Le Comte de Moret – Tome II

XVIII

LE CARDINAL ENTRE EN CAMPAGNE.

La discussion fut vive, chacun des deux avait affaire à forte partie.

Charles-Emmanuel souhaitait moins la paix, pour lui qu’une guerre bien acharnée entre la France et la maison d’Autriche, guerre pendant laquelle il serait demeuré neutre jusqu’à ce qu’il trouvât l’occasion d’obtenir de grands avantages en se déclarant pour l’une ou l’autre couronne.

Mais pour faire la guerre à l’Autriche, Richelieu avait son jour fixé, c’était celui, où Gustave entrerait en Allemagne.

Victor-Amédée fut donc invité par le cardinal à se tourner d’un autre côté, la question étant posée ainsi :

« Que demande le duc de Savoie, afin d’embrasser à l’heure présente le parti de la France, livrer des places de sûreté et fournir dix mille hommes au roi ?

Tous les cas, et particulièrement celui-là, avaient été prévus par Charles-Emmanuel, aussi Victor-Amédée répondit-il :

« Le roi de France attaquera le duché de Milan et la république de Gènes, avec laquelle Charles-Emmanuel est en guerre, et promettra de n’entendre aucune proposition de paix de la part de la maison d’Autriche ; avant la conquête du Milanais et la ruine entière de Gênes. »

C’était un nouveau point de vue sous lequel se présentait la question, et qui tenait aux événements qui s’étaient passés depuis la paix de Suze.

Le cardinal parut surpris du programme, mais n’hésita point à répondre. Les historiens du temps nous ont conservé ses propres paroles ; les voici :

– Comment, prince, le roi envoie son armée pour assurer la liberté de l’Italie, et M. le duc de Savoie veut tout d’abord l’engager à détruire la république de Gênes, dont Sa Majesté n’a nul sujet de se plaindre. Elle employera volontiers ses bons offices et son autorité afin que les Génois donnent satisfaction à M. de Savoie sur ses prétentions contre eux, mais il ne saurait être question de leur faire maintenant la guerre. Si les Espagnols mettent le roi dans la nécessité d’attaquer le Milanais, on le fera sans doute et le plus rigoureusement qu’il sera possible, et, dans ce cas, M. le duc de Savoie peut être convaincu que Sa Majesté ne rendra jamais ce qu’elle aura pris. Le roi, par la bouche de son ministre lui en donne sa parole.

Si la demande était précise, la réponse ne l’était pas moins ; aussi Victor-Amédée, forcé dans ses retranchements, demanda-t-il quelques jours pour rapporter la réponse de son père.

Trois jours après, il était en effet de retour à Bussolino.

« Mon père, dit-il, à grand sujet de craindre que mon beau-frère Louis ne s’accommode avec le roi d’Espagne dès que la guerre sera commencée. La prudence ne lui permet donc pas de se déclarer pour la France, à moins qu’on ne lui promette positivement de ne poser les armes qu’après la conquête du Milanais. »

Richelieu répondit à tout en invoquant l’exécution du traité de Suze.

Victor-Amédée demanda à consulter de nouveau son père, repartit et revint disant : « Que le duc de Savoie est près d’exécuter le traité à la condition qu’on lui laissera d’abord, avec ses dix mille fantassins et ses mille chevaux portés au traité de Suze, attaquer et réduire la république de Gênes et termine cette affaire avant de s’embarquer dans une autre. »

– C’est votre dernier mot ? demanda le cardinal.

– Oui, monseigneur, répondit Victor-Amédée en se levant.

Le cardinal frappa deux coups sur un timbre. Latil parut.

Le cardinal lui fit signe de venir à lui, puis tout bas :

– Le prince va sortir, lui dit-il ; descendez et donnez l’ordre que personne ne lui rende les honneurs militaires.

Latil salua et sortit ; le cardinal l’avait appelé, parce qu’il savait qu’un ordre donné à Latil était toujours ponctuellement exécuté.

– Prince, dit le cardinal à Victor-Amédée, j’ai eu, pour le duc de Savoie, au nom du roi, mon maître, tous les égards qu’un roi de France peut avoir non-seulement pour un prince souverain, mais pour un oncle ; j’ai, toujours au nom du roi, mon maître, eu pour Votre Altesse tous les égards qu’un beau-frère doit au mari de sa sœur ; mais je crois qu’hésiter plus longtemps serait manquer à mon double devoir de ministre et de généralissime, et qu’il importe à la gloire de Sa Majesté que je punisse sévèrement l’injure que le duc de Savoie lui fait en lui manquant si souvent de parole, et surtout en faisant souffrir à l’armée française des incommodités capables de la ruiner. À partir d’aujourd’hui, 17 mars, – le cardinal tira sa montre et regarda l’heure, – à partir d’aujourd’hui, 17 mars, six heures trois-quarts de l’après-midi, guerre est déclarée entre la France et la Savoie. Gardez-vous ! nous nous garderons !

Et il salua le prince, qui sortit.

Deux sentinelles gardaient la porte du cardinal, se promenant la hallebarde sur l’épaule.

Victor-Amédée passa entre elles deux sans que ni l’une ni l’autre parussent faire attention à lui ; elles ne s’arrêtèrent point au milieu de leur promenade et laissèrent leur hallebarde où elle était.

Des soldats jouaient aux dés, assis sur l’escalier ; ils ne se dérangèrent point de leur jeu et ne bougèrent point.

– Oh ! oh ! murmura Victor-Amédée, l’ordre serait-il donné de me faire insulter ?

