Le Comte de Moret – Tome II

X

LA RÉSOLUTION DE RICHELIEU.

Le cardinal passa une nuit très agitée, comme l’avait pensé la belle Marion, qui ne se mettait en contact avec lui que dans les grandes circonstances. La nouvelle apportée par elle était grande : Le roi raccommodé avec son favori par l’entremise de Monsieur, l’ennemi acharné du cardinal. C’était une vaste porte ouverte aux conjectures fâcheuses. Aussi le cardinal examina-t-il la question sur toutes ses faces, et le lendemain, nous ne dirons pas lorsqu’il s’éveilla, mais lorsqu’il se leva, avait-il un parti arrêté d’avance pour chaque éventualité.

Vers neuf heures du matin, on annonça un messager du roi. Le messager fut introduit dans le cabinet du cardinal, où celui-ci était déjà descendu. Il remit avec un profond salut au pli cacheté d’un grand sceau rouge à Son Éminence, laquelle, et sans savoir ce que la lettre contenait, lui remit, comme c’était son habitude de faire à tout courrier venant de la part du roi, une bourse contenant vingt pistoles ; le cardinal avait pour ces occasions des bourses toutes préparées dans son tiroir.

Un coup d’œil jeté sur la lettre avait appris au cardinal qu’elle venait directement du roi ; car il avait reconnu que l’adresse elle-même était de l’écriture de Sa Majesté ; il invita donc le messager à attendre dans le cabinet de son secrétaire Charpentier, dans le cas où il aurait une réponse à faire.

Puis, comme l’athlète qui prend ses forces pour la lutte matérielle se frotte d’huile, lui, pour la lutte morale, se recueillit un instant, passa son mouchoir sur son front humide de sueur, et s’apprêta à rompre le cachet.

Pendant ce temps-là, sans qu’il le remarquât, une porte s’était ouverte, et la tête inquiète de Mme de Combalet était apparue par l’entrebâillement de cette porte. Elle avait su par Guillemot que son oncle avait mal dormi et, par Charpentier, qu’un message du roi était arrivé.

Elle s’était alors hasardée à entrer, sans être appelée, dans le cabinet de son oncle, sûre qu’elle était d’ailleurs d’y être toujours la bien venue.

Mais voyant le cardinal assis et tenant à la main une lettre qu’il hésitait à ouvrir, elle comprit ses angoisses et, quoiqu’elle ignorât la visite de Marion Delorme, elle devina qu’il avait dû se passer quelque chose de nouveau.

Enfin Richelieu ouvrit le message.

Le cardinal lisait, et, quelque chose comme une ombre, à mesure qu’il lisait, s’étendait sur son front.

Elle se glissa, sans bruit, le long de la muraille et, à quelques pas de lui, s’appuya sur un fauteuil.

Le cardinal avait fait un mouvement, mais comme ce mouvement était resté silencieux, Mme de Combalet crut n’avoir pas été vue. Le cardinal lisait toujours, seulement, de dix secondes en dix secondes, il s’essuyait le front.

Il était évidemment en proie à une vive angoisse.

Mme de Combalet s’approcha de lui, elle entendit siffler sa respiration haletante.

Puis il laissa retomber sur son bureau la main qui tenait la lettre et qui semblait n’avoir plus la force de la porter.

Sa tête se tourna lentement du côté de sa nièce et lui laissa voir son visage pâle et agité par des mouvements fébriles, tandis qu’il lui tendait une main frissonnante.

Mme de Combalet se précipita sur cette main et la baisa.

Mais le cardinal passa son bras autour de sa taille, l’approcha de lui, la serra contre son cœur et, de l’autre main, lui donnant la lettre en essayant de sourire :

– Lisez, lui dit-il.

Mme de Combalet lut tout bas.

– Lisez tout haut, lui dit le cardinal, j’ai besoin d’étudier froidement cette lettre, le son de votre voix me rafraîchira.

Mme de Combalet lut :

« Monsieur le cardinal et bon ami,

« Après avoir mûrement réfléchi à la situation intérieure et extérieure, les trouvant toutes deux également graves, mais jugeant que des deux questions, la question intérieure est la plus importante, à cause des troubles qui suscitent au cœur du royaume M. de Rohan et ses huguenots, nous avons décidé, ayant toute confiance dans ce génie politique dont vous nous avez si souvent donné la preuve, que nous vous laisserions à Paris pour conduire les affaires de l’État en notre absence, tandis que nous irions, avec notre frère bien-aimé Monsieur pour lieutenant général, et MM. d’Angoulême, de Bassompierre, de Bellegarde et de Guise pour capitaines, faire lever le siége de Cazal, en passant, de gré ou de force, à travers les États de M. le duc de Savoie, nous réservant, par des courriers qui vous seront envoyés tous les jours, de vous donner des nouvelles de nos affaires, d’en demander des vôtres, et de recourir en cas d’embarras à vos bons conseils.

