Le Comte de Moret – Tome II

CHAPITRE PREMIER

L’AVALANCHE.

Au moment même où le conseil, convoqué cette fois par Richelieu, se réunissait au Louvre, c’est-à-dire vers onze heures du matin, une petite caravane, qui était partie de Doulx au point du jour, apparaissait à l’extrémité des maisons de la petite ville d’Exilles, située sur l’extrême frontière de France, et qui n’est plus séparée des États du prince de Piémont que par Chaumont, dernier bourg appartenant au territoire français.

Cette caravane se composait de quatre personnes montées sur des mulets.

Deux hommes et deux femmes.

Dans les deux hommes, qui voyageaient à visage découvert avec le costume basque, il était facile de reconnaître deux jeunes gens, dont le plus âgé avait vingt-trois ans et le plus jeune dix-huit ans à peine.

Quant aux deux femmes, il était plus difficile de savoir leur âge, vêtues qu’elles étaient de robes de pèlerines à large capuchons, que leur cachait entièrement le visage, précaution que l’on pouvait aussi bien attribuer au froid qu’au désir de ne pas être reconnues.

À cette époque les Alpes n’étaient point comme aujourd’hui sillonnées par les magnifiques chemins du Simplon, du mont Cenis, et du Saint-Gothard, et l’on ne pénétrait en Italie que par des sentiers où rarement deux piétons eussent pu marcher de front, et où les mulets trottaient, allure qui d’ailleurs leur est non-seulement familière, mais sympathique au suprême degré.

Pour le moment, un des deux cavaliers, et c’était le plus âgé des deux, marchait à pied, tenant par la bride un des mulets, monté par la plus jeune des femmes, laquelle, ne voyant personne sur la route, qu’une espèce de marchand ambulant qui précédait la caravane de cinq cents pas environ, fouettant devant lui un petit cheval chargé de ballots, avait rejeté son capuchon en arrière, et qui, par la mise en évidence de cheveux d’un blond doux, d’un teint merveilleux de fraîcheur, accusait à peine dix-sept à dix-huit ans.

L’autre femme suivait le visage entièrement enseveli dans son capuchon. La tête courbée, soit par le poids de la pensée, soit par celui de la fatigue ; elle paraissait parfaitement insouciante du chemin qu’elle suivait ou plutôt que suivait sa monture, sur l’extrême crête d’un rocher qui, d’un côté, dominait le précipice et, de l’autre côté était dominé par la montagne couverte de neige. Son mulet, plus préoccupé qu’elle du chemin, abaissait de temps en temps la tête, flairait le vide et paraissait comprendre, par le soin qu’il mettait à n’avancer un pied que quand les trois autres étaient bien assurés, toute l’étendue du danger qu’il y avait pour lui à faire un faux pas.

Ce danger était si réel, que, pour ne pas le voir et peut-être pour ne point céder à ce démon du vide qu’on appelle le vertige, et auquel il est si difficile de résister, le quatrième voyageur, jeune homme aux cheveux blonds, à la taille mince et bien prise, aux yeux flamboyants de jeunesse et de vie, assis sur son mulet à la manière des femmes, c’est-à-dire de côté et tournant le dos à l’abîme, chantait en s’accompagnant d’une mandoline pendue à son cou par un ruban bleu de ciel, les vers suivants, tandis que le quatrième mulet, débarrassé de son cavalier, suivait librement le mulet du chanteur :

Vénus est par cent mille noms

Et par cent mille autres surnoms

Des pauvres amants outragée ;

L’un la dit plus dure que le fer,

L’autre la surnomme enfer,

Et l’autre la nomme enragée.

L’un l’appelle soucis et pleurs,

L’autre tristesse et douleurs

Et l’autre la désespérée.

Mais moi, parce qu’elle a toujours

Été propice à mes amours,

Je la surnomme la sucrée !

Quant au plus âgé des deux jeunes gens, il ne jouait pas de la viole, il ne chantait pas, il était trop occupé pour cela.

