Le Comte de Moret – Tome II

IV

POURQUOI LE COMTE DE  MORET AVAIT ÉTÉ TRAVAILLER AUX FORTIFICATIONS DU PAS DE SUZE.

Comme on le devine bien, ce n’était point pour sa propre satisfaction et pour son instruction particulière que le comte de Moret avait pris l’habit et la place d’un paysan piémontais et était allé travailler pendant un jour comme un simple manœuvre aux fortifications du pas de Suze.

Non, dans la conversation que le comte de Moret avait eue avec le cardinal de Richelieu, celui-ci avait découvert des horizons politiques dignes du fils de Henri IV, et le fils de Henri IV, ayant senti s’épancher la bienveillance du grand ministre à son égard, ayant résolu de la mériter afin qu’elle lui arrivât non point comme une faveur, mais comme un droit.

En conséquence, comprenant qu’il pouvait rendre un grand service au cardinal et au roi son frère, au risque d’être reconnu et traité comme espion, il avait résolu de voir lui même les fortifications que faisait construire le duc de Savoie, afin d’en rendre un compte exact au cardinal.

Aussi à son retour, après avoir souhaité à Isabelle, comme Roméo à Juliette, que le sommeil se posât sur ses yeux, plus léger que l’abeille sur la rose, il se retira dans sa chambre, où il avait fait d’avance porter papier, encre et plume, et commença à écrire au cardinal la lettre suivante :

À Son Éminence Monseigneur le cardinal de Richelieu.

« Monseigneur,

« Permettez qu’au moment de franchir la frontière de France, j’adresse cette lettre à Votre Éminence pour lui dire que jusqu’ici notre voyage s’est accompli sans amener aucun accident qui mérite d’être rapporté.

« Mais en approchant de la frontière, j’ai appris des nouvelles qui me paraissent devoir être d’une importance réelle pour Votre Éminence, se préparant comme elle le fait à marcher sur le Piémont.

« Le duc de Savoie, qui essaie de gagner du temps en promettant le passage des troupes à travers ses États, fait fortifier le pas de Suze.

« Alors j’ai pris la résolution de me rendre compte, par mes yeux, des travaux qu’il fait exécuter.

« La Providence a fait que j’ai eu le bonheur de sauver la vie à un paysan de Gravière, dont le frère travaillait aux fortifications. Je pris la place de ce frère, et je passai un jour au milieu des travailleurs.

« Mais auparavant de dire à Votre Éminence ce que j’ai vu et fait pendant cette journée, je dois lui rendre un compte exact des difficultés naturelles qu’elle trouvera sur son passage, en lui faisant connaître autant que possible celles qu’elle doit combattre et celles qu’elle doit éviter.

« Chaumont, d’où j’ai l’honneur d’écrire à Votre Éminence, est le dernier bourg qui appartienne au roi. À un quart de lieue au delà se trouve la borne qui sépare le Dauphiné du Piémont. Un peu plus avant dans les terres du duc de Savoie, on rencontre un énorme rocher escarpé de tous côtés, abordable par une seule rampe étroite environnée elle-même de précipices. Charles-Emmanuel regarde cette roche comme une fortification naturelle opposée à la marche des Français et y entretient une garnison. Cette roche s’appelle Gelane, en l’évitant on s’engouffre dans une vallée creusée entre deux montagnes très hautes, dont l’une se nomme le Cret de Montabon et l’autre le Cret de Montmoron.

« C’est entre ces deux montagnes, chemin de Suze et seule porte de l’Italie, que s’exécutent les travaux dont j’ai parlé à Votre Éminence, et que j’ai voulu visiter moi-même pour vous dire en quoi ils consistaient.

« Le duc de Savoie a fait fermer le passage qui se trouve entre les deux montagnes par une demi-lune et par un bon retranchement, soutenu de deux barricades distantes d’environ deux cents pas l’une de l’autre, et dont les feux se croisent.

« En outre, Son Altesse a fait élever sur la double pente des deux montages, dont l’une, le cret de Montabon, est surmontée d’un château fort, de petites redoutes où peuvent facilement s’abriter cent hommes, et de petites places de défense où ils peuvent tenir de vingt à vingt-cinq.

« Tout cela serait garni par du canon venant de Suze, tandis que de notre côté il sera impossible de mettre une seule pièce en batterie.

« La vallée, sur une longueur d’un quart de lieue, n’est large, en plusieurs endroits, que de dix-huit à vingt pas, et se rétrécit parfois jusqu’à dix : presque partout elle est embarrassée de roches et de cailloux, qu’aucune machine ne pourrait remuer.

« En arrivant le matin aux travaux, j’appris que le duc de Savoie et son fils devaient dans la journée venir de Turin à Suze, afin de hâter les fortifications : et, en effet, vers une heure de l’après-midi, ils arrivèrent et se rendirent aussitôt au milieu des travailleurs ; ils avaient laissés à Suze, en annonçant pour le surlendemain un autre corps de cinq mille.

« Envoyé sur la pente du cret de Montmoron pour y annoncer l’arrivée du duc de Savoie, je vis de près la seconde redoute qui correspond à celle du cret de Montabon. Elle m’a confirmé dans cette opinion que le pas de Suze ne peut être forcé de face, mais devait être tourné.

« Cette nuit, vers trois heures du matin, profitant du clair de lune, nous partirons de Chaumont, conduits par l’homme à qui j’ai sauvé la vie, et qui répond sur sa tête de nous conduire hors des États du duc de Savoie par des chemins à lui connus.

« Aussitôt Mlle de Lautrec remise à ses parents, je quitte Milan, et par le chemin le plus court je reviens au-devant de vous, monsieur le cardinal, pour reprendre ma place dans les rangs de l’armée, et assurer Votre Éminence de mon profond respect et de ma parfaite admiration.

« Antoine de BOURBON, comte de  MORET. »

À trois heures du matin, en effet, la petite caravane se remettait en chemin et sortait de Chaumont dans le même ordre qu’elle y était entrée, augmentée seulement du guide, Guillaume Coutet.

Tous les cinq étaient à mulet, quoique Coutet les eût prévenus que, pour franchir certain passage, il leur faudrait descendre de leurs montures.

Les voyageurs marchaient droit sur Gelane, qui se dressait au milieu des ténèbres comme un autre géant Admanastor ; mais cinq cents pas avant d’y arriver, Guillaume Coutet, qui marchait le premier, prit un sentier à peine visible qui s’écartait vivement vers la gauche. Au bout d’un quart d’heure on entendit le bruit d’un torrent.

Ce torrent, l’un des mille affluents qui vont se jeter dans le Pô, était grossi par les pluies et présentait par sa crue une difficulté qu’on n’avait pas prévue.

Guillaume s’arrêta sur la rive, regarda au-dessus et au-dessous de lui, et parut chercher un endroit plus facile ; mais, sans lui laisser le temps de réfléchir, le comte de Moret, avec ce bouillant besoin qu’ont les cœurs amoureux de se jeter dans le danger lorsque deux beaux yeux les regardent, poussa son mulet dans la rivière.

Mais Guillaume Coutet s’y était jeté en moins de temps que lui, et, arrêtant son mulet, il lui dit de ce ton impérieux que les guides qui ont charge de vous prennent dans les moments où s’offre un danger réel :

– Ceci n’est point votre affaire, mais la mienne ; restez.

Le comte obéit.

Isabelle descendit le talus à son tour et alla se placer auprès du jeune homme. Galaor et la dame de Coëtman demeurèrent sur la berge.

La dame de Coëtman, plus pâle encore à la lueur de la lune qu’à la clarté du jour, regardait le torrent du même œil qu’elle avait regardé le précipice, c’est-à-dire avec l’impassibilité de la femme qui avait vécu dix ans côte à côte avec la mort.

Le mulet de Guillaume commença à s’avancer en droite ligne pendant un tiers à peu près de la largeur du torrent ; puis, arrivé là, le courant trop rapide le fit dévier ; un instant l’animal, entraîné fut forcé de se mettre à la nage, et son cavalier ne fut plus maître de lui ; mais grâce à son sang froid et à l’habitude que la contrebande lui avait donnée de ces sortes d’accidents, il parvint à soutenir la tête de son mulet hors de l’eau, et celui-ci nageant et luttant toujours quoique ayant fait près de vingt-cinq ou trente pas à la dérive, finit par prendre terre et, ruisselant et soufflant, conduisit son cavalier à l’autre bord.