« Sur quoi nous vous prions, monsieur le cardinal et bon ami, de nous faire donner un état exact des troupes composant votre armée, des pièces d’artillerie en état de faire la campagne et des sommes qui peuvent être mises à notre disposition, tout en conservant celles que vous croirez nécessaires aux besoins de votre ministère.

« J’ai longtemps réfléchi avant de prendre la décision dont je vous fais part, car je me rappelais les paroles du grand poète italien forcé de rester à Florence à cause des troubles qui l’agitaient, et cependant désireux d’aller à Venise pour y terminer une négociation importante. – Si je reste, qui ira ? Si je pars, qui restera ? Plus heureux que lui, par bonheur, j’ai en vous, monsieur le cardinal et bon ami, un autre moi-même, et en vous laissant à Paris, je puis à la fois rester et partir.

« Sur ce, monsieur le cardinal et ami, la présente n’étant à autre fin ; je prie le Seigneur qu’il vous ait en sa sainte et digne garde.

« Votre affectionné,

« LOUYS. »

La voix de Mme de Combalet s’était altérée au fur et à mesure qu’elle avançait dans cette lecture, et, en arrivant aux dernières lignes, à peine était-elle compréhensible. Mais quoique le cardinal ne l’eût lue qu’une fois, elle s’était gravée dans son esprit d’une manière ineffaçable, et c’était en effet pour calmer son agitation qu’il avait invoqué le secours de la douce voix de Mme de Combalet, qui faisait sur ses nombreuses irritations le même effet que la harpe de David sur les démences de Saül.

Lorsqu’elle eut fini, elle laissa tomber sa joue sur la tête du cardinal.

– Oh ! dit-elle, les méchants ! ils ont-juré de vous faire mourir à la peine.

– Eh bien, voyons, que ferais-tu à ma place, Marie ?

– Ce n’est pas sérieusement que vous me consultez, mon oncle ?

– Très sérieusement.

– À votre place, moi.

Elle hésita.

– À ma place, toi ? voyons, achève.

– À votre place, je les abandonnerais à leur sort. Vous n’étant plus là ; nous verrons un peu comment ils s’en tireront.

– C’est ton avis, Marie ?

Elle se redressa, et appelant à elle toute son énergie :

– Oui, c’est mon avis, dit-elle, tous ces gens là, rois, reines, princes, sont indignes de la peine que vous prenez pour eux.

– Et alors que ferons-nous, si je quitte tous ces gens-là, comme tu les appelles ?

– Nous irons dans une de vos abbayes, dans une des meilleures, et nous y vivrons tranquilles, moi vous aimant et vous soignant, vous tout à la nature et à la poésie, faisant ces vers qui vous reposent de tout.

– Tu es la consolation en personne, ma-bien-aimée Marie, et je t’ai toujours trouvée bonne conseillère. Cette fois, d’ailleurs, ton avis est d’accord avec ma volonté. Hier soir, après ta sortie de mon cabinet, j’ai été prévenu, ou à peu près, de ce qui se tramait contre moi. J’ai donc eu toute la nuit pour me préparer au coup qui me frappe, et d’avance ma résolution était prise.

Il allongea la main, tira une feuille de papier et écrivit :

« Sire !

« J’ai été on ne peut plus flatté de la nouvelle marque d’estime et de confiance que veut bien me donner Votre Majesté ; mais je ne puis par malheur, l’accepter. Ma santé déjà chancelante s’est encore empirée pendant le siége de la Rochelle, que, Dieu aidant, nous avons mené à bonne fin. Mais cet effort m’a complétement épuisé, et mon médecin, ma famille et mes amis exigent de moi la promesse d’un repos absolu que peuvent seules me donner l’absence des affaires et la solitude de la campagne. Je me retire donc, Sire, à ma maison de Chaillot, que j’avais achetée dans la prévision de ma retraite, vous priant, Sire, de vouloir bien accepter ma démission, tout en continuant à me croire le plus humble et surtout le plus fidèle de vos sujets.

« ARMAND, cardinal de Richelieu. »

Mme Combalet s’était éloignée par discrétion, il la rappela d’un signe et lui tendit le papier ; à mesure qu’elle le lisait, de grosses larmes silencieuses coulaient sur ses joues :

– Vous pleurez, lui dit le cardinal ?

– Oui, dit elle, et de saintes larmes !

– Qu’appelez-vous de saintes larmes, Marie ?

– Celles que l’on verse, la joie dans le cœur, sur l’aveuglement de son roi et le malheur de son pays.

Le cardinal releva la tête et posa la main sur le bras de sa nièce.

