Le Comte de Moret – Tome II

IX

LE FÉTU DE PAILLE INVISIBLE, LE GRAIN DE SABLE INAPERÇU.

Tandis que toutes ces basses intrigues se nouaient contre lui, le cardinal, courbé à la lueur d’une lampe, sur une carte qu’on appelait alors la marche du royaume, carte qui, dans ses moindres détails déroulait sous les yeux la double frontière de France et de Savoie, suivait avec M. de Pontis, son ingénieur géographe et l’auteur de la carte que le cardinal avait devant lui, la marche que devait suivre l’armée, les villes ou les villages où elle devait faire halte, et marquait les chemins par lesquels les vivres nécessaires à la subsistance de trente mille hommes pouvaient arriver.

La carte revue par M. d’Escures, comme nous l’avons dit, relevait avec la plus grande exactitude, vallées, montagnes, torrents, et jusqu’aux ruisseaux ; le cardinal était enchanté, c’était la première carte de cette valeur qu’il avait sous les yeux.

Comme Bonaparte, couché sur la carte d’Italie, disait, au mois de mars 1800, en montrant les plaines de Marengo : C’est ici que je battrai Mélas, le cardinal de Richelieu, autant homme de guerre qu’il était peu homme d’Église, le cardinal de Richelieu disait d’avance : C’est ici que je battrai Charles-Emmanuel.

Puis, dans sa joie, se retournant vers M. de Pontis :

– Monsieur le vicomte, lui dit-il, vous êtes non-seulement un fidèle, mais un habile serviteur du roi, et la guerre finie à notre avantage, comme nous l’espérons, vous aurez droit à une récompense. Cette récompense, vous me la demanderez, et si elle est, comme je n’en doute pas, dans la mesure de mes moyens, cette récompense vous est accordée d’avance.

– Monseigneur, dit M. de Pontis en s’inclinant, tout homme a son ambition, les uns dans la tête, les autres dans le cœur, et le moment venu, puisque j’ai permission de Votre Éminence, je lui ouvrirai mon cœur.

– Ah ! fit le cardinal, vous êtes amoureux, vicomte.

– Oui, monseigneur.

– Et vous aimez au-dessus de vous.

– Comme nom peut-être, mais pas comme position de fortune.

– Et en quoi puis-je vous servir en pareille occurrence ?

– Le père de celle que j’aime est un fidèle serviteur de Votre Éminence, qui ne fera rien qu’avec sa permission.

Le cardinal réfléchit un instant comme si un souvenir se présentait à sa mémoire.

– Ah ! dit-il, n’est-ce pas vous, mon cher vicomte, qui avez, il y un an à peu près, amené en France et conduit près de la reine Mlle Isabelle de Lautrec ?

– Oui, monseigneur, dit le vicomte de Pontis en rougissant.

– Mais, dès cette époque, Mlle de Lautrec n’avait-elle point été présentée à Sa Majesté comme votre fiancée.

– Comme ma fiancée, non, monseigneur, comme ma promise, oui. Et, en effet, M. de Lautrec, au premier mot que je lui avais dit ; de mon amour pour sa fille m’avait répondu : « Isabelle n’a que quinze ans, vous avez de votre côté un chemin à faire ; dans deux ans, quand les affaires d’Italie seront arrangées, nous reparlerons de cela, et si vous aimez toujours Isabelle, si vous avez l’agrément du cardinal, je serai heureux de vous appeler mon fils. »

– Et Mlle de Lautrec est-elle entrée pour quelque chose dans les promesses de son père ?

– Mlle de Lautrec, quand je lui ai parlé de mon amour et quand elle a su que j’étais autorisé par son père à lui parler, m’a répondu, je devrais dire s’est contentée de me répondre que son cœur était libre, et qu’elle respectait trop son père pour ne pas obéir à ses volontés.

– Et à quelle époque vous a-t-elle dit cela ?

– Il y a un an, monseigneur.

– Et depuis l’avez-vous revue ?

– Rarement.

– Et, quand vous l’avez revue, lui avez-vous parlé de votre amour ?