Le prince doutait encore ; mais après avoir dépassé le seuil de la partie, il ne douta plus.

Chacun avait continué de causer de son affaire et avait laissé son arme bas.

À peine le prince Victor-Amédée était sorti que le cardinal appela auprès de lui le comte de Moret, le duc de Montmorency, les maréchaux de Créqui, de La Force et de Schomberg, leur exposa la situation et leur demanda conseil.

Tous furent d’avis que, puisque le cardinal avait, des plis de sa robe, secoué la guerre, il fallait la guerre.

Le cardinal les congédia en leur ordonnant de se tenir prêts pour le lendemain, ne retenant que Montmorency.

Puis, resté seul avec lui :

– Prince, lui dit-il, voulez-vous être connétable demain ?

Les yeux de Montmorency lancèrent un double éclair.

– Monseigneur, dit-il, à la façon dont Votre Éminence me fait la proposition, j’ai peur qu’elle n’ait à me demander quelque chose d’impossible.

– Rien de plus facile, au contraire ; la guerre est déclarée au duc de Savoie. Dans deux heures il en sera prévenu, étant au château de Rivoli. Prenez cinquante cavaliers bien montés, cernez le château, enlevez-le lui et son fils, et amenez-les ici. Une fois ici, nous en ferons ce que nous voudrons, et ils seront trop heureux de passer par nos fourches caudines.

– Monseigneur, dit Montmorency en s’inclinant, il y a huit jours que, dans ce même château de Rivoli, j’étais l’hôte du duc, ambassadeur envoyé par vous. Je ne pourrais y rentrer aujourd’hui traîtreusement et en ennemi.

Le cardinal regarda le duc.

– Vous avez raison, lui dit-il, on propose ces choses-là à un capitaine d’aventures, et non à un Montmorency. J’ai, au reste, mon homme sous la main. Je me souviendrai de votre refus, mon cher duc, pour vous en savoir gré, seulement oubliez que je vous en ai fait la proposition.

Montmorency salua et sortit.

– J’ai eu tort, murmura le cardinal pensif, après avoir vu la porte se refermer sur le prince ; l’habitude de se servir des hommes fait naître pour eux un mépris trop général. J’eusse proposé la même chose à tout autre qu’à lui, et cet autre l’eût acceptée ; c’est un grand cœur, et, quoiqu’il ne m’aime pas, je me fierais plutôt à sa haine qu’à certains dévouements vantés bien haut.

Puis, frappant deux fois sur le timbre :

– Étienne ! Étienne répéta-il.

Latil parut.

– Connais-tu le château de Rivoli ? demanda le cardinal.

– Celui qui est à une lieue de Turin ?

– Oui ; il est habité à cette heure par le duc de Savoie et son fils.

Latil sourit.

– Il y aurait un coup à faire, dit-il.

– Lequel ?

– Celui de les enlever tous les deux.

– T’en chargerais-tu ?

– Parbleu !

– Combien te faudrait-il d’hommes pour cela ?

– Cinquante bien armés, bien montés.

– Choisis toi-même les hommes et les chevaux ; il y a, si tu réussis, cinquante mille livres pour les hommes, vingt-cinq mille pour toi.

– L’honneur d’avoir fait le coup me suffirait ; mais si Monseigneur veut absolument y ajouter quelque chose, j’en passerai par où il voudra.

– As-tu quelque observation, à faire Latil ?

– Une seule, monseigneur.

– Laquelle ?

– Lorsqu’on tente un coup comme celui que je vais faire, on dit toujours à ceux qui l’exécutent : Tant si vous réussissez, et l’on ne dit jamais : Tant si vous ne réussissez pas. Or, la partie la plus habilement conduite, la plus adroitement combinée, peut manquer par un de ces incidents qui déjouent les desseins des plus grands capitaines. Il n’y a pas de la faute des hommes, et le défaut complet de récompense les décourage. Donnez moins si nous réussissons ; mais donnez quelque chose si peu que cela soit, si nous ne réussissons pas.

– Tu as raison, Étienne, dit le cardinal et ton observation est d’un grand politique. Mille livres par homme et vingt-cinq mille pour toi si vous réussissez ; deux louis par homme et vingt-cinq pour toi si vous ne réussissez pas.

– Voilà qui est parler, Monseigneur. Il est sept heures ; il en faut trois pour aller à Rivoli ; à dix heures, le château sera cerné. Le reste est l’affaire de ma bonne ou de ma mauvaise fortune.

– Va, mon cher Latil, va et sois convaincu que je suis persuadé d’avance que si tu ne réussis point, ce ne sera pas ta faute.

– À la garde de Dieu, Monseigneur !

Latil fit trois pas vers la porte, puis se retournant :

– Monseigneur n’a parlé à qui que ce soit au monde de son projet avant de m’en entretenir ?

– À une personne seulement.

– Ventre saint-gris, comme disait le roi Henri IV, cela nous ôte cinquante chances sur cent.

Richelieu fronça le sourcil.

– Oh ! dit-il, qu’il refuse, c’est bien, mais qu’il avertisse, ce serait trop fort.

Puis à Latil :

– En tout cas, pars, dit le cardinal, et si tu échoues, eh bien, ce ne sera pas à toi que j’en voudrai.

Dix minutes après, une petite troupe de cinquante cavaliers, conduite par Étienne Latil, passait sous les fenêtres du cardinal, qui soulevait sa jalousie pour les regarder partir.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer