Le Comte de Moret – Tome II

IX

LE JOURNAL DE M. DE BASSOMPIERRE.

Comme l’avait appris le duc de Mantoue par l’intermédiaire de l’ambassadeur, le cardinal et le roi avaient quitté Paris le 4 janvier, et le jeudi 15 ils avaient dîné à Moulins et soupé à Varenne, qu’il ne faut pas confondre avec cet autre Varennes du département de la Meuse, que l’arrestation du roi a rendu célèbre.

Pour toute entrée en campagne, nous n’avons de guide fidèle que le journal de M. de Bassompierre ; aussi est-ce lui que nous allons suivre dans la partie historique de notre récit.

Lorsque le roi, après le pacte fait avec le cardinal, sortit du cabinet de Son Éminence, il rencontra dans l’antichambre M. Bassompierre, qui était allé pour faire sa cour au cardinal en faveur.

En l’apercevant, le roi s’arrêta et se retournant vers Richelieu, qui l’accompagnait jusqu’à la porte de la rue :

« Eh ! tenez, monsieur le cardinal, en voici un qui nous accompagnera à coup sûr et qui me servira bien.

Le cardinal sortit et fit un geste d’approbation.

– C’est l’habitude de M. le maréchal, dit-il.

– Que Votre Majesté m’excuse de manquer aux lois de l’étiquette en l’interrogeant ; mais où la suivrai-je.

– En Italie, dit le roi, où je vais en personne pour faire lever le siége de Cazal. Apprêtez-vous donc à partir, monsieur le maréchal ; je prendrai avec vous Créqui, qui connaît ces pays-là, et j’espère que nous ferons parler de nous.

– Sire, répondit Bassompierre en s’inclinant, je suis votre serviteur et vous suivrai au bout du monde, et même dans la lune, s’il vous plaît d’y monter.

– Nous n’irons ni si loin, ni si haut, monsieur le maréchal. En tout cas, le rendez-vous est à Grenoble ; si quelque chose vous fait faute pour votre entrée en campagne, adressez-vous à M. le cardinal.

– Sire, dit Bassompierre, avec l’aide de Dieu, rien ne me manquera, surtout si Votre Majesté donne l’ordre à ce vieux coquin de La Vieuville de me payer ce qui m’est dû comme colonel général des Suisses.

Le roi se mit à rire.

– Si La Vieuville ne vous paie pas, dit-il, voici M. le cardinal qui vous paiera.

– Bien vrai ? dit Bassompierre d’un air de doute.

– Si vrai, monsieur le maréchal, que si, séance tenante, vous voulez bien me donner votre reçu, comme s’il n’y avait pas de temps à perdre, attendu que dans trois ou quatre jours nous partons, vous vous en irez avec votre argent.

– Monsieur le cardinal, dit Bassompierre avec cet air de grand seigneur qui n’appartenait qu’à lui, je ne porte jamais d’argent sur moi que quand je vais au jeu du roi ; j’aurai, si vous le voulez bien, l’honneur de vous laisser la quittance, et j’enverrai un laquais prendre l’argent.

Le roi parti, Bassompierre laissa son reçu au cardinal, et le lendemain envoya prendre l’argent.

Dès le même soir où le cardinal avait dit à Louis XIII qu’un roi ne manquait point à sa parole, il envoya les cinquante mille écus à M. le duc d’Orléans, les soixante mille livres à la reine-mère, et les trente mille à la reine Anne.

L’Angély reçut de son côté les trente mille livres que le roi lui avait offertes, et Saint-Simon son brevet d’écuyer du roi avec quinze mille livres de traitement par an.

Quant à Baradas, on sait qu’il n’avait point attendu, et qu’il s’était fait payer ses trente mille livres le jour même où le roi les lui avait données en un bon au porteur.

Tous ces comptes réglés, le cardinal avait, lui aussi, donné ses gratifications. Charpentier, Rossignol et Cavois avait eu part à ses largesses ; mais la gratification de Cavois, si généreuse qu’elle fût, n’avait pu consoler sa femme, qui avait entrevu dans la démission du cardinal une suite de nuits calmes et sans dérangements, nuits qui étaient l’unique but vers lequel tendaient tous ses vœux, secondés, comme nous l’avons vu, par les prières de ses enfants. Malheureusement, l’homme, en créant un Dieu individuel, et en chargeant ce Dieu de donner à chaque homme ce que cet homme lui demande, l’a tellement accablé de besogne, qu’il y a des moments où il laisse passer les prières les plus simples et le plus raisonnables sans avoir le temps de les exaucer.

La pauvre Mme Cavois était tombée dans un de ces moments-là, et Cavois, en suivant Son Éminence, allait de nouveau la laisser veuve ; heureusement il la laissait enceinte.

Le roi avait conservé à son frère le titre de lieutenant général ; mais, du moment où le cardinal venait avec le roi, il était évident que ce serait M. de Richelieu qui prendrait la conduite de la guerre, et que la lieutenance générale serait une sinécure. Aussi, quoi qu’il eût envoyé son train à Montargis et qu’il s’en fût fait suivre jusqu’au delà de Moulins, arrivé à Chavanes il se ravisa et là annonça à Bassompierre que, comme il ne voulait pas avoir l’air d’être insensible à l’injure qui lui avait été faite, il se retirait dans sa principauté de Dombes, où il attendrait les ordres du roi. Bassompierre insista fort pour le faire changer de résolution, mais ne pût rien obtenir de lui.

Personne ne se trompa à cette résolution de Monsieur, et chacun porta au compte de sa lâcheté les prétendues susceptibilités de son orgueil.

Le roi avait traversé rapidement Lyon, où la peste sévissait et s’était arrêté à Grenoble.

Le lundi 19 février, il envoya le marquis de Thoiras à Vienne pour faire joindre l’armée et s’occuper du passage de l’artillerie par-dessus les monts.

Le duc de Montmorency avait, de son côté, fait annoncer au roi qu’il arrivait par Nîmes, Sisteron et Gap, et qu’il joindrait le roi, à Briançon.

Là commençaient les embarras sérieux.

Les deux reines, sous prétexte des craintes que leur inspirait l’état du roi, mais en réalité pour miner l’influence du cardinal, étaient parties dans le but de rejoindre le roi à Grenoble ; mais il leur avait fait dire de s’arrêter à Lyon, et elles n’avaient point osé désobéir à cet ordre ; mais de Lyon elles faisaient tout le mal qu’elles pouvaient, neutralisant Créqui, qui devait amener le passage des monts, paralysant Guise, qui devait amener la flotte.

Rien ne découragea le cardinal ; tant qu’il tenait le roi, le roi était sa force. Il espérait que la présence du roi, le danger personnel qu’il courait à passer les Alpes en hiver, arracherait des provinces voisines les secours nécessaires, et il en eût été ainsi sans les manœuvres des deux reines.

Arrivé à Briançon, il se trouva que les ordres des deux reines avaient été si bien suivis, que rien de ce qui devait y être réuni n’avait même paru : pas de vivres, pas de mulets, douze canons et presque pas de munitions.

Joignez à cela deux cent mille francs en tout dans les coffres, tant chacun avait tiré de son côté sur les malheureux millions empruntés par le cardinal.

Puis, en face de soi, le prince le plus perfide et le plus rusé de l’Europe.

Toutes ces oppositions n’arrêtèrent pas un instant le cardinal ; il réunit ses plus habiles ingénieurs et chercha avec eux le moyen de tout faire passer à bras d’homme. Charles VIII avait le premier transporté du canon à travers les Alpes, mais c’était dans la belle saison. Il fallait manœuvrer à travers des montagnes presque inaccessibles l’été, à plus forte raison l’hiver. On monta l’artillerie avec des câbles et des moulinets attachés par des cordes aux affûts ; des hommes tournaient les moulinets, tandis que d’autres tiraient les câbles à force de bras. Les boulets furent portés dans des hottes ; les munitions, les poudres, les balles, enfermées dans des barriques, furent mises sur le dos des quelques mules que l’on put se procurer à prix d’or. En six jours, sous cet attirail on passa le mont Genève et descendit à Oulx. Le cardinal poussa jusqu’à Chaumont, où il avait hâte de prendre des renseignements et de vérifier si ceux que lui avaient adressé le comte de Moret étaient vrais.

Ce fut là que, vérification faite des cartouches, il apprit que chaque homme avait sept coups à tirer.

– Qu’importe ! répondit-il, si Suze est prise au cinquième.

Cependant le bruit de tous ces préparatifs arriva aux oreilles de Charles-Emmanuel ; mais le roi et le cardinal étaient déjà à Briançon, que le prince de Savoie le croyait encore à Lyon. En conséquence, il envoya Victor-Amédée, son fils, attendre le roi Louis XIII à Grenoble ; mais à Grenoble il apprit que le roi était déjà passé et devait à cette heure avoir franchi les monts.

Victor-Amédée se mit aussitôt en chasse du roi et du cardinal ; il arriva derrière Louis XIII à Oulx, au moment où descendaient de la montagne les dernières pièces d’artillerie, et demanda audience. Le roi le reçut ; mais, ne voulant rien entendre de ce qu’il avait à lui dire, il le renvoya au cardinal. Victor-Amédée partit immédiatement pour Chaumont.

Là le prince de Savoie, élevé à l’école de la ruse, voulut vis-à-vis du cardinal user des moyens familiers à lui et à son frère ; mais cette fois la ruse se trouvait en face du génie, le serpent en face du lion.

Le cardinal comprit aux premières paroles du prince que le duc de Savoie n’avait eu qu’un but en lui envoyant son fils, c’était de gagner du temps. Mais où le roi se fût laissé prendre peut-être, le cardinal vit clair dans les desseins du négociateur.

Victor-Amédée venait demander que l’on accordât à son père le temps de se dégager de la parole qu’il avait confiée au gouverneur de Milan de ne pas laisser les troupes françaises traverser ses États.

Mais avant même qu’il eût formulé cette demande, le cardinal l’arrêtait.

– Pardon, mon prince, lui dit-il, mais S. A. le duc de Savoie demande du temps, permettez-moi de vous le dire, pour dégager une parole qu’il n’a pas pu donner.

– Comment cela ? demanda le prince.

– Parce que, dans ses derniers traités avec la France, il s’est engagé verbalement vis-à-vis du roi, mon maître, à lui livrer un passage à travers ses États, au cas où il aurait besoin de soutenir ses alliés.

– Mais, fit en hésitant Victor-Amédée, c’est moi qui demande pardon à Votre Éminence, je n’ai vu nulle part cette clause dans les traités entre la France et le Piémont.

– Et vous savez bien pourquoi vous ne l’avez pas vue, prince ; c’est encore par déférence pour le duc votre père, que l’on s’est contenté de sa parole d’honneur au lieu d’exiger sa signature. Mais, selon lui, le roi d’Espagne se fût plaint qu’il accordât un tel privilège à la France et ne lui eût pas laissé un instant de repos qu’il n’eût obtenu un droit pareil.

– Mais, hasarda Victor-Amédée, le duc mon père ne refuse point passage au roi votre maître !

– Alors, dit le cardinal en souriant, car il se rappelait dans tous ses détails la lettre que lui avait adressée le comte de Moret, c’est pour faire honneur au roi de France que S. A. le duc de Piémont a fermé le passage de Suze par une demi-lune avec un bon retranchement pouvant contenir trois cents hommes et soutenu de deux barricades derrière lesquelles trois cents autres peuvent s’abriter, et qu’outre le fort de Montauban, il a bâti sur la pente des deux montagnes deux redoutes avec des petites places de défense dont les feux se croisent. C’est pour faciliter sa route et celle de l’armée française, que ne trouvant pas suffisantes les difficultés offertes par le col même de la vallée, il y a fait rouler du haut de la montagne des quartiers de rochers tels qu’aucune machine ne les pourrait mouvoir, et c’est pour planter des arbres et des fleurs sur notre chemin qu’il a mis, depuis six semaines, la pioche et la bêche aux mains de 300 travailleurs, dont vous et votre auguste père ne dédaigneriez pas de visiter et de presser les travaux. Non, prince, ne rusons pas, parlons franchement et comme des souverains doivent parler. Vous demandez du temps pour donner à don Guzman Gonzalès celui de prendre Cazal, dont la garnison meurt héroïquement de faim ; eh bien, nous, comme notre intérêt et notre devoir est de secourir cette garnison, nous vous disons : Monseigneur, le duc votre père nous doit le passage, le duc votre père nous le donnera. D’Oulx ici, il faut à notre matériel deux jours pour arriver.

Le cardinal tira sa montre.

– Il est onze heures du matin, dit-il ; à onze heures du matin, après-demain, nous entrerons en Piémont, et nous marcherons sur Suze. Après-demain, c’est mardi ; mercredi, au point du jour, nous attaquerons ; tenez-vous la chose pour dite, et comme vous n’avez pas de temps à perdre, monseigneur, pour faire vos réflexions, si vous nous ouvrez le passage, ou prendre vos dispositions si vous le défendez, je ne vous retiens pas ; monseigneur, franche paix ou bonne guerre.

– J’ai peur que ce ne soit bonne guerre, monsieur le cardinal, dit Victor Amédée en se levant.

– Au point de vue chrétien et comme ministre du Seigneur, je hais la guerre ; mais au point de vue politique et comme ministre de France, je crois parfois la guerre, non pas une bonne chose, mais une chose nécessaire. La France est dans son droit, elle le fera respecter. Lorsque deux États en viennent aux mains, malheur à celui qui se fait le champion du mensonge et de la perfidie. Dieu nous voit, Dieu nous jugera.

Et, cette fois, le cardinal salua le prince, lui faisant comprendre qu’une plus longue conversation serait inutile, et que son parti de marcher sur Cazal, quels que fussent les obstacles que l’on multiplierait sur sa route était irrévocablement pris.

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