Le Comte de Moret – Tome II

XX

POURQUOI LE ROI LOUIS XIII ÉTAIT TOUJOURS VÊTU DE NOIR.

Guillemot s’effaça rapidement, et le roi Louis XIII et le cardinal de Richelieu te trouvèrent face à face.

– Sire, dit Richelieu en s’inclinant respectueusement, ma surprise a été si grande en apprenant que le roi descendait à la porte de mon humble maison, qu’au lieu de me précipiter comme je le devais au devant de lui et de l’attendre au bas de l’escalier, je suis resté, ici les pieds cloués au parquet, et qu’à cette heure encore, en son auguste présence, je doute que ce soit Sa Majesté elle-même qui ait ainsi daigné descendre jusqu’à moi.

Le roi regarda autour de lui.

– Nous sommes seul, monsieur le cardinal ? dit-il.

– Seuls, Votre Majesté.

– Vous en êtes certain ?

– J’en suis certain, Sire.

– Et nous pouvons parler en toute liberté ?

– En toute liberté.

– Alors, fermez cette porte, et écoutez-moi.

Le cardinal s’inclina, obéit, forma la porte et montra du doigt au roi un fauteuil dans lequel le roi s’assit ou plutôt se laissa tomber.

Le cardinal se tint debout et attendit.

Le roi leva lentement les yeux sur le cardinal, et le regardant un instant :

– Monsieur le cardinal, dit-il, j’ai eu tort.

– Tort, Sire ! en quoi ?

– De faire ce que j’ai fait.

Le cardinal regarda fixement le roi à son tour.

– Sire, dit-il, une grande explication, une de ces explications claires, nettes, précises, qui ne laissent pas un doute, pas un nuage, pas une ombre, était, je crois, nécessaire entre nous ; les paroles que vient de prononcer Votre Majesté me font croire que l’heure de cette explication est venue.

– Monsieur le cardinal, dit Louis XIII se redressant, j’espère que vous n’oublierez pas…

– Que vous êtes le roi Louis XIII, et que je suis son humble serviteur, le cardinal de Richelieu, non, Sire, soyez tranquille ; mais cependant, avec le profond respect que j’ai pour Votre Majesté, je demande la permission de vous le dire : si j’ai le malheur de la blesser, je me retirerai si loin que non-seulement elle n’aura jamais l’ennui de me revoir, ni même le désagrément d’entendre à l’avenir même prononcer mon nom. Si au contraire, elle admet que mes raisons soient bonnes, que mes sujets de plaintes soient réels, elle n’a qu’à me dire du même accent dont elle vient de dire : J’ai eu tort, elle n’aura qu’à dire : Cardinal, vous avez raison, et nous laisserons tomber le passé dans le gouffre de l’oubli.

– Parlez, monsieur, dit le roi, je vous écoute.

– Sire, commençons, s’il vous plaît, par ce qui ne peut pas se discuter, par mon désintéressement et ma probité.

– Les ai-je jamais attaquées ? demanda le roi.

– Non, mais Votre Majesté les a laissé attaquer devant elle, et c’est un grand tort qu’elle a eu.

– Monsieur ! fit le roi.

– Sire, ou je dirai tout, ou je me tairai ; Votre Majesté m’ordonne-t-elle de me taire ?

– Non, ventre saint-gris, comme disait le roi mon père, je vous ordonne, au contraire, de parler ; mais… ménagez-moi les reproches.

– Je suis cependant obligé de faire à Votre Majesté ceux que je crois qu’elle mérite.

Le roi se leva, frappa du pied, alla de son fauteuil à la fenêtre, de la fenêtre à la porte, de la porte à son fauteuil, regarda Richelieu, qui resta muet, et finit enfin par se rasseoir, en disant :

– Parlez ; je mets mon orgueil royal aux pieds du crucifix, je suis prêt à tout entendre.

– J’ai dit, Sire, que je commencerais par mon désintéressement et ma probité ; veuillez donc m’écouter.

Louis XIII fit un signe de tête.

– J’ai de mon patrimoine, continua le cardinal, vingt-cinq mille livres de rente ; le roi m’a donné six abbayes, qui rapportent cent vingt cinq mille livres ; j’ai donc en tout, de rente, cent cinquante mille livres.

