Le Comte de Moret – Tome II

IX

OÙ LE LECTEUR RETROUVE UN ANCIEN AMI.

À peine Victor-Amédée était sorti, que le cardinal s’approcha d’une table et écrivit la lettre suivante :

« Sire,

« Si Votre Majesté, comme Dieu m’en donne l’espérance, a heureusement vu s’achever le passage de notre matériel par-dessus les monts, je la supplie bien humblement d’ordonner qu’artillerie, caissons, et toute machine de guerre soient immédiatement acheminés sur Chaumont, où le roi aura, sur ma prière, la bonté de se rendre lui même sans aucun retard, le jour des hostilités étant, sauf contre-ordre de Sa Majesté, fixé à mercredi matin, 6 mars. À la suite de la conversation que j’ai eue avec le prince Victor-Amédée, j’ai dû engager la parole de Votre Majesté, et je crois qu’il ne faudrait la dégager qu’avec de graves raisons de le faire.

« J’attends donc avec impatience une réponse de Votre Majesté, où mieux encore, Votre Majesté elle-même.

« Je lui envoie un homme sûr, auquel Sa Majesté peut se fier en toute chose, même comme compagnon de route dans le cas où Sa Majesté voudrait voyager de nuit et incognito.

« J’ai l’honneur d’être,

De Votre Majesté,

« Le très-humble sujet et très-dévoué serviteur,

« Armand † RICHELIEU. »

Cette lettre écrite et cachetée, le cardinal appela :

– Étienne !

Aussitôt la porte de la chambre s’ouvrit, et l’on vit apparaître sur le seul notre ancienne connaissance de l’hôtellerie de la Barbe-Peinte, Étienne Latil, non pas comme nous l’avions vu entrer dans le cabinet du cardinal à Chaillot, c’est-à-dire les genoux tremblants, forcé de s’appuyer à la muraille pour ne pas tomber, pâle et articulant avec peine ses offres de dévouement, mais la tête haute, le jarret tendu, la moustache relevée, le chapeau à la main droite, la main gauche au pommeau de l’épée, un vrai capitaine de Callot, enfin.

C’est qu’en effet quatre mois s’étaient écoulés depuis que frappé à la fois par le marquis Pisani et par Souscarrières, il était tombé, sans connaissance sur le carreau de l’hôtellerie de maître Soleil.

Or, quand il n’est pas tué du coup, il n’en faut pas tant à un paillard organisé comme l’était Étienne Latil pour se remettre sur pied, plus solide, et plus triomphant que jamais.

L’approche des hostilités avait même donné à son visage un air de gaieté qui n’échappa point, au cardinal.

– Étienne, lui dit-il, il s’agit de monter à l’instant même à cheval, à moins que tu n’aimes mieux, pour ta commodité personnelle, faire la route à pied, mais arrange toi comme tu voudras, il faut que cette lettre, qui est de la plus haute importance, soit remise au roi avant dix heures du soir.

– Votre Éminence veut-elle me dire qu’elle heure il est ?

Le cardinal tira sa montre.

– Il est près de midi.

– Et le roi est à Oulx ?

– Oui.

– À huit heures le roi aura sa lettre, ou j’aurai roulé dans la Douaire.

– Tâchez de ne pas rouler dans la Douaire, ce qui me ferait de la peine, et que le roi ait sa lettre, ce qui, au contraire, me fera plaisir.

– J’espère, sur ces deux points satisfaire Votre Éminence.

Le cardinal connaissait Latil pour un homme de parole, il ne jugea pas à propos d’insister et se contenta de lui faire signe qu’il était libre.

Latil, en effet, courut à l’écurie, choisit un bon cheval, ne s’arrêta chez le maréchal ferrant que le temps de le faire ferrer à crampons et, l’opération terminée, sauta sur son dos et s’élança sur la route d’Oulx.

Au reste, il trouva le chemin meilleur qu’il ne s’y attendait ; dans le but d’y faire passer les canons et tout le matériel, les pionniers s’en étaient emparés et le rendaient praticable à peu près.

À quatre heures, Étienne était à St. Laurent, à sept heures et demie il était à Oulx.

Le roi soupait servi par Saint-Simon qui avait succédé dans sa faveur à Baradas. Au bas bout de la table se tenait l’Angély tout habillé de neuf.

À peine eut-on annoncé au roi un message de la part du cardinal, qu’il ordonna que le messager fut introduit près de lui.

Latil, tout en conservant les formes voulues par l’étiquette, science à laquelle il avait été façonné du temps qu’il était page du duc d’Épernon, n’était pas homme à se laisser intimider par la majesté royale.

Il entra donc bravement dans la salle, s’avança vers le roi, mit un genou en terre, et lui présenta la lettre du cardinal, posée sur dessus de son chapeau.

Louis XIII le regarda faire avec un certain étonnement ; Latil avait suivi les règles de l’étiquette de l’ancienne cour.

– Ouais ! fit-il, en prenant le pli ; qui donc nous a appris ces belles manières, mon maître ?

– N’était-ce point de cette façon, Sire, que l’on présentait les lettres à votre illustre père, de glorieuse mémoire ?

– Si fait ! mais la mode en est un peu passée.

– Le respect étant le même, Sire, m’est avis que l’étiquette eût dû rester la même.

– Tu me parais bien fort sur l’étiquette pour un soldat ?

– J’ai d’abord été page de M. le duc d’Épernon, et c’est à cette époque que j’eus l’honneur de présenter plus d’une fois au roi Henri IV des lettres de la façon dont je viens d’avoir l’honneur d’en présenter une à son fils.

– Page du duc d’Épernon ! répéta le roi.

– Et comme tel, Sire, j’étais sur le marchepied de la voiture le 14 mai 1710, rue de la Ferronnerie ; Votre Majesté n’a-t-elle point entendu raconter que c’était un page qui avait arrêté l’assassin dont il n’avait pas voulu lâcher le manteau malgré les coups de couteau dont il avait eu les mains criblées.

Latil, toujours un genou on terre devant le roi, tira ses gants de peau de daim, et, montrant ses mains sillonnées de cicatrices :

– Sire, voyez mes mains, dit-il.

Le roi regarda un instant cet homme avec une émotion visible, puis :

– Ces mains-là, dit-il, ne peuvent être que des mains loyales ; donne-moi tes mains, mon brave.

Et, prenant les mains de Latil il les lui serra.

– Maintenant, dit-il, relève-toi.

Latil se releva.

– C’était un grand roi, Sire, que le roi Henri IV, dit Latil.

– Oui, répondit Louis XIII, et Dieu me fasse la grâce de lui ressembler.

– L’occasion s’en présente, Sire, répliqua Latil, en montrant au roi le pli qu’il lui apportait.

– J’y tâcherai, fit le roi en ouvrant la lettre.

– Ah ! dit il après avoir lu, M. le cardinal nous dit qu’il a engagé notre honneur, et qu’il nous attend pour le dégager, ne le faisons pas attendre… Saint-Simon, prévenez MM. de Crépi et de Bassompierre que j’ai à leur parler à l’instant même.

Les deux maréchaux avaient des logements dans la maison attenante à celle du roi. En quelques minutes ils furent donc avertis. M. de Schomberg était à Exilles et M. de Montmorency à Saint-Laurent.

Le roi communiqua aux deux maréchaux la lettre de M. de Richelieu et leur donna l’ordre d’acheminer le plus vite possible sur Chaumont l’artillerie et les munitions, leur déclarant qu’il fallait que le lendemain, dans la journée, le tout fût à Chaumont.

Quant à eux, il les attendrait dans la soirée du mardi, pour prendre part au conseil de guerre qui aurait lieu dans la soirée, et dans lequel on déciderait le mode d’attaque du lendemain.

À dix heures du soir, par une nuit obscure, sans lune, sans étoiles, chargée de neige, le roi partit à cheval, accompagné de Saint Simon et d’Angély seulement. Comme on avait eu la précaution de ne faire ferrer aucun cheval à glace, Latil obtint du roi de monter le sien ; lui qui suivait pour la troisième fois la même route marcherait à pied en sondant le chemin.

Jamais le roi ne s’était si bien porté, ni n’avait vécu dans un pareil contentement de lui-même ; il avait, nous l’avons dit, sinon la force, mais le sentiment de la grandeur ; en changeant son panache noir contre un panache blanc, pourquoi Suze ne ferait-elle pas un pendant à Ivry.

Latil marchait devant le cheval du roi, sondant la route avec un bâton ferré ; de temps en temps il s’arrêtait, cherchait un meilleur passage, prenait le cheval par la bride et lui faisait traverser le mauvais pas.

À chaque poste, le roi se faisait reconnaître, donnait l’ordre d’acheminer les troupes sur Chaumont, et jouissait d’une des plus douces prérogatives de la puissance en se sentant obéi.

Un peu avant d’arriver à Saint-Laurent, Latil devina, à l’âpreté de la bise, l’approche de cette espèce de tourbillons que dans les pays de montagne on baptise du nom de chasse neige. Il invita le roi à descendre de cheval et à se placer entre Saint-Simon, l’Angély et lui ; mais le roi voulut rester à cheval, disant que, du moment où il s’était fait soldat, il devait se conduire en soldat.

En conséquence, il se contenta de s’envelopper de son manteau, et attendit.

Le tourbillon ne se fit point attendre. Il arriva sifflant.

L’Angély et Saint Simon se pressèrent aux côtés du roi qui s’enveloppa de son manteau. Latil saisit des deux mains le mors du cheval et tourna le dos à l’ouragan.

Il passa terrible et rugissant. Les cavaliers sentirent leurs chevaux trembler entre leurs jambes : dans les grands cataclysmes de la nature, les animaux partagent la frayeur de l’homme.

La gourmette de soie qui tenait le chapeau du roi fut brisée, et le feutre noir aux plumes noires disparut dans les ténèbres comme un sombre oiseau de nuit.

Puis, en un instant, la route se couvrit de neige à une hauteur de deux pieds.

En arrivant à Saint-Laurent, le roi s’informa du logement de M. de Montmorency. Il était une heure du matin. M. de Montmorency s’était jeté tout habillé sur son lit.

Au premier mot de la présence du roi, le duc s’élança par les degrés et se trouva debout sur le seuil de la porte attendant les ordres du roi.

Cette rapidité fit plaisir à Louis XIII, et quoique peu sympathique à M. de Montmorency, qui, ainsi que nous l’avons dit, avait été fort amoureux de la reine, il le reçut bien.

Le duc offrit au roi de l’accompagner et de lui donner une escorte.

Mais Louis XIII répondit que tant qu’il serait sur la terre de France, il se croyait en sûreté ; que l’escorte qu’il avait lui paraissait suffisante, étant toute dévouée ; qu’il invitait seulement M. de Montmorency à se trouver à Chaumont pour l’heure du conseil le lendemain, à neuf heures du soir. La seule chose qu’il consentit à accepter fut un autre chapeau, et comme, en le mettant sur sa tête, il s’aperçut qu’il avait trois plumes blanches, ce souvenir de la bataille d’Ivry lui revint à la pensée :

– C’est un signe de bonheur, dit-il.

En sortant de Saint-Laurent, la neige était si haute ; que Latil invita le roi à descendre le cheval.

Le roi descendit.

Latil prit le cheval du roi, ou plutôt le sien, par la bride, l’Angély vint après, puis Saint-Simon. Louis XIII se trouvait ainsi marcher le dernier sur le chemin que lui aplanissaient les trois hommes et les trois chevaux.

Saint-Simon, qui voulait rendre au cardinal, en reconnaissance les faveurs qu’il en avait reçues, vantait au roi toutes ces précautions et faisait valoir la prévoyance de celui qui les avait prises.

– Oui, oui, répondait Louis XIII, M. le cardinal est un bon serviteur ; je doute que mon frère à sa place eût eu pour moi toutes ces précautions-là.

Deux heures après, le roi arrivait sans accident, aussi fier de son chapeau perdu que d’une blessure, aussi fier de sa marche de nuit que d’une victoire, à la porte de l’hôtel du Genévrier d’or, et recommandait que l’on ne réveillât point le cardinal.

– Son Éminence ne dort pas, lui répondit maître Germain.

– Et que fait-elle à cette heure ? demanda le roi.

– Je travaille à la grandeur de Votre Majesté, dit M. le cardinal paraissant, et M. de Pontis m’aide de tout son pouvoir dans cette glorieuse besogne.

Et le cardinal fit en effet entrer le roi dans sa chambre, où il trouva un grand feu allumé pour le réchauffer et une immense carte du pays, dressée par M. de Pontis, étendue sur une table.

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