– Oui, vous avez raison, dit-il ; mais Dieu, qui abandonne parfois les rois, n’abandonne pas aussi facilement les royaumes. La vie des uns est éphémère, celle des autres dure des siècles. Croyez-moi, Marie, la France tient une place trop importante en Europe, et elle a un rôle trop nécessaire à jouer dans l’avenir, pour que le Seigneur détourne son regard d’elle. Ce que j’ai commencé, un autre l’achèvera, et ce n’est pas un homme de plus ou de moins qui peut changer ses destinées.

– Mais, est-il juste, dit Mme de Combalet, que l’homme qui a préparé les destinées de son pays ne soit pas celui qui les accomplisse, et que le travail et la lutte ayant été pour l’un, la gloire soit pour l’autre ?

– Vous venez, Marie, dit le cardinal, dont le front se rassérénait de plus en plus, vous venez de toucher là, sans y songer, la grande énigme que depuis trois mille ans proposes aux hommes ce sphinx accroupi aux-angles des prospérités qui s’écroulent, pour faire place aux infortunes non méritées – ce sphinx, on l’appelle le Doute. – Pourquoi Dieu, demande-t-il, pourquoi Dieu, qui est la suprême justice, est-il parfois, ou plutôt paraît-il être, l’injustice suprême ?

– Je ne me révolte pas contre Dieu, mon oncle, je cherche à le comprendre.

– Dieu a le droit d’être injuste, Marie, car tenant l’éternité dans sa main, il a l’avenir pour réparer ses injustices. Si nous pouvions pénétrer ses secrets, d’ailleurs, nous verrions que ce qui paraît injuste à nos yeux, n’est qu’un moyen d’arriver plus mûrement à son but. Il fallait qu’un jour ou l’autre, cette grande question fût jugée entre Sa Majesté, que Dieu conserve ! et moi. Le roi sera-t-il pour sa famille ? sera-t-il pour la France ? Je suis pour la France, Dieu est avec la France, or qui sera contre moi, Dieu étant pour moi ?

Il frappa sur un timbre ; au deuxième coup, son secrétaire Charpentier parut.

– Charpentier, dit-il, faites dresser à l’instant même la liste des hommes en état de marcher pour la campagne d’Italie et des pièces d’artillerie en état de servir. Il me faut cette liste dans un quart d’heure.

Charpentier s’inclina et sortit.

Alors le cardinal se retourna vers son bureau, reprit la plume, et au-dessous de la ligne de sa démission, il écrivit :

P. S. – Votre Majesté recevra ci-jointe la liste des hommes composant l’armée et l’état du matériel qui y est attaché. Quant à la somme restant des six millions empruntés sur ma garantie – le cardinal consulta un petit carnet qu’il portait toujours sur lui – elle monte à trois millions huit, cent quatre vingt-deux livres enfermés dans une caisse dont mon secrétaire aura l’honneur de remettre directement la clef à Votre Majesté.

N’ayant point de cabinet au Louvre, et craignant que, dans le transport de papiers de l’État qui me sont confiés, quelques pièces importantes ne s’égarent, j’abandonne non-seulement mon cabinet, mais ma maison à Votre Majestés comme tout ce que j’ai me vient d’elle, tout ce que j’ai est à elle. Mes serviteurs resteront pour lui faciliter le travail, et les rapports journaliers qui me sont faits, seront faits à elle.

Aujourd’hui, à deux heures, Votre Majesté pourra prendre ou faire prendre possession de ma maison.

Je termine ces lignes comme j’ai terminé celles qui les précèdent, en osant me dire le très obéissant, mais aussi le très fidèle sujet de Votre Majesté,

Armand † RICHELIEU.

À mesure qu’il écrivait, le cardinal répétait tout haut ce qu’il venait d’écrire, de sorte qu’il n’eut pas besoin de faire lire le postscriptum à sa nièce pour lui apprendre ce qu’il contenait.

En ce moment, Charpentier lui apportait l’état demandé. – 35,000 hommes étaient disponibles, 70 pièces de canons étaient en état de faire campagne.

Le cardinal joignit l’état à la lettre, mit le tout sous enveloppe, appela le messager et lui donna le pli en disant.

– À Sa Majesté en personne.

Et il ajouta une seconde bourse à la première.

La voiture, d’après les ordres donnés par le cardinal, était tout attelée. Le cardinal descendit sans emporter de sa maison autre chose que les habits qu’il avait sur lui. Il monta en voiture avec Mme de Combalet, fit monter Guillemot, le seul des serviteurs qu’il emmenât, près du cocher, et dit :

– À Chaillot !

– Puis, se retournant vers sa nièce, il ajouta :

– Si, dans trois jours, le roi n’est point venu lui-même à Chaillot, dans quatre nous partons pour mon évêché de Luçon.

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