– Je sais cela, dit le roi.

– Votre Majesté sait aussi, sans doute, que je suis, étant ministre, bien entendu, entouré de complots et de poignards, a ce point que je dois avoir des gardes et un capitaine pour me défendre.

– Je sais encore cela.

– Eh bien, Sire, j’ai refusé soixante mille livres de pension que vous m’avez offertes, après la prise de la Rochelle.

– Je m’en souviens.

– J’ai refusé les appointements de l’amirauté, quarante mille livres ; j’ai refusé un droit d’amiral, cent mille écus, ou plutôt je l’ai accepté, mais j’en ai fait don à l’État. Enfin, j’ai refusé un million que les financiers m’offraient pour ne pas être poursuivis ; ils ont été poursuivis, et je les ai forcés de dégorger dix millions dans les caisses du roi.

– Il n’y a pas de contestation là-dessus, monsieur le cardinal, dit le roi en tenant son chapeau, et je me plais à dire que vous êtes le plus honnête homme de mon royaume.

Le cardinal salua.

– Or, continua-t-il, quels sont mes ennemis près de Votre Majesté ; quels sont ceux qui m’accusent en face de la France et qui me calomnient aux yeux de l’Europe ; ceux qui devraient être les premiers à me rendre justice comme vous, Sire ! S. A. R. Mgr Gaston votre frère, la reine Anne régnante, S. M. la reine mère.

Le roi poussa un soupir ; le cardinal venait de toucher la plaie, il continua :

– S. A. R. Monsieur m’a toujours détesté ; comment ai je répondu à sa haine ? Dans l’affaire de Chalais il n’était question de rien moins que de m’assassiner ; les aveux de toutes parts, et même de la part de monseigneur, ont été clairs et précis ; comment me suis je vengé ? Je lui ai fait épouser la plus riche héritière du royaume, Mlle de Montpensier ; j’ai obtenu pour lui de Votre Majesté, l’apanage et le titre de duc d’Orléans, Mgr Gaston possède à cette heure un million et demi de revenu.

– C’est-à-dire qu’il est plus riche que moi, monsieur le cardinal.

– Le roi n’a pas besoin d’être riche, il peut ce qu’il veut. Quand le roi a besoin d’un million, il demande un million, et tout est dit.

– C’est vrai, dit le roi, puisqu’avant-hier vous m’en avez donné quatre, et hier un et demi.

– Faut-il que je rappelle à Votre Majesté combien m’en veut la reine Anne d’Autriche, et tout ce qu’elle a fait contre moi, et quel est mon crime à ses yeux ; le respect me ferme la bouche.

– Non, parlez, monsieur le cardinal ; je puis, je dois, je veux tout entendre.

– Sire, le grand malheur des princes, la grande calamité des États, sont les mariages des rois avec des princesses étrangères ; les reines, venant soit d’Autriche, soit d’Italie, soit d’Espagne, apportent sur le trône des sympathies de famille qui, à un moment donné, deviennent des crimes d’État ; combien de reines ont volé et voleront encore, au profit de leur père ou de leur frère, l’épée de la France sous le chevet du roi, leur mari ? Qu’arrive-t-il alors ? C’est qu’il y a crime de trahison, et que ses crimes ne pouvant pas être poursuivis sur les vrais coupables, on frappe tout autour d’eux, et que des têtes tombent qui ne devraient pas tomber. Après avoir conspiré avec l’Angleterre, la reine Anne, qui m’en veut, parce qu’elle voit en moi le champion de la France, conspire aujourd’hui avec l’Espagne et avec l’Autriche.

– Je le sais ! je le sais ! dit le roi d’une voix étouffée ; mais la reine Anne n’a aucun pouvoir sur moi.

– C’est vrai ; mais en direz-vous autant de la reine Marie, Sire, de la reine Marie, la plus cruelle de mes trois ennemies, parce que c’est pour elle que j’ai le plus fait.

– Pardonnez-lui, monsieur le cardinal.

– Non, Sire, je ne le lui pardonne pas.

– Même si je vous en prie ?