Tous ses soins étaient concentrés sur la jeune femme dont il s’était fait le guide et sur les dangers qui la menaçaient, elle et sa monture, dans le chemin étroit et difficile, tandis qu’elle le regardait de cet œil doux et charmant dont les femmes regardent l’homme que non-seulement elles aiment et les aime, mais qui se dévoue soit à leur sûreté, soit à leur fantaisie, second dévouement dont elles sont parfois plus reconnaissantes que du premier.

Au bout d’un moment, à l’un des détours du sentier, la petite caravane fit halte.

Cette halte était occasionnée par une grave question à résoudre.

On approchait, comme nous l’avons dit, de Chaumont, c’est à-dire du dernier bourg français, puisque, depuis deux heures déjà l’on avait dépassé Exilles, et son fort ; on était donc éloigné d’une demi-lieue à peine de la borne qui sépare le Dauphiné du Piémont.

Au delà de cette borne, on allait se trouver en pays ennemi, puisque non-seulement Charles-Emmanuel savait les grands préparatifs que le cardinal faisait contre lui, mais encore avait été officiellement prévenu que s’il ne donnait point passage aux troupes qui allaient faire lever le siége de Cazal et ne se joignait point à elles, la guerre lui était d’avance déclarée.

Or, la grave question qui s’agitait était celle-ci : Passerait-on franchement par ce que l’on appelait le Pas de Suze, au risque d’être reconnu et arrêté par Charles-Emmanuel, ou prendrait-on un guide, et en suivant ce guide, quelque chemin détourné qui permettrait d’éviter Suze et même Turin, pour aller directement en Lombardie ?

La jeune fille, avec cette charmante confiance que la femme qui aime a dans l’homme aimé, s’abandonnait absolument à la prudence et au courage de son conducteur ; elle ne savait que le regarder de ses beaux yeux noirs et avec son doux sourire en disant :

– Vous savez mieux que moi ce qu’il faut faire, faites ce que vous voudrez.

Le jeune homme, effrayé de cette responsabilité, à l’endroit de la femme qu’il aimait, se tourna, comme pour l’interroger, vers celle dont le visage était caché sous son capuchon.

– Et vous, madame, lui demanda-t-il, quel est votre avis ?

Celle à qui la parole était adressée, leva son capuchon, et l’on put voir le visage d’une femme de 45 à 55 ans, vieilli, amaigri, ravagé par une longue souffrance, les yeux seuls, devenus trop grands à force de chercher à voir dans l’inconnu, semblaient vivants au milieu de cette face pâle qui semblait déjà en proie à la rigidité cadavérique.

– Plait-il ? demanda-t-elle.

Elle n’avait rien écouté, rien entendu, à peine avait-elle remarqué que l’on avait fait halte.

Le jeune homme haussa la voix, car le bruit que faisait la Dora, en roulant au fond du précipice, empêchait que l’on entendît des paroles prononcées non-seulement à voix basse, mais avec un accent ordinaire.

Le jeune homme la mit au courant de la question.

– Mon avis, dit elle, puisque vous voulez bien le demander, est que nous nous arrêtions à la prochaine ville, et, puisqu’elle est ville frontière, que nous y demandions des renseignements locaux. S’il existe des chemins détournés, on nous les indiquera ; si nous avons besoin d’un guide, nous l’y trouverons ; quelques heures de plus ou de moins n’ont aucune importance, mais ce qui est important, c’est que nous ne soyons pas, c’est-à-dire que vous ne soyez pas reconnu.

– Chère comtesse, répondit le jeune homme, la sagesse en personne a parlé par votre bouche, et nous suivrons votre avis.

– Eh bien ? demanda la jeune fille.

– Eh bien, tout est arrêté, mais que regardiez-vous ?

– Voyez donc, n’est-ce pas une chose miraculeuse sur ce plateau ?

Les yeux du jeune homme se tournèrent dans la direction indiquée.

– Quoi ? demanda-t-il.

– Des fleurs dans cette saison !

Et, en effet, presque immédiatement au-dessous de la ligne des neiges, on voyait étinceler quelques fleurs d’un rouge vif.

– Ici, chère Isabelle, dit le jeune homme, il n’y a pas de saison, et l’hiver est à peu près éternel ; cependant, de temps en temps, pour réjouir la vue et pour qu’il soit dit que dans son inépuisable fécondité, la nature est toujours jeune, quelque belle fée laisse en passant tomber de sa main la semence de cette fleur qui pousse jusqu’au milieu des neiges, et que pour cette raison on appelle la rose des Alpes.