– Il y a quatre jours seulement.

– Qu’a-t-elle répondu ?

– Elle a rougi et a balbutié quelques paroles dont j’ai attribué l’embarras à son émotion.

Le cardinal sourit ; et à lui-même :

– Il me semble, dit-il, qu’elle a oublié ce détail dans sa confession.

Le vicomte de Pontis regarda le cardinal avec inquiétude.

– Votre Éminence aurait-elle quelque objection à faire à mes désirs ? demanda-t-il.

– Aucune, vicomte, aucune ; faites-vous aimer de Mlle de Lautrec, et, s’il y a empêchement à votre bonheur, cet empêchement ne viendra point de moi.

La sérénité reparut sur le visage du vicomte.

– Merci, monseigneur, dit-il en s’inclinant.

En ce moment la pendule sonnait deux heures du matin.

Le cardinal congédia le vicomte avec une certaine tristesse, car, d’après les aveux que lui avait faits Isabelle, il comprenait qu’il lui serait difficile, impossible même de donner à ce bon serviteur la récompense qu’il ambitionnait.

Il se préparait à remonter dans sa chambre, lorsque la porte de l’appartement de Mme de Combalet s’ouvrit et que celle-ci, la bouche et les yeux souriants, apparut sur le seuil.

– Ô chère Marie, dit le cardinal, est-ce raisonnable de veiller jusqu’à une pareille heure de la nuit, quand depuis trois heures et plus vous devriez être dans votre chambre à vous reposer ?

– Cher oncle, dit Mme de Combalet, la joie comme le chagrin empêche de dormir, et je n’eusse pas fermé l’œil sans vous féliciter de votre succès. Lorsque vous êtes triste, vous me laisser partager votre tristesse ; quand vous êtes victorieux, car c’est une victoire, n’est-ce pas, que vous avez obtenue aujourd’hui ?…

– Une véritable victoire, Marie, dit le cardinal, le cœur dilaté et en respirant à pleine poitrine.

– Eh bien, reprit Mme de Combalet, quand vous êtes victorieux, laisse-moi partager votre triomphe.

– Oh ! oui, vous avez raison de réclamer une part de ma joie, car vous y avez droit, ma chère Marie ; vous faites partie de ma vie, et, par conséquent, vous avez votre part faite d’avance de ce qui m’arrive d’heureux ou de malheureux. Or, aujourd’hui seulement et pour la première fois, je respire librement ; cette fois, je n’ai pas eu besoin pour monter un degré de plus, de mettre le pied sur la première marche de l’échafaud d’un de mes ennemis, – victoire d’autant plus belle, Marie, qu’elle est toute pacifique et due à la seule persuasion, – les esclaves que l’on soumet par la force restent nos ennemis, – ceux que l’on soumet par le raisonnement deviennent vos apôtres. – Oh ! si Dieu m’aide, dans six mois, ma chère Marie, il y aura une puissance crainte et respectée de toutes les autres puissances. Cette puissance sera la France, car, dans six mois, que la Providence continue d’écarter de moi ces deux femmes perfides, dans six mois le siége de Cazal sera levé, Mantoue secourue et les protestants du Languedoc, voyant revenir l’Italie et se tourner contre eux notre armée victorieuse, demanderont la paix sans qu’il soit besoin, je l’espère, de leur faire la guerre, et alors le pape ne pourra pas refuser de me faire légat, légat a latere, légat à vie, et je tiendrai à la fois dans ma main le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, car, je l’espère, le roi est bien à moi maintenant, et à moins qu’il, ne se rencontre sur ma route ce fétu de paille invisible, ce grain de sable inaperçu qui font chavirer les plus grands projets, je suis maître de la France et de l’Italie. Embrassez-moi, Marie, et dormez du sommeil que vous méritez si bien. Quant à moi, je ne dirai pas : je vais dormir, mais je vais essayer de dormir.

– Mais vous serez brisé demain.

– Non. La joie tient lieu de sommeil, et jamais je ne me suis si bien porté.

– Permettez-vous que demain, en m’éveillant, j’entre chez vous, mon cher oncle, pour savoir comment vous avez passé la nuit ?

– Entre, entre, et que mon soleil levant, comme mon soleil couchant, soit un regard de tes beaux yeux ; et alors je serai sûr d’avoir une belle journée, comme je suis sûr d’avoir une belle nuit.

Et embrassant Mme de Combalet au front, il la conduisit jusqu’à la porte de sa chambre et demeura sur le seuil, la regardant jusqu’à ce qu’elle ce fût perdue dans la pénombre de l’escalier.

Alors seulement le cardinal referma la porte et s’apprêta à monter à son tour à son appartement ; mais au moment où il allait sortir de son cabinet, il entendit frapper un petit coup à la porte qui donnait chez Marion Delorme.

Il crut s’être trompé, s’arrêta et écouta de nouveau ; cette fois les coups redoublèrent de rapidité et de force ; il n’y avait point à s’y tromper, quelqu’un heurtait à la porte, de communication qui donnait du cabinet dans la chambre voisine.

Richelieu donna un tour de clef à la porte par laquelle il allait sortir, alla pousser le verrou des autres poertes, et, s’approchent de l’entrée secrète perdue dans la boiserie : – Qui frappe ? demanda-t-il à voix basse.

– Moi ! répondit une voix de femme. Êtes-vous seul ?

– Oui.

– Ouvrez-moi alors. J’ai à vous communiquer quelque chose que je crois d’une certaine importance.

Le cardinal regarda autour de lui pourvoir s’il était bien seul en effet ; puis, poussant le ressort, il ouvrit le passage secret dans lequel apparut un beau jeune homme frisant une fausse moustache.

Ce jeune homme, c’était Marion.

– Ah ! vous voilà, beau page, dit Richelieu souriant ; j’avoue que, si j’attendais quelqu’un à cette heure, ce n’était pas vous.

– Ne m’avez-vous pas dit : À quelque heure que ce soit, quand vous aurez quelque chose d’important à me dire, si je ne suis pas dans mon cabinet, sonnez ; si j’y suis, frappez.

– Je vous l’ai dit, ma chère Marion, et je vous remercie de vous en souvenir.

Et s’asseyant, le cardinal fit signe à Marion de s’asseoir près de lui.

– Sous ce costume ! fit Marion, en riant et pirouettant sur la pointe du pied pour montrer au cardinal toutes les élégances de sa personne, même sous un habit qui n’était pas celui de son sexe ; – non, ce serait manquer de respect à Votre Éminence ; je resterai debout, s’il vous plaît, monseigneur, pour vous faire mon petit rapport à moins que vous n’aimiez mieux que je vous parle un genou en terre ; mais alors ce serait une confession, et non pas un rapport, et cela nous entraînerait trop loin tous les deux.

– Parlez comme vous voudrez ; Marion, dit le cardinal, laissait percer une certaine inquiétude sur son front ; car si je ne me trompe, vous m’avez demandé cette entrevue pour me préparer à une mauvaise nouvelle, et les mauvaises nouvelles, comme il faut y parer, on ne les sait jamais trop tôt.

– Je ne saurais dire si la nouvelle est mauvaise ; mon instinct de femme me dit qu’elle n’est pas bonne. Vous-apprécierez.

– J’écoute.

– Votre Éminence a appris que le roi était brouillé avec son favori, M. Baradas.

– Ou plutôt que M. Baradas était brouillé avec le roi.

– En effet, c’est plus juste, puisque c’était M. Baradas qui boudait le roi. Eh bien, ce soir, pendant que le roi était avec son fou l’Angély, les deux reines sont entrées, et après une demi-heure environ, sont sorties ; elles étaient fort émues et ont causé un instant avec Mgr le duc d’Orléans ; après quoi, M. le duc d’Orléans s’est entretenu, près d’un quart d’heure, dans l’embrasure d’une fenêtre, avec M. Baradas : on paraissait discuter. Enfin le prince et le page sont tombés d’accord, tous deux sont sortis ensemble, Monsieur est resté dans le corridor jusqu’à ce qu’il eût vu entrer Baradas chez le roi ; après quoi il a disparu à son tour dans le corridor qui conduit à l’appartement des deux reines.