– Même si vous me l’ordonnez ; oh ! je l’ai dit à Votre Majesté, puisqu’elle est venue me chercher ici, il faut qu’ici la vérité tout entière lui soit dite.

Le roi poussa un soupir.

– Croyez-vous que je ne la connais pas, la vérité ? dit-il d’une voix altérée.

– Pas tout entière et il faut qu’entière elle vous soit dite une fois ; votre mère, Sire, c’est terrible à dire à son fils, mais votre mère…

– Eh bien, ma mère ? dit le roi regardant fixement le cardinal.

Ce regard du roi, qui eût arrêté les paroles dans la bouche d’un homme moins résolu à tout braver que l’était le cardinal, sembla, au contraire, les en faire jaillir.

– Votre mère, Sire, reprit-il, votre mère était infidèle à son époux. Avant d’être la femme de son mari, votre mère, lorsqu’elle a abordé à Marseille…

– Taisez-vous, monsieur, dit le roi, les murs écoutent et entendent parfois, dit-on. S’ils écoutent et s’ils entendent, ils peuvent parler, et personne ne doit savoir, que vous et moi pourquoi j’hésite à donner un héritier à la couronne, quand tout le monde m’en presse, et vous tout le premier, et ce que je vous dis est si vrai, monsieur, ajouta le roi, en se levant et en saisissant la main du cardinal, que si je croyais mon frère fils du roi Henri IV, c’est-à-dire du seul sang qui ait le droit de régner sur la France, aussi vrai que Dieu et vous m’entendez, monsieur, j’aurais déjà abdiqué en sa faveur et me serais retiré dans un cloître où j’aurais prié pour ma mère et pour la France. Avez-vous encore autre chose à me dire, monsieur ; m’ayant dit cela, vous pouvez tout me dire, maintenant ?

– Eh bien oui, Sire, je vous dirai tout ! s’écria le cardinal étonné, car je commence à comprendre qu’au respect que j’ai déjà pour Votre Majesté, va se joindre un sentiment d’admiration d’autant plus profonde qu’elle restera secrète. Oh ! Sire, quel horizon de tristesse me cachait le voile que vous venez de soulever, et Dieu m’est témoin que si je ne croyais pas l’avenir de la France intéressé à ce que je vais vous dire, je m’arrêterais là et n’irais point jusqu’au bout ; Sire, avez-vous essayé de voir clair dans le mystère terrible du 14 mai ?

– Oui, et j’y suis parvenu.

– Mais les vrais assassins, les connaissez-vous, Sire ?

– L’assassinat du maréchal d’Ancre, dont je parle sans remords, et que j’accomplirais encore demain s’il n’était déjà accompli depuis onze ans, vous prouvera du moins que je-connaissais l’un d’entre eux si je ne connais pas les autres.

– Mais moi, Sire ! moi qui n’avais pas les mêmes raisons que Votre Majesté pour rester aveugle, moi j’ai été jusqu’au fond du mystère et je les connais tous, moi, les assassins !

Le roi poussa un gémissement.

– Vous ignorez, Sire, qu’il y a eu une sainte femme, une créature dévouée qui sachant que le crime devait s’accomplir, avait juré elle, que le crime ne s’accomplirait pas. Savez-vous qu’elle a été sa récompense ?

– On la enfermée dans un tombeau, dont elle a vu, vivante, la porte se murer sur elle, et où elle est restée dix-huit ans exposée aux rayons brûlants de l’été, à la bise glacée de l’hiver ; sa loge était aux Filles repenties ; elle s’appelait la Coëtman, elle est morte il y a douze jours seulement.

– Et sachant cela, Sire, Votre Majesté a souffert qu’une pareille iniquité s’accomplit !

– Les rois sont personnes sacrées, monsieur le cardinal, répondit Louis XIII avec ce culte terrible de la monarchie qui, sous Louis XIV, devait aller jusqu’à l’Idolâtrie ; et malheur à ceux qui pénètrent dans leurs secrets.

– Eh bien ! Sire, ce secret, il y a encore une autre personne que vous, une autre personne que moi qui le sait.

Le roi fixa son œil clair sur le cardinal ; cet œil interrogeait mieux que n’eussent fait des paroles.

– Vous avez peut-être entendu dire, continua Richelieu, que sur l’échafaud Ravaillac avait demandé à faire des aveux.

– Oui, dit Louis XIII pâlissant.

– Vous avez peut-être entendu dire encore que le greffier alors s’approcha de lui, et que sous la dictée du patient, déjà à moitié mutilé, le greffier écrivit le nom des vrais coupables.

– Oui, dit Louis XIII, sur une feuille volante détachée du procès.

Et le cardinal crut le voir pâlir encore.

– Vous avez peut-être entendu dire enfin que cette feuille avait été recueillie par le rapporteur Joly de Fleury, et gardée soigneusement par lui.

– J’ai entendu dire tout cela, monsieur le cardinal, après ?… après ?…

– Eh bien, j’ai voulu reprendre cette feuille chez les enfants de M. Joly de Fleury ; deux hommes inconnus, l’un, un jeune homme de seize ans, l’autre, un homme de vingt-six, se sont présentés un jour chez le rapporteur, se sont faits connaître à lui, ont eu l’influence de se faire remettre ce précieux feuillet et l’ont emporté.

– Et Votre Éminence, qui sait tout, n’a pas pu savoir quels étaient ces deux hommes ? demanda le roi.

– Non, Sire, répondit le cardinal.

– Eh bien, je vais vous le dire, moi, fit le roi en saisissant-fiévreusement le bras du cardinal : l’aîné de ces deux hommes, c’était M. de Luynes ; le plus jeune c’était moi !

– Vous, Sire, s’écria le cardinal en reculant d’étonnement.

– Et, dit le roi en fouillant dans sa poitrine et en tirant d’une poche intérieure un papier jauni et froissé, et ce procès-verbal daté par Ravaillac sur l’échafaud, cette feuille fatale qui porte les noms des coupables, la voilà !

– Ô Sire ! dit Richelieu, reconnaissant à la pâleur du roi ce qu’il avait dû souffrir pendant toute cette scène, pardonnez-moi ; tout ce que je viens de vous dire, je croyais que vous l’ignoriez.

– Et quelle-cause donniez-vous donc à ma tristesse, à mon isolement, à mon deuil. Est-ce donc l’habitude des rois de France de se vêtir comme je le suis. Chez nous autres souverains, le deuil d’un père, d’une mère, d’un frère, d’une sœur, d’un parent, d’un autre roi, se porte en violet ; mais chez tous les hommes, roi et sujets, le deuil du bonheur se porte en noir.

– Sire, dit le cardinal, il est inutile de garder ce papier, brûlez-le.

– Non pas, monsieur, je suis faible ; mais, par bonheur, je me connais. Ma mère est ma mère, au bout du compte, et de temps en temps elle reprend son empire sur moi. Mais quand je sens que cet empire me fait dévier de la ligne droite et me pousse à quelque chose d’injuste, je regarde ce papier et il me rend la force, ce papier. Monsieur le cardinal, dit le roi d’une voix sombre, mais résolue, gardez-le comme un pacte entre nous, et le jour où il me faudra rompre avec ma mère, l’éloigner de moi, l’exiler de Paris, la chasser de la France, ce papier à la main, exigez de moi ce que vous voudrez.

Le cardinal hésitait.

– Prenez, dit le roi, prenez, je le veux.

Le cardinal s’inclina et prit le papier.

– Puisque Votre Majesté le veut, dit-il.

– Et maintenant, ne me faites-plus de conditions, monsieur le cardinal, la France et moi nous nous remettons entre vos mains.

Le cardinal prit les mains du roi, mit un genou en terre, les baisa et lui dit :

– Sire, en échange de cet instant, Votre Majesté acceptera, je l’espère, le dévouement, de toute ma vie.

– J’y compte, monsieur, dit le roi avec cette suprême majesté qu’il savait prendre dans certains moments ; et maintenant, ajouta-t-il, mon cher cardinal, oublions tout ce qui s’est passé, dédaignons toutes ces misérables intrigues de ma mère, de mon frère et de la reine, et ne nous occupons plus que de la gloire de nos armes et de la grandeur de la France.

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