de Votre Majesté le très humble et très obéissant serviteur.

† ARMAND, cardinal Richelieu.

« Comme le désire Votre Majesté, et comme mon roi est enchanté d’en donner l’ordre, ce sera M. le baron de Charnassé qui lui remettra cette lettre et qui sera chargé de négocier avec Votre Majesté cette grande affaire de la ligue protestante, pour laquelle il a les pleins pouvoirs du roi, et, si vous y tenez absolument, j’ajouterai les miens. »

Pendant tout le temps que le cardinal avait lu cette longue lettre, qui était une apologie du roi un peu trop librement attaqué par Gustave-Adolphe, Louis XIII, tout en mordant à deux on trois passages sa moustache, avait approuvé de la-tête ; mais quand la lettre fut complétement achevée, il demeura un instant pensif et demanda au cardinal :

– Éminence, en votre qualité de théologien, pouvez-vous m’affirmer que cette alliance avec un hérétique ne compromet point le salut de mon âme ?

– Comme c’est moi qui l’ai conseillée à Votre Majesté, s’il y a un péché je le prends sur moi.

– Voilà qui me rassura un peu, dit Louis XIII, mais ayant tout fait, depuis que vous êtes ministre et comptant dans l’avenir tout faire d’après vos avis, croyez-vous, mon cher cardinal, que l’un de nous puisse être damné sans l’autre ?

– La question est trop difficile pour que j’essaye d’y répondre ; mais tout ce que je puis dire à Votre Majesté, c’est que ma prière à Dieu est de ne jamais me séparer d’elle, soit en ce monde, soit pendant l’éternité.

– Ah ! fit le roi respirant, notre travail est donc fini, mon cher cardinal.

– Pas encore tout à fait, Sire, dit Richelieu, et je prie Votre Majesté de m’accorder encore quelques instants pour l’entretenir des engagements qu’elle a pris et des promesses qu’elle a faites.

– Voulez-vous parler des sommes que m’avaient demandées mon frère, ma mère et ma femme ?

– Oui, Sire.

– Des traîtres, des trompeurs et des infidèles. Vous qui prêchez si bien l’économie, n’allez-vous pas me donner le conseil de récompenser l’infidélité, le mensonge et la trahison ?

– Non, Sire ; mais je vais dire à Votre Majesté : Une parole royale est sacrée ; une fois donnée, elle doit être tenue. Votre Majesté a promis cinquante mille écus à son frère…

– S’il était lieutenant général ; puisqu’il ne l’est plus !

– Raison de plus, pour lui donner un dédommagement.

– Un fourbe qui a fait semblant d’aimer la princesse Marie rien que pour nous susciter des embarras de toute espèce.

– Dont nous voilà sortis, je l’espère, puisque lui même a dit qu’il renonçait à cet amour.

– Tout en taisant son prix pour y renoncer.

– S’il a fait son prix, Sire, il faut lui payer cette renonciation au taux qu’il a fixé lui-même.

– Cinquante mille écus !

– C’est cher, je le sais bien ; mais un roi n’a que sa parole.

– Il n’aura pas plutôt ses cinquante mille écus qu’il se sauvera avec en Crète, près du roi Minos, comme il appelle le duc Charles IV.

– Tant mieux, Sire, car alors les cinquante mille écus auront été placés ; pour cinquante mille écus, nous prendrons la Lorraine.

– Et vous croyez que l’empereur Ferdinand nous laissera faire ?

– À quoi nous servirait Gustave-Adolphe ?

Le roi réfléchit un instant.

– Vous êtes un rude joueur d’échecs, monsieur le cardinal, dit-il ; monsieur mon frère aura ses cinquante mille écus ; mais quant à ma mère, qu’elle ne compte pas sur ses soixante mille livres !

– Sire, S. M. la reine mère avait besoin de cette somme il y a déjà longtemps, puisqu’elle m’avait demandé cent mille livres, et qu’à mon grand regret je n’avais pu lui en donner que cinquante. Mais à cette époque nous étions totalement dépourvus d’argent, tandis qu’aujourd’hui nous en avons.

– Cardinal, vous oubliez tout ce que vous m’avez dit hier de ma mère ?

– Vous ai-je dit qu’elle ne fût pas votre mère, Sire ?

– Non ; pour mon malheur et pour celui de la France, elle l’est.

– Sire, vous avez signé à S. M. la reine-mère un bon de soixante-mille livres.

– J’ai promis, je n’ai rien signé.

– Une promesse royale est bien autrement sacrée qu’un écrit !

– Alors c’est vous qui les lui donnerez et non pas moi ; peut-être nous en aura-t-elle quelque reconnaissance et nous laissera-t-elle tranquilles ?

– La reine ne nous laissera jamais tranquilles, Sire ; l’esprit tracassier des Médicis est en elle, et elle passera sa vie à regretter deux choses qu’elle ne peut reprendre : la jeunesse évanouie et son pouvoir perdu.

– Passe encore pour la reine-mère, mais la reine, qui se fait payer son fil de perles par M. d’Émery et qui me le redemande !… oh ! pour ceci par exemple !

– Cela ne prouve qu’une chose, Sire, c’est que la reine, pour recourir à de pareils moyens, est fort gênée. Or, il n’est point convenable, quand le roi a la clef d’une caisse contenant plus de quatre millions, que la reine emprunte vingt mille livres à un particulier. Sa Majesté appréciera, je l’espère, et au lieu d’un bon de trente mille livres, signera un bon de cinquante mille livres à la reine, à la condition qu’elle remboursera les vingt mille livres à M. d’Émery. La couronne de France, est d’or pur, Sire, et elle doit reluire ainsi bien au front de la reine qu’à celui du roi.

Le roi se leva, alla au cardinal et lui tendit la main.

– Non-seulement, monsieur le cardinal, dit-il, vous êtes un grand ministre, un bon conseiller, mais encore un ennemi généreux ; je vous autorise, monsieur le cardinal, à faire payer les différentes sommes dont nous venons de régler l’emploi.

– C’est le roi qui les a promises, c’est au roi de les acquitter ; le roi signera des bons que l’on présentera à la caisse et qui seront payés à vue ; mais il me semble que Sa Majesté oublie une des gratifications qu’il a accordées.

– Laquelle ?

– Je croyais que, dans sa généreuse répartition, le roi avait accordé à M. de l’Angély, son fou, la même somme qu’à M. de Baradas, son favori, trente mille livres.

Le roi rougit.

– L’Angély a refusé, dit-il.

– Raison de plus, Sire, pour maintenir la libéralité. M. l’Angély a refusé pour que les gens qui demandent ou qui acceptent le croyent véritablement fou, et ne sollicitent pas sa place près de Votre Majesté. Mais le roi n’a que deux vrais amis près de lui, son fou et moi ; qu’il ne soit pas ingrat auprès de l’un, après avoir si largement récompensé l’autre.

– Soit, vous avez raison, monsieur le cardinal ; mais il y a un petit drôle qui a mérité toute ma colère, et celui-là…

– Celui-là, Sire, Votre majesté n’oubliera point qu’il a été près de trois mois son favori, et qu’un roi de France peut bien donner dix mille livres par mois à celui qu’il honore de son intimité.

– Oui, mais qu’il aille les offrir à une fille comme Mlle Delorme.

– Fille très-utile, Sire, puisque c’est elle qui m’a prévenu de la disgrâce dans laquelle j’allais tomber et qui, en me donnant le temps de penser à ma chute, m’a permis de l’envisager en face. Sans elle, Sire, en apprenant, sans y être préparé, que j’avais démérité des bontés du roi, je fusse resté sur le coup. Une compagnie pour M. de Baradas, Sire, et qu’il prouve à Votre Majesté qu’il vous reste fidèle serviteur, comme vous lui restez bon maître.

Le roi réfléchit un instant.

– Monsieur le cardinal, demanda-t-il, que dites-vous de son camarade Saint-Simon ?

– Je dis qu’il m’est fort recommandé, Sire, par une personne à qui je veux beaucoup de bien, et qu’il est très-propre à tenir près de Votre Majesté la place que l’ingratitude de M. Baradas laisse vacante.

– Sans compter, ajouta le roi, qu’il sonne admirablement le cor ; je suis bien aise que vous me le recommandiez, cardinal, je verrai à faire quelque chose pour lui. À propos, et le conseil ?

– Votre Majesté veut-elle le fixer à demain à midi au Louvre ; j’exposerai mon plan de campagne, et nous tâcherons d’avoir, pour passer les rivières, autre chose que les doigts de Monsieur.

Le roi regarda le cardinal avec l’étonnement qu’il manifestait chaque fois qu’il le voyait si bien instruit de choses qu’il eût dû ignorer.

– Mon cher cardinal, lui dit-il en riant, vous avez à coup sûr un démon à votre service, à moins que vous ne soyez – ce à quoi j’ai plus d’une fois pensé – à moins que vous ne soyez le démon lui-même.

FIN DU TROISIÈME VOLUME

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