– Oh ! la charmante fleur, dit Isabelle.

– La désirez-vous ? s’écria le jeune homme.

Et avant que la jeune fille eût pu répondre, il s’était élancé et gravissait le roc qui le séparait du plateau et de la fleur.

– Comte, comte, s’écria la jeune fille, au nom du ciel ! ne faites donc point de pareilles folies, ou je n’oserai plus rien regarder ou du moins ne plus rien voir.

Mais celui auquel on avait donné le titre de comte et dans la personne duquel nous n’avons aucune raison pour qu’on ne reconnaisse pas le comte de Moret, était déjà parvenu sur le plateau, avait déjà cueilli la fleur et se laissait, en vrai montagnard, glisser le long du rocher, quoiqu’il eût, en homme qui prévoit toutes les éventualités, ainsi que son compagnon, autour de la taille une corde roulée en guise de ceinture, corde destinée à aider le voyageur dans les montées et dans les descentes difficiles.

Il présenta la rose des Alpes à la jeune fille qui, rougissant de plaisir, la porta à ses lèvres, puis ouvrit sa robe et la glissa dans sa poitrine.

En ce moment, un bruit pareil à celui du tonnerre se fit entendre venant de la cîme de la montagne ; un nuage de neige obscurcit l’atmosphère, et l’on vit avec la rapidité de l’éclair glisser sur la déclivité rapide une montagne blanche qui allait se précipitant de haut en bas, et qui augmentait de vitesse et de force à mesure qu’elle se précipitait.

– Gare à l’avalanche ! cria le plus jeune des deux voyageurs eu sautant à bas de son mulet, tandis que son compagnon, saisissant Isabelle entre ses bras, allait s’appuyer avec elle contre le rocher auquel il demandait un abri.

La voyageuse pâle rejeta son capuchon en arrière et regarda tranquillement ce qui se passait.

Tout à coup cependant elle poussa un cri.

L’avalanche n’était que partielle ; elle enveloppait un espace de cinq cents pas à peu près et commençait à deux cents pas en avant de la petite caravane, qui sentit la terre trembler sous ses pas et le souffle puissant de la mort passer devant elle.

Mais ce cri poussé par la femme pâle n’était point un cri de terreur personnelle ; elle seule avait vu ce que n’avait pu voir le plus jeune des deux hommes, c’est-à-dire le page Galaor, préoccupé qu’il était de sa conversation personnelle, ni le comte de Moret, préoccupé qu’il était de la sûreté d’Isabelle ; elle avait vu la trombe foudroyante envelopper l’homme et l’animal qui marchaient à trois cents pas devant eux et les précipiter dans l’abîme.

À ce cri, le comte de Moret et Galaor se retournèrent avec une anxiété d’autant plus grande, que, se sentant instinctivement sauvés, ils songèrent, par ce retour naturel à l’homme, au danger que pouvaient courir les autres.

Mais ils ne virent rien que la femme, pâle, qui, le bras tendu vers un point qu’elle indiquait du doigt, criait :

– Là ! là ! là !

Alors leurs yeux se portèrent sur le chemin que son exiguïté même avait préservé de l’encombrement.

Le mulet et le marchand forain qui les précédaient avaient disparu, le chemin était vide.

Le comte de Moret comprit tout.

– Venez doucement, dit-il à Isabelle, venez en vous appuyant au rocher, et vous, ma chère madame de Coëtman, suivez Isabelle ; et nous, Galaor, courons : peut-être est-il possible de sauver ce malheureux.

Et s’élançant avec l’agilité d’un montagnard, le comte de Moret, suivi de Galaor, se précipita vers l’endroit que lui indiquait le doigt de la femme pâle, qui n’était autre, comme nous venons de le dire, que Mme de Coëtman, que le cardinal de Richelieu, si confiant qu’il fût dans le respect du comte de Moret et dans la chasteté d’Isabelle, avait jugé à propos, ne fût-ce que par concession aux convenances mondaines, de leur donner pour compagne de voyage.

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