Le cardinal resta pensif pendant un instant, puis regardant Marion sans se donner la peine de dissimuler son inquiétude :

– Vous me donnez des détails d’une précision telle, dit-il, que je ne vous demande pas si vous êtes sûre de leur exactitude.

– J’en suis sûre, et d’ailleurs je n’ai aucune raison de cacher à Votre Éminence de qui je les tiens.

– S’il n’y a pas d’indiscrétion, notre belle amie, je serais, je vous l’avoue, bien aise de le savoir.

– Non-seulement il n’y a pas d’indiscrétion, mais je suis convaincue que je rends service à celui qui me les a donnés.

– C’est donc un ami.

– C’est quelqu’un qui désire que Votre Éminence le tienne pour son dévoué serviteur.

– Son non ?

– Saint-Simon.

– Ce petit page du roi ?

– Justement.

– Vous le connaissez ?

– Je la connais et je ne le connais pas, tant il y a qu’il est venu chez moi ce soir.

– Ce soir ou cette nuit ?

– Contentez-vous de ce que je vous dirai, monseigneur. Il est donc venu chez moi ce soir et m’a raconté cette histoire toute chaude. Il sortait du Louvre. En allant chez son camarade Baradas, il avait vu les deux reines sortant de chez Sa Majesté. Elles étaient si préoccupées qu’elles ne l’ont pas vu, lui ; il a continué son chemin, après les avoir vues, dans un entre-deux de portes, parler avec M. le duc d’Orléans. Puis il est entré chez Baradas ; le page boudait toujours et disait que le lendemain il quitterait le Louvre. Au bout d’un instant Monsieur est entré. Il n’a pas fait attention au petit Saint-Simon. Lui, s’est tenu coi ; et, comme je vous l’ai dit, il a vu son camarade causer avec le prince dans l’embrasure d’une fenêtre, puis tous deux sortir, Baradas entrer chez le roi, et Monsieur courir, selon toute probabilité, rendre compte de sa bonne réussite aux reines :

– Et le petit Saint-Simon est venu vous dire tout cela pour que la chose me fût répétée, dites-vous ?

– Oh ma foi, je vais vous répéter ses propres paroles : « Ma chère Marion, a-t-il dit, je crois qu’il y a dans toutes ces allées et ces venues, une machination contre M. le cardinal de Richelieu ; on vous dit de ses bonnes amies, je ne vous demande pas si c’est ou si ce n’est pas vrai, mais si c’est vrai, prévenez-le et dites-lui que je suis son humble serviteur. »

– C’est un garçon d’esprit, et je ne l’oublierai point à l’occasion, dites-le lui de ma part et quant à vous, ma chère Marion, je cherche comment je pourrai vous prouver ma reconnaissance.

– Ah, monseigneur.

– J’y aviserai ; mais en attendant…

Le cardinal tira de son doigt un diamant magnifique.

– Tenez, continua-t-il, prenez ce diamant en mémoire de moi.

Mais Marion, au lieu de tendre la main, la mettait derrière son dos.

Le cardinal la lui prit, en tira lui-même le gant et lui mit le diamant au doigt.

Puis, lui baisant la main :

– Marion, dit-il, soyez-moi toujours aussi bonne amie que vous l’êtes, et vous ne vous en repentirez-pas.

– Monseigneur, lui dit Marion, je trompe parfois mes amants, mes amis jamais.

Et le poing sur la hanche, le chapeau à plume à la main, l’insouciance de la jeunesse et de la beauté au front, le sourire de l’amour et de la volupté sur les lèvres, tirant sa révérence comme eût fait un véritable page, elle rentra chez elle, regardant son diamant et chantant une villanelle de Desportes.

Le cardinal resta seul, et passant sa main sur son front assombri.

– Ah ! voilà, dit-il, le fétu de paille invisible, voilà le grain de sable inaperçu !

Puis avec une expression de mépris impossible à rendre :

– Ah ! dit-il, un Baradas !

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