Le Comte de Moret – Tome II

XIII

LA PLUME BLANCHE.

On connaît le chemin qu’avait à suivre le comte de Moret ; c’était le même qu’il avait déjà suivi avec Isabelle de Lautrec et la dame de Coëtman.

Le silence le plus sévère était recommandé, et l’on n’entendait d’autre bruit que celui de la neige s’écrasant sous les pieds des soldats.

Au détour d’une montagne, on arriva en vue de la ville de Suze ; elle commençait à se découper dans les premières lueurs du matin.

La portion du rempart qui s’appuyait à la montagne était déserte. Le chemin, si cette rive de terrain sur laquelle on ne pouvait marcher deux de front devait s’appeler chemin, passait à dix pieds à peu près au-dessus des créneaux.

De là on pouvait se laisser glisser sur le rempart.

La demi lune que devait, après les retranchements pris, après les barricades emportées, attaquer l’armée française, était à trois mille de Suze à peu près, et comme on ne pouvait supposer une attaque par la montagne, ce point n’était aucunement gardé.

Cependant les sentinelles de garde à la porte de France virent, au point du jour, la petite troupe défiler au versant de la montagne, et donnèrent l’alarme.

Le comte de Moret entendit leurs cris, vit leur agitation et comprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre. En véritable montagnard il bondit de rocher en rocher, et le premier se laissa glisser sur le rempart.

En se retournant il vit Latil à ses côtés.

Aux cris des sentinelles les Piémontais et les Valaisans étaient accourus des corps de garde voisins, et formaient une troupe d’une centaine d’hommes, à laquelle il ne fallait pas laisser le temps de se renforcer.

À peine le comte de Moret vit-il vingt hommes autour de lui, qu’avec ces vingt hommes il s’élança vers la porte de France.

Les soldats de Charles-Emmanuel qui, au milieu du crépuscule, voyaient une longue file noire circuler autour de la montagne et qui ne pouvaient point apprécier le nombre des ennemis qui semblaient leur tomber du ciel ne firent qu’une médiocre résistance ; mais, pensant qu’il était fort important que le duc et son fils, qui combattaient au pas de Suze, fussent avertis, ils expédièrent un homme à cheval pour les prévenir de ce qui se passait.

Le comte de Moret vit cet homme se détacher en quelque sorte de la muraille et s’élancer dans la direction du combat ; il se douta bien du but qui le faisait s’éloigner au plus rapide galop de son cheval, mais il ne pouvait s’y opposer.

C’était seulement une raison de plus de s’emparer de cette porte de Suze, par laquelle Louis XIII devait, les barricades forcées, faire naturellement son entrée.

Il se rua donc, comme nous l’avons dit, avec le peu d’hommes qu’il avait sur ceux qui la défendaient.

La lutte ne fut pas longue. Surpris au moment où ils s’y attendaient le moins, ignorant le nombre de leurs ennemis, croyant à quelque trahison, Piémontais et Valaisans, si bons soldats qu’ils fussent, se sauvèrent en criant : « Alarme ! » les uns par la campagne, les autres par la ville.

Le comte de  Moret s’empara de la porte, y rallia toutes ses troupes, fit tourner quatre canons sur la ville, laissa cent hommes pour la garde de la porte et le service des canons, au cas où besoin serait de faire feu, et, avec les quatre cent cinquante hommes qui lui restaient, s’avança pour attaquer, comme il était convenu, les retranchements par derrière.

On commençait d’entendre le canon et l’on voyait des nuages de fumée s’amasser autour du cret de Montabon.

Donc les deux armées étaient aux prises.

Le comte de Moret fit doubler le pas à ses hommes ; mais à un mille à peu près des retranchements, il vit un corps de troupes assez considérable se détacher de l’année piémontaise et venir à lui.

En tête et à cheval marchait le colonel qui le commandait.

Ce corps était à peu près égal en nombre à celui du comte de Moret.

Latil s’approcha du comte.

– Je reconnais, lui dit-il, l’officier qui conduit cette troupe ; c’est un très-brave soldat nommé le colonel Belon.

– Eh bien, demanda le comte, après ?

– Je voudrais que Monseigneur me permît de le faire prisonnier.

– Que je te permette de le faire… Ventre-saint-gris, je ne demande pas mieux. Mais comment t’y prendras-tu ?

– Rien de plus facile, Monseigneur ; seulement aussitôt que vous le verrez tomber avec son cheval, chargez vigoureusement : ses hommes, qui le croiront mort, se débanderont. Piquez droit et prenez le drapeau, moi je prendrai le colonel ; après cela aimez-vous mieux prendre le colonel, je prendrai le drapeau. Seulement le colonel payera une bonne rançon de 3 ou 4 mille pistoles, tandis que le drapeau, c’est de la gloire, mais voilà tout.

– À moi donc le drapeau, dit le comte de Moret, et à toi le colonel.

– Là, maintenant… Battez tambours et sonnez trompettes !

Le comte de Moret leva son épée, et les tambours battirent et les trompettes sonnèrent la charge.

Latil prit quatre hommes autour de lui, tenant chacun un mousquet à la main, et prêt à lui passer une arme nouvelle quand la première, la seconde et même la troisième seraient déchargées.

Au reste, au son des tambours et des clairons français, la troupe savoyarde avait paru s’animer.

Le colonel Belon avait prononcé quelques paroles auxquelles elle avait répondu par les cris de : « Vive Charles-Emmanuel ! » elle avait de son côté fait un mouvement agressif.

Les deux troupes n’étaient plus qu’à cinquante pas l’une de l’autre.

La troupe savoyarde s’arrêta peur faire feu.

– C’est le moment, dit Latil ; attention, monseigneur ! essuyons le feu ; ripostons et chargez au drapeau.

Latil n’avait pas achevé, qu’une grêle de balles passait comme un ouragan, mais en grande partie au-dessus de la tête de nos soldats, qui ne bougèrent point.

– Tirez bas, cria Latil.

Et donnant lui-même l’exemple, en visant le cheval du colonel, il lâcha le coup juste au moment où le colonel lâchait les rênes pour charger.

Le cheval reçut la balle au défaut de l’épaule, et, emporté par l’élan qui lui était donné, vint rouler avec son cavalier à vingt pas des rangs français.

– À moi le colonel, à vous le drapeau, monseigneur ; et il s’élança l’épée haute sur le colonel.

Nos soldats avaient fait feu et, selon la recommandation de Latil, tiré bas. De sorte que tous les coups avaient porté. Le comte profita du désordre et s’élança au milieu des Piémontais.

Latil, en quelques bonds, s’était trouvé près du colonel Belon, renversé sous son cheval et tout étourdi de sa chute. Il lui mit l’épée à la gorge.

– Secouru ou non secouru ? lui dit-il.

Le colonel essaya de mettre la main à ses fontes.

– Un seul mouvement, colonel Belon, lui dit-il, et vous êtes mort.

– Je me rends, dit le colonel en tendant son épée à Latil.

– Secouru ou non secouru ?

– Secouru ou non secouru.

– Alors, colonel, gardez votre épée, on ne désarme pas un brave officier comme vous ; nous nous reverrons après le combat. Si je suis tué vous êtes libre.

Et à ces mots, il aida le colonel à se tirer de dessous son cheval, et lorsqu’il l’eut vu sur ses pieds, il s’élança au milieu des rangs piémontais.

Ce que Latil avait prévu était arrivé. En voyant tomber leur colonel, les soldats de Charles-Emmanuel ignorant si c’était lui ou son cheval qui était tué, s’étaient laissés intimider. En outre, le comte avait attaqué avec une telle violence, que les rangs s’étaient ouverts devant lui et qu’il avait atteint le drapeau autour duquel quelques braves Savoyards, Valaisans et Piémontais livraient une lutte acharnée.

Latil se jeta où la mêlée était la plus épaisse, en criant d’une voix de tonnerre : « Moret ! Moret ! à la rescousse ! Un beau coup d’épée pour le fils de Henri IV ! »

Ce fut le dernier coup porté à la troupe ennemie. Le comte de Moret avait saisi le drapeau savoyard de la main gauche et abattait d’un coup d’épée celui qui le portait. Il l’éleva au-dessus de toutes les têtes en criant : « Victoire à la France ! vive le roi Louis XIII ! »

Le cri fut répété au milieu de la déroute par tout ce qu’il y avait de Français debout. La petite troupe envoyée pour s’opposer au comte de Moret, regagnait à toutes jambes et diminuée d’un tiers.

– Ne perdons pas une minute, monseigneur, dit Latil au comte, poursuivons-les en tirant, dussions-nous ne pas leur tuer un homme ; mais il est important que l’on entende notre feu des retranchements.

Et en effet, on l’a vu, c’était ce feu, entendu des retranchements, qui avait porté le trouble parmi leurs défenseurs.

Attaqués de face par Montmorency, Bassompierre et Créqui, attaqués en arrière par le comte de Moret et Latil, le duc de Savoie et son fils craignaient d’être enveloppés et faits prisonniers ; ils descendirent aux écuries, et tout en commandant aucomte de Verrue une défense désespérée, ils sautèrent en selle et s’élancèrent hors des retranchements.

Ils se trouvèrent alors au milieu des soldats du colonel Belon qui fuyaient pêle-mêle avec les Français, poursuivant les fuyards, et tirant toujours.

Ces deux cavaliers, qui essayaient de gagner la montagne, attirèrent l’attention de Latil, qui, croyant reconnaître en eux des personnages de distinction s’élança sur leur passage pour leur couper leur chemin ; mais, au moment où il allait saisir le cheval du duc par la bride, une espèce d’éclair l’éblouit, et il sentit une douleur à l’épaule gauche.

Un officier espagnol au service du duc de Savoie, voyant son maître sur le point d’être fait prisonnier, s’était élancé, et, de sa longue épée, avait percé les chairs et l’épaule de notre spadassin.

Latil jeta un cri moins de douleur que de colère, en voyant sa proie lui échapper, et, l’épée à la main, il se jeta sur l’Espagnol.

Quoique l’épée de Latil fût de six pouces plus courte que celle de son adversaire, à peine l’eut-elle rencontrée que Latil, avec sa supériorité dans les armes, se sentit maître de son ennemi, qui, au bout de dix secondes, tomba frappé de deux blessures en criant :

– Sauvez-vous, mon prince !

À ces mots : Sauvez-vous, mon prince ! Latil sauta par-dessus le blessé et se mit à la poursuite des deux cavaliers, mais, grâce à leurs petits chevaux de montagne, ils avaient déjà fait assez de chemin pour se trouver hors de sa portée.

Latil redescendit furieux d’avoir manqué une si belle proie ; mais enfin il lui restait l’officier espagnol qui, incapable de se défendre, se rendit secouru ou non secouru.

Pendant ce temps le désordre s’était mis dans les retranchements. Le duc de Montmorency, arrivé le premier sur le rempart, s’y était maintenu, écartant à coups de hache tout ce qui tentait de s’approcher de lui, et avait fait place à ceux qui le suivaient. Piémontais, Valaisans et Savoyards s’étaient alors écoulés comme un torrent par les poternes donnant sur la route de Suze ; mais là, ils avaient rencontré le comte de Moret, dont ils avaient entendu la fusillade et les cris de : « Vive le roi Louis XIII ! » Ignorant sa force, ils n’essayaient pas même de le combattre, et ils fuyaient, s’écartant devant chaque groupe de Français, comme s’écarte à l’angle d’un rocher l’eau bondissante d’un torrent.

Le comte de Moret entra dans la redoute du côté opposé où était entré Montmorency, tous doux se rencontrèrent, se reconnurent et s’embrassèrent au milieu de l’ennemi.

Puis, dans les bras l’un de l’autre, ils s’approchèrent des créneaux agitant en signe de victoire, l’un le drapeau français qu’il avait le premier planté sur la muraille de la demi-lune, l’autre le drapeau savoyard qu’il avait conquis, saluant Louis XIII et abaissant les deux étendards devant lui, crièrent ensemble :

– Vive le roi !

C’était ce même cri à la bouche que, deux ans plus tard, tous deux devaient tomber.

– Que personne n’entre plus dans la redoute avant le roi, dit à haute voix le cardinal.

En même temps que ces paroles étaient prononcées et comme s’il les eût entendues, Latil franchissait la porte.

Des sentinelles furent placées à toutes les entrées, et Montmorency et Moret allèrent eux-mêmes ouvrir la poterne de Gélasse au roi et au cardinal.

Tous deux y entrèrent à cheval, et le mousqueton sur le genou en signe qu’ils entraient en conquérants, et que les vaincus, pris d’assaut, ne devaient rien attendre que de leur bon plaisir.

Le roi s’adressa au duc de Montmorency d’abord.

– Je sais, monsieur le duc, lui dit-il, quel est l’objet de votre ambition, et la campagne finie, nous aviserons à changer votre épée contre une qui ne vaudra certes pas mieux pour la trempe, mais qui, ayant des fleurs de lis d’or, vous donnera le pas même sur les maréchaux de France.

Montmorency s’inclina. La promesse était formelle, et, nous l’avons dit, l’épée de connétable était la seule chose qu’il ambitionnât au monde.

– Sire, dit le comte de Moret en présentant au roi le drapeau qu’il venait d’enlever au régiment du colonel Belon, permettez que j’aie l’honneur de déposer aux pieds de Votre Majesté cet étendard pris par moi.

– Je l’accepte, dit Louis XIII, et en échange, j’espère qu’il vous plaira de porter cette plume blanche à votre chapeau, en mémoire de votre frère qui vous la donne, et de notre père qui en portait trois pareilles à Ivry.

Le comte de Moret voulut baiser la main de Louis XIII ; mais Louis XIII lui tendis les bras et l’embrassa cordialement.

Puis il ôta de son propre chapeau, qui était le même que lui avait prêté le duc de Montmorency, une des trois plumes blanches du panache et la donna au comte de Moret avec l’agrafe de diamant qui les retenait.

Le même jour, vers cinq heures du soir, le roi Louis XIII fit son entrée à Suze après avoir reçu des autorités les clés de la ville sur un plat d’argent.

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