Isabelle, à cette vue, avait saisi la main du comte de Moret et la pressait avec une force, qui indiquait la mesure de sa terreur non pour le danger que courait le guide ou qu’elle allait courir elle-même, forcée qu’elle était de traverser la rivière, mais pour celui qu’eût couru son amant s’il l’eût traversée le premier, comme c’était son intention.

Parvenu, comme nous l’avons dit, à la rive opposée, Guillaume la suivit en la remontant ; puis, arrivé à la hauteur du groupe qui stationnait sur l’autre rive, il lui fit signe d’attendre et continua de remonter le courant pendant l’espace de cinquante pas environ.

Alors il se remit à l’eau dans le sens inverse afin de sonder un autre gué, et, plus heureux cette fois que la première, il ne perdit point pied, quoique son mulet eût de l’eau jusqu’au ventre.

Revenu sur le même bord qu’eux, il appela à lui d’un signe ses compagnons de voyage, qui s’empressèrent de le rejoindre ; quant à lui, il n’avait pas voulu s’éloigner de l’endroit où il avait trouvé le gué, de peur de perdre de vue la ligne suivie par lui et de tomber ou plutôt de faire tomber les autres dans quelques bas-fonds.

Les dispositions étaient prises pour faire passer la rivière aux deux femmes : d’abord on placerait le mulet d’Isabelle entre celui de Guillaume et du comte de Moret, de manière qu’elle eût à sa droite et à sa gauche quelqu’un prêt à lui prêter son secours.

Puis Guillaume repasserait le torrent pour la quatrième fois, et la dame de Coëtman le franchirait à son tour entre Guillaume et le page.

La dame de Coëtman écouta cet arrangement avec son indifférence ordinaire, et fit signe de la tête qu’elle approuvait.

Guillaume, Isabelle et le comte de Moret se mirent à l’eau dans l’ordre convenu et s’avancèrent vers l’autre bord, qu’ils atteignirent sans accident.

Mais en se retournant, la première chose qu’ils aperçurent fut la dame de Coëtman qui, sans attendre qu’on l’allât chercher, avait poussé son mulet à la rivière. Galaor n’avait pas voulu demeurer en arrière, et la suivait.

Tous deux gagnèrent la rive sans accident.

Le comte de Moret, malgré ses longues bottes, avait sentit la fraîcheur de l’eau lui monter jusqu’aux genoux. Il ne douta point qu’Isabelle ne fût mouillée comme lui, et il craignait pour elle l’impression de cette eau glacée.

Il demanda à Guillaume où l’on pourrait s’arrêter et trouver du feu ; à une heure de là à peu près, Guillaume connaissait dans la montagne une chaumière, où d’habitude s’arrêtaient les contrebandiers ; là on trouverait du feu et tout ce dont on pourrait avoir besoin.

Le terrain permettait de faire rapidement une demi-lieue à peu-près, on mit les mulets au trot, et l’on arriva promptement aux premières arêtes de la montagne.

Force fut de marcher un à un, le sentier se rétrécissant de manière à ne pouvoir donner passage à deux personnes de front.

Guillaume, comme il avait fait jusque-là en pareil cas, prit la tête de la colonne, puis vinrent Isabelle et le comte de Moret, puis la dame de Coëtman et Galaor.

La pluie qui était tombée en détrempant la neige rendait le chemin plus facile ; on put donc marcher au pas allongé et, à l’heure dite par Guillaume, arriver à la porte de la chaumière indiquée.

Isabelle hésitait à y entrer et demandait à poursuivre son chemin. Cette porte entr’ouverte laissait voir nombreuse compagnie, et cette compagnie était de l’espèce la plus mêlée ; mais Guillaume la rassura en lui promettant un coin séparé qui lui permettrait de ne se trouver en contact avec aucun homme dont le costume et le visage l’inquiétaient.

Au reste, les voyageurs étaient bien armés ; chacun d’eux avait, outre les couteaux de chasse dont nous avons déjà parlé, et avec l’un desquels nous avons vu Galaor couper un térébinthe et le transformer en traverse d’échelle, chacun d’eux avait dans les fontes de sa mule une longue paire de pistolets à roues comme on les faisait à cette époque. Guillaume, de son côté, portait à sa ceinture une arme qui tenait le milieu entre le couteau de chasse et le poignard, et en bandoulière une de ces carabines comme, en effet, on en faisait déjà venir du Tyrol pour la chasse au chamois.

On fit halte à la porte. Guillaume descendit seul et entra.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer