Le Comte de Moret – Tome II

XVI

COMMENT, EN FAISANT CHACUN LEUR PREMIÈRE SORTIE, ÉTIENNE LATIL ET LE MARQUIS DE PISANI EURENT LA CHANCE DE SE RENCONTRER.

Nous avons dit que le cardinal s’était retiré dans sa maison de campagne de Chaillot pour laisser sa maison de la place Royale, c’est-à-dire son ministère, à Louis XIII.

Le bruit de sa disgrâce s’était vite répandu dans Paris, et dans un rendez-vous que Mme de Fargis avait donné à la Barbe-Peinte au garde des sceaux Marcillac, elle lui avait appris cette grande nouvelle.

Cette grande nouvelle avait bientôt débordé de la chambre où elle avait été dite, – elle était descendue jusqu’à Mme Soleil ; de Mme Soleil elle avait gagné son époux et avec son époux elle était entrée dans la chambre d’Étienne Latil, qui, depuis trois jours seulement avait quitté son lit et commençait à se promener par la chambre appuyé sur son épée.

Maître Soleil lui avait offert sa propre canne, – beau jonc, à pommeau d’agate comme la bague de Muddarah le bâtard ; mais Latil avait refusé, regardant comme indigne d’un homme d’épée de s’appuyer sur autre chose que sur son épée.

À cette nouvelle de la disgrâce de Richelieu, il s’arrêta court, s’appuya des deux mains sur le pommeau de sa rapière, et regardant maître Soleil en face :

– C’est vrai, ce que vous dites-là ? lui demanda-t-il.

– Vrai comme l’Évangile.

– Et de qui tenez-vous la nouvelle ?

– D’une dame de la cour.

Étienne Latil connaissait trop bien la maison dans laquelle l’accident qui lui était arrivé l’avait forcé d’élire domicile, pour ne point savoir qu’elle recevait, sous le masque, des visiteurs de toute condition.

Il fit donc tout pensif deux ou trois pas, et revenant à maître Soleil :

– Et maintenant qu’il n’est plus ministre, que pensez-vous de la sûreté personnelle de M. le cardinal ?

Maître Soleil secoua la tête et fit entendre une espèce de grognement.

– Je pense, dit-il, que s’il n’emmène pas des gardes avec lui, il ne ferait pas mal de porter à Chaillot, sous son camail, la cuirasse qu’à la Rochelle il portait par-dessus.

– Croyez-vous, demanda Latil, que ce soit le seul danger qu’il coure ?

– Quant à la nourriture, dit Soleil, je pense bien que sa nièce, Mme de Combalet, aura la sage précaution de trouver quelqu’un qui goûte les plats avant lui.

Puis il ajouta avec le gros sourire qui épanouissait sa large face.

– Seulement, où trouvera-t-on ce quelqu’un là ?

– Il est trouvé, maître Soleil, dit Latil, – appelez moi une chaise.

– Comment, s’écria maître Soleil, vous allez faire l’imprudence de sortir :

– Je vais faire cette imprudence, oui, mon hôte, et comme je ne me dissimule pas que c’est une imprudence, et que dans la situation où je me trouve, une imprudence peut me coûter la vie, nous allons régler notre petit compte, pour qu’en cas de mort vous ne perdiez rien. – Trois semaines de maladie, neuf brocs de tisane, deux chopes de vin, et les soins assidus de Mme Soleil – ce qui n’a point de prix – cela vaut-il plus de vingt pistoles ?

– Remarquez bien, monsieur Latil, que je ne vous demande rien, et que l’honneur de vous avoir logé, nourri…

– Oh, nourri ! J’ai été facile à nourrir.

– Et désaltéré me suffirait, mais si vous voulez absolument me compter vingt pistoles en signe de votre satisfaction…

– Tu ne les refuserais point, n’est-ce pas ?

– Je ne vous ferai pas cette insulte, Dieu m’en garde.

– Appelle une chaise, tandis que je te compterai les vingt pistoles.

Maître Soleil salua, sortit, rentra, vint droit à la table sur laquelle étaient alignées les deux cents livres, par cette attraction naturelle qui existe entre l’argent et les aubergistes, compta l’argent du regard, avec cette sûreté de coup d’œil qui n’appartient qu’à certains états ; puis, lorsqu’il fut sûr qu’il ne manquait pas un denier aux deux cents livres :

– Votre chaise est prête, mon maître, dit-il.

Latil remit au fourreau son épée qu’il avait posée sur la table, et, faisant à maître Soleil un signe impératif pour qu’il s’approchât de lui.

– Allons, ton bras, fit-il.

– Mon bras pour sortir de ma maison, cher monsieur Étienne, c’est avec bien du regret que je vous le donne, allez.

– Soleil, mon ami, dit Latil, ce serait avec un profond regret que je verrais le plus petit nuage sur ta face resplendissante. Aussi je te promets qu’à mon retour tu auras ma première visite, surtout si tu me gardes un broc de ce petit vin de Coulanges, auquel je ne fais fête que depuis quelques jours, et que je quitte avec le regret de ne pas l’avoir plus intimement connu.

– J’en ai une pièce de trois cents brocs, monsieur Latil, je vous la garde.

– À trois brocs par jour, il y en a pour trois mois en pension chez vous, maître Soleil à moins que mes moyens ne me le permettent pas.

– Bon, alors, on vous fera crédit ; un homme qui a pour amis M. de Moret, M. de Montmorency, M. de Richelieu, un fils de roi, un prince et un cardinal !

Latil secoua la tête.

– Un bon fermier-général, serait moins honorable, mais plus sûr, mon cher monsieur, dit sentencieusement Latil en mettant le pied dans la chaise.

– Où faut-il dire à vos porteurs de vous conduire, mon hôte ?

– À l’hôtel Montmorency, où j’ai un devoir à remplir d’abord, ensuite à Chaillot.

– À l’hôtel de Mgr. le duc de Montmorency, cria Soleil, de manière que l’on entendît la recommandation, tout à la fois de la rue des Blancs-Manteaux et de la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie.

Les porteurs ne se le firent point dire deux fois et partirent d’un pas allongé et élastique qu’ils adoptaient sur l’avis, qu’ils avaient reçu de maître Soleil, de ménager leur client relevant d’une longue et douloureuse maladie.

Ils s’arrêtèrent à la porte du duc ; le suisse en grand costume, sa canne à la main, se tenait debout au seuil.

Latil lui fit signe de venir à lui. Le suisse s’approcha.

– Mon ami, lui dit-il, voici une demi-pistole, faites-moi le plaisir de me répondre.

Le suisse mit le chapeau à la main, ce qui était une manière de répondre.

– Je suis un gentilhomme blessé, auquel M. le comte de Muret a fait l’honneur de venir faire une visite pendant sa maladie, et à qui il a fait promettre de lui rendre cette visite dès qu’il pourrait se tenir debout. Je sors aujourd’hui pour la première fois, et je tiens ma promesse. Puis-je avoir l’honneur d’être reçu par M. le comte.

– M. le comte de Moret, dit le suisse, a quitté l’hôtel depuis cinq jours, et personne ne sait où il est.

– Pas même monseigneur ?

– Monseigneur était parti la veille pour son gouvernement du Languedoc.

– Je joue de malheur, mais j’ai tenu ma promesse à M. le comte ; c’est tout ce que l’on peut demander d’un homme d’honneur.

– Maintenant, dit le suisse, M. le comte de Moret a fait faire, en quittant l’hôtel, par le page Galaor qui l’accompagne, et qui est revenu exprès pour la renouveler, une recommandation qui pourrait bien concerner Votre Seigneurie.

– Laquelle ?

– Il a ordonné que si un gentilhomme nommé Étienne Latil se présentait à l’hôtel, on lui offrît la nourriture et le couvert, et qu’on le traitât enfin comme un homme de sa confiance et attaché à sa maison.

Latil ôta son chapeau à M. de Moret absent.

– M. le comte de Moret, dit-il, s’est conduit comme un digne fils de Henri IV qu’il est. Je suis en effet ce gentilhomme, et j’aurai l’honneur, à son retour, de lui présenter mes remercîments et de me mettre à son service. Voici, mon ami, une autre demi-pistole pour le plaisir que vous me faites, en m’annonçant que M. le comte de Moret, a bien voulu penser à moi. – Porteurs à Chaillot, hôtel de M. le cardinal.

Les porteurs se replacèrent dans leurs brancards, se remirent à marcher du même pas et prirent la rue Simon-le-franc, la rue Maubué et la rue Troussevache, pour gagner la rue Saint-Honoré par la rue de la Ferronnerie.

Or, le hasard faisait qu’à l’instant même où Latil, à la porte de l’hôtel Montmorency, disait à ses porteurs : À Chaillot, le hasard faisait, disons-nous, que le marquis Pisani, que les événements importants que nous avons racontés nous ont forcé de perdre de vue, assez bien remis du coup d’épée que lui avait donné Souscarrières pour faire une première sortie, et jugeant que cette première sortie devait avoir pour but d’aller faire les excuses au comte de Moret, montait de son côté dans une chaise et, après avoir recommandé à ses porteurs de marcher avec toute la précaution due à un malade, terminait la recommandation par un mot : À l’hôtel Montmorency.

Les porteurs qui partaient de l’hôtel Rambouillet descendirent naturellement la rue Saint-Thomas du Louvre et prirent la rue Saint-Honoré, qu’ils remontèrent pour gagner la rue de la Ferronnerie.

Il résulta de cette double manœuvre que les deux chaises se croisèrent à la hauteur de la rue de l’Arbre Sec, et que le marquis Pisani, préoccupé de la façon dont il allait débiter au comte de Moret dont il ignorait l’absence, un compliment assez difficile, ne reconnut point Étienne Latil, tandis qu’Étienne Latil, que rien ne préoccupait, reconnut le marquis Pisani.

On devine l’effet que fit une pareille vision sur l’irascible spadassin.

Il jeta un cri qui arrêta court ses porteurs, et passant la tête par la vitre ouverte :

– Hé ! monsieur le bossu ! cria-t-il.

Peut-être eût il été plus intelligent au marquis Pisani de ne point s’apercevoir que l’interpellation s’adressait à lui ; mais il avait tellement la conscience de sa gibbosité, que son premier mouvement fut de sortir à son tour la tête par la portière de sa chaise, pour voir qui l’appelait ainsi par son infirmité, au lieu de l’appeler par son titre.

– Plaît il ? demanda le marquis, en faisant de son côté signe à ses porteurs de s’arrêter.

– Il me plaît que vous veuillez bien m’attendre un instant ; j’ai un vieux compte à régler avec vous, répondit Latil.

Puis à ses porteurs :

– Eh vite, dit-il, portez ma chaise à côté de celle de ce gentilhomme, et ayez soin que ces portières soient bien en face l’une de l’autre.

Les porteurs se retournèrent dans leurs brancards et transportèrent la chaise de Latil à l’endroit indiqué.

– Est-ce bien ici, notre bourgeois ? demandèrent-ils.

– Ici parfaitement, dit Latil. Ah !

Cette exclamation était arrachée au spadassin par la joie de se trouver en face du marquis inconnu, dont le titre seul lui avait été révélé par la bague qu’il lui avait montrée.

De son côté, Pisani venait de reconnaître Latil.

– En avant ! cria-t-il a ses porteurs, je n’ai point affaire à cet homme.

– Oui, mais par malheur, cet homme a affaire à vous, mon mignon. Ne bougez pas, vous autres, cria-t-il aux porteurs de la chaise adverse qui avaient l’air de vouloir obéir à l’ordre reçu. Ne bougez pas ou ventre saint-gris ! comme disait le roi Henri IV, je vous coupe les oreilles.

Les porteurs, qui avaient déjà soulevé la chaise, la reposèrent sur le pavé.

Les passants, attirés par le bruit, commençaient à s’amasser autour des deux chaises.

– Et moi, si vous ne marchez point, je vous fais bâtonner par mes gens.

Les porteurs du marquis secouèrent la tête.

– Nous aimons mieux être bâtonnés, dirent-ils, que d’avoir les oreilles coupées.

Puis, tirant leurs deux brancards des coulisses dans lesquelles ils étaient passés :

– D’ailleurs, dirent-ils, si vos gens viennent avec leurs bâtons, nous avons de quoi répondre.

– Bravo, mes amis, dit Latil voyant que la chance était pour lui, voici quatre pistoles pour boire à ma santé. Je puis vous dire mon nom, je m’appelle Étienne Latil, tandis que je défie votre marquis bossu de dire le sien.

– Ah ! misérable, s’écria Pisani, tu n’as donc pas assez des deux coups d’épée que je t’ai déjà donnés ?

– Non-seulement j’en ai assez, dit Latil, mais j’en ai trop ; c’est pour cela que je veux absolument vous en rendre un.

– Tu abuses de ce que je ne puis pas encore me tenir sur mes jambes.

– Bah ! vraiment, dit Latil ; alors la partie est égale, nous allons nous battre assis. En garde, marquis !… Ah ! vous n’avez pas là vos trois gardes du corps avec vous ; et je vous défie de me faire donner un coup d’épée par derrière.

Et Latil tira son épée et en porta la pointe à la hauteur des yeux de son adversaire.

Il n’y avait point à reculer ; un cercle entourait les deux chaises. D’ailleurs, nous l’avons déjà dit, le marquis Pisani était brave ; il tira son épée à son tour, et sans que l’on vît ni l’un ni l’autre des combattants, les seules portières ouvertes étant celles qui correspondaient l’une à l’autre, on aperçut les deux lames passer chacune par une portière, se croiser, avec toutes les ressources de l’art, s’attaquant avec des feintes, parant avec des contres, plonger tour à tour avec rage dans l’intervalle, tantôt par l’une, tantôt par l’autre portière.

Enfin, après un combat qui dura près de cinq minutes, au grand amusement des spectateurs, un cri, ou plutôt un blasphème sortit de l’une des deux chaises.

Latil venait de clouer le bras de son adversaire à la carcasse de la chaise.

– Là ! fit Étienne Latil, prenez toujours cela en à-compte, mon beau marquis, et n’oubliez pas que chaque fois que je vous rencontrerai je vous en ferai autant.

Les gens du peuple ont une grande prédilection pour les vainqueurs, surtout quand ils sont beaux et généreux.

Latil était plutôt bien que mal, il avait fait preuve de générosité en jetant quatre pistoles sur le pavé.

Le marquis de Pisani était bossu et laid et n’avait montré aucune pistole.

Il eut certainement eu tort s’il eût appelé à la justice des assistants.

Il en prit son parti.

– À l’hôtel Rambouillet, dit Pisani.

– À Chaillot, dit Étienne Latil.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer