Le Comte de Moret – Tome II

VI

OÙ M. LE CARDINAL DE RICHELIEU FAIT UNE COMÉDIE SANS LE SECOURS DE SES COLLABORATEURS.

Les deux princes n’avaient attendu qu’un instant, et l’on connaissait l’exigence de la multiplicité des affaires dont était chargé le cardinal, pour que, l’attente eût-elle été plus longue, ils eussent eu la susceptibilité d’en témoigner le moindre mécontentement. Sans avoir atteint ce degré suprême auquel il arriva après la fameuses journée baptisée, par l’histoire, la journée des Dupes, il était déjà regardé, sinon de fait, du moins de droit, comme premier ministre ; seulement il est important de dire que dans les questions de paix ou de guerre il n’avait que l’initiative, sa voix et la prépondérance de son génie, éternellement combattu par la haine des deux reines et par une espèce de conseil d’État s’assemblant au Luxembourg, et présidé par le cardinal de Bérulle. Les décisions prises, le roi intervenait, approuvait ou improuvait. C’était sur cette approbation ou improbation, que pesait plus particulièrement tantôt Richelieu, tantôt la reine-mère, selon l’humeur dans laquelle se trouvait Louis XIII.

Or la grande affaire qui allait se décider dans deux ou trois jours, c’était, non point la guerre d’Italie – elle était arrêtée – Mais c’était le choix du chef qu’on donnerait à cette armée.

C’était de cette question importante que le cardinal comptait entretenir les deux princes qu’il désirait occuper dans cette guerre, lorsqu’il avait écrit la veille au duc de Montmorency et au comte de Moret ; seulement, son entrevue avec Isabelle de Lautrec et l’intérêt que la jeune femme lui avait inspiré venaient, dans leurs détails, de modifier les intentions qu’il avait sur le comte.

C’était la première fois que M. de Montmorency se trouvait en face de Richelieu depuis l’exécution de son cousin de Bouteville ; mais nous avons vu que le gouverneur du Languedoc avait fait le premier un pas vers le cardinal, en allant à la soirée de la princesse Marie de Gonzague saluer Mme de Combalet, qui n’avait pas manqué de raconter à son oncle un fait de cette importance.

Le cardinal était trop bon politique pour ne pas comprendre que ce salut à la nièce était en réalité adressé à l’oncle, et que c’était une ouverture de paix que lui faisait le prince.

Quant au comte de Moret, c’était autre chose ; non-seulement le jeune homme par sa franchise, par son caractère tout français, au milieu de tant de caractères espagnols et italiens, par son courage bien connu, et dont il avait, à peine âgé de vingt-deux ans, donné tant de preuves, inspirait au cardinal un intérêt réel ; mais encore il tenait beaucoup à le ménager, à le protéger, à aider sa fortune – étant le seul fils de Henri IV qui n’eût point encore ouvertement conspiré contre lui. – Le comte de Moret, livré, honoré, ayant un commandement dans l’armée, servant la France, représentée dans sa politique par le duc de Richelieu, était un contre-poids aux deux Vendôme, emprisonnés pour avoir conspiré contre lui.

Or, dans l’opinion du cardinal, il était temps qu’il arrêtât le jeune prince sur la pente où il était engagé, jeté au milieu des cabales de la reine Anne d’Autriche et de la reine-mère, prêt à devenir l’amant de Mme de Fargis ou à redevenir l’amant de Mme de Chevreuse, il ne tarderait pas être enveloppé de tant de liens que lui même, le voulût-il, ne pourrait plus se dégager.

Le cardinal offrit sa main à M. de Montmorency, qui la prit et la serra sincèrement ; mais il ne se permit pas cette familiarité avec le comte de Moret, qui était de sang royal, et s’inclina à peu près comme il eût fait pour Monsieur.

Les premiers compliments échangés :

– Monsieur le duc, lui dit le cardinal, lorsqu’il s’était agi de la guerre de la Rochelle, guerre maritime que je désirais conduire sans opposition, je vous ai racheté votre titre de grand amiral et vous l’ai payé le prix que vous avez demandé. Aujourd’hui, il s’agit, non plus de vous vendre, mais de vous donner mieux que je ne vous ai pris.

– Son Éminence croit elle, dit le duc avec son plus gracieux sourire, que lorsqu’il est question tout à la fois de son service et du bien de l’État, il soit besoin, pour s’assurer mon dévouement, de commencer par me faire une promesse ?

– Non, monsieur le duc, je sais que nul plus que vous n’est prodigue de son précieux sang, et c’est parce que je connais votre courage et votre loyauté, que je vais m’expliquer clairement avec vous.

Montmorency s’inclina.

– Lorsque votre père mourut, quoique héritier de sa fortune et de ses titres, il y avait une charge cependant dont vous ne pouviez hériter à cause de votre extrême jeunesse – c’était celle de connétable. L’épée fleurdelisée, vous le savez, ne se remet pas aux mains d’un enfant. Un bras vigoureux d’ailleurs était là, prêt à la prendre et à la porter loyalement. C’était celui du seigneur de Lesdiguières. Il fut fait connétable à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Seulement il la laissa échapper. Depuis ce temps, le maréchal de Créquy, son gendre, aspire à le remplacer. Mais l’épée de connétable n’est point une quenouille qui se transmette par les femmes. M. de Créquy a eu cette année une occasion de la conquérir, c’était de faire réussir l’expédition du duc de Nevers, au lieu de la faire manquer en se déclarant pour la reine-mère, contre la France et contre moi. Il a donné sa démission de connétable ; moi vivant il ne le sera jamais !

Un souffle joyeux et brûlant sortit de la poitrine du duc de Montmorency.

Ce témoignage de satisfaction n’échappa point au cardinal. – Il continua :

– La confiance que j’avais dans le maréchal de Créquy, je la reporte en vous, prince. Votre parenté avec la reine-mère n’influera point sur votre amour pour la France, car, comprenez-le bien, cette guerre d’Italie, c’est, selon le résultat bon ou mauvais qu’elle aura, la grandeur ou l’abaissement de la France.

Et comme le comte de Moret écoutait attentivement ce que disait le cardinal :

– Vous faites bien de me prêter, vous aussi, attention, mon jeune prince, dit-il ; car nul plus que vous ne doit aimer cette France pour laquelle votre auguste père a tout donné, même sa vie.

Et comme il voyait que le duc de Montmorency attendait avec impatience la fin de son discours :

– Je terminerai en peu de paroles, dit-il ; je mettrai dans les dernières paroles la même franchise que j’ai mise dans tout mon entretien. Si, comme je l’espère, je suis chargé de la conduite de la guerre, vous aurez le principal commandement de l’armée, mon cher duc ; et, le siége de Cazal levé, vous trouverez derrière la porte cette épée de connétable qui ainsi rentrera pour la troisième fois dans votre famille. Et maintenant réfléchissez, monsieur le duc, si vous avez plus à attendre d’un autre que de moi. Je ne vous en voudrais pas, puisque je vous offre toute liberté.

– Votre main ! monseigneur, dit Montmorency.

Le cardinal lui tendit la main.

– Au nom de la France, monseigneur, lui-dit Montmorency, recevez-moi comme votre homme lige ; je promets d’obéir en tous points à Votre Éminence, excepté le cas où l’honneur de mon nom serait compromis.

– Si je ne suis pas prince, monsieur le duc, dit Richelieu avec une suprême dignité, je suis gentilhomme. Croyez bien que je ne demanderai jamais à un Montmorency rien dont il ait à rougir.

– Et quand faudra-t-il être prêt, monseigneur ?

– Le plus tôt possible, monsieur le duc. Je compte, en supposant toujours que la direction, de la guerre me soit confiée, entrer en campagne au commencement du mois prochain.

– Il n’y a pas de temps à perdre alors monseigneur. Je pars pour mon gouvernement ce soir même, et le 10 janvier je serai à Lyon avec cent gentilshommes et cinq cents cavaliers.

– Mais, demanda le cardinal, il faut supposer le cas où un autre que moi serait chargé de la direction de la guerre. Oserai-je vous demander ce que vous feriez dans cette circonstance ?

– Tout autre que Votre Éminence ne paraissant point à la hauteur du projet, je n’obéirai qu’à S. M. le roi Louis XIII et à vous.

– Partez, prince, vous savez où je vous ai dit que vous attendait l’épée de connétable.

– Dois-je emmener avec moi mon jeune ami le comte de Moret ?

– Non, monsieur le duc, j’ai sur M. le comte de Moret des vues toutes particulières, et je désire lui donner, de son côté, une mission importante. S’il la refuse, il sera libre de vous rejoindre ; laissez-lui seulement un serviteur sur lequel il puisse compter comme sur lui-même, la mission qu’il va recevoir de moi nécessitant courage de sa part et dévouement de la part de ceux qui l’accompagneront.

Le duc et le comte de Moret échangèrent à voix basse quelques mots, parmi lesquels le cardinal put entendre ceux-ci, dits par le comte de Moret au duc.

– Laissez-moi Galuar.

Puis, la joie dans le cœur, le prince saisit la main du cardinal, la pressa avec reconnaissance et s’élança hors de l’appartement.

Resté seul avec le comte de Moret, le cardinal s’approcha de lui, et, le regardant avec une respectueuse tendresse :

– Monsieur le comte, lui dit-il, ne vous étonnez point de l’intérêt que je me permets de vous porter, intérêt auquel m’autorisent et ma position et mon âge, qui est double du vôtre ; mais parmi tous les enfants du roi Henri, vous seul êtes son véritable portrait, et il est permis à ceux qui ont aimé le père d’aimer le fils.

Le jeune prince se trouvait pour la première fois en face de Richelieu, pour la première fois il entendait le son de voix, et prévenu contre lui par ce qu’il avait entendu dire, il s’étonna tout à la fois que cette figure sévère pût se dérider, et que cette voix impérative pût s’adoucir.

– Monseigneur, lui répondit-il en riant, mais non cependant sans laisser percer dans sa voix une certaine émotion, Votre Éminence est bien bonne de s’occuper d’un jeune fou qui n’a pensé jusqu’ici qu’à s’amuser du mieux qu’il a pu, et qui, si on lui demandait à lui-même à quoi il est bon, ne saurait que répondre.

– Un vrai fils de Henri IV est bon à tout, monsieur, dit le cardinal, car avec le sang se transmet le courage et l’intelligence. Et c’est pour cela que je ne veux pas, en vous laissant faire fausse route, vous jeter dans les périls auxquels vous vous exposez.

– Moi, monseigneur, exclama le jeune homme un peu étonné, dans quelle voie mauvaise suis-je donc engagé, et quels sont donc les dangers qui me menacent ?

– Voulez vous me prêter quelques minutes d’attention, M. le comte, et pendant ces quelques minutes m’écouter sérieusement ?

– Ce serait un devoir que mon âge et mon nom m’imposeraient, monseigneur, quand vous ne seriez pas ministre et homme de génie. Je vous écoute donc, non pas sérieusement, mais respectueusement.

– Vous êtes arrivé à Paris dans les derniers jours de novembre, le 28, je crois.

– Le 28, monseigneur.

– Vous étiez chargé de lettres du Milanais et du Piémont pour la reine Marie de Médicis, pour la reine Anne d’Autriche et pour Monsieur.

Le comte regarda le cardinal avec étonnement, hésita un instant à répondre ; mais enfin, entraîné par la vérité et par l’influence qu’exerce un homme de génie :

– Oui, monseigneur, dit-il.

– Mais comme les deux reines et Monsieur étaient allés au devant du roi, vous avez été obligé de demeurer huit jours à Paris. Pour ne pas rester oisif pendant ces huit jours, vous avez fait votre cour à la sœur de Marion Delorme, à Mme de La Montagne. Jeune, beau, riche, fils de roi, vous n’avez pas eu à languir ; dès le lendemain du jour où vous vous êtes présenté chez elle, vous étiez son amant.

– Est-ce ce que vous appelez faire fausse route et m’exposer à des dangers dont vous voudriez me garantir ? demanda en riant le comte de Moret, s’étonnant qu’un ministre de la gravité du cardinal descendit à de pareils détails.

– Non, monsieur ; nous allons y arriver ; non, ce n’est point être l’amant de la sœur d’une courtisane, ce que j’appelle faire fausse route, quoique vous ayez pu voir que cet amour n’était pas tout à fait sans danger. Ce fou de Pisani a cru que c’était de Mme de Maugiron que vous étiez l’amant. Il a voulu vous faire assassiner ; par bonheur, il a trouvé un sbire plus honnête homme que lui, lequel, fidèle à la mémoire du grand roi, a refusé de porter la main sur son fils. Il est vrai que ce brave homme a été victime de son honnêteté, et que vous-même l’avez vu couché sur une table, mourant et se confessant à un capucin.

– Puis-je vous demander, monseigneur, dit le comte de Moret, espérant embarrasser Richelieu, quel jour et à quel endroit j’ai été témoin de ce douloureux spectacle ?

– Mais le 5 décembre dernier, vers six heures du soir, dans une salle de l’hôtellerie de la Barbe peinte, au moment où, déguisé en gentilhomme basque, vous veniez de quitter Mme de Fargis, déguisée en Catalane, et venant vous annoncer que la reine Anne d’Autriche, la reine Marie de Médicis et Monsieur, vous attendraient au Louvre entre onze heures et minuit.

– Ah ! par ma foi, monseigneur, cette fois-ci je me rends, et je reconnais que votre police est bien faite.

– Eh bien, comte, maintenant croyez-vous que ce soit pour moi et par crainte du mal que vous pouvez me faire, que je suis arrivé à réunir sur vous de si exacts renseignements ?

– Je ne sais, mais il est probable que Votre Éminence a eu cependant un intérêt quelconque.

– Un grand, comte, j’ai voulu sauver le fils du roi Henri IV du mal qu’il pouvait se faire à lui-même.

– Comment cela, monseigneur ?

– Que la reine Marie de Médicis, qui est à la fois Italienne et Autrichienne, que la reine Anne d’Autriche, qui est à la fois Autrichienne et Espagnole, conspirent contre la France, c’est un crime, mais un crime qui se conçoit, les liens de famille ne l’emportent souvent que trop sur les devoirs de la royauté. Mais que le comte de Moret, c’est-à-dire le fils d’une Française et du roi le plus français qui ait jamais existé, conspire avec deux reines aveugles et parjures en faveur de l’Espagne et de l’Autriche, c’est ce que j’empêcherai, par la persuasion d’abord, par la prière ensuite, et enfin par la force s’il le faut.

– Mais qui vous a dit que je conspire, monseigneur ?

– Vous ne conspirez pas encore, comte ; mais peut-être, par entraînement chevaleresque, n’eussiez-vous point tardé à conspirer, et c’est pour cela que j’ai voulu vous dire à vous-même : Fils de Henri IV, toute sa vie votre père a poursuivi l’abaissement de l’Espagne et de l’Autriche. Ne vous alliez pas à ceux qui veulent leur élévation aux dépens des intérêts de la France. Fils de Henri IV, l’Autriche et l’Espagne ont tué votre père ; ne commettez pas cette impiété de vous allier aux ennemis de votre père.

– Mais pourquoi Votre Éminence ne dit-elle pas à Monsieur ce qu’elle me dit à moi ?

– Parce que Monsieur n’a rien à faire là-dedans, étant le fils de Concini, et non de Henri IV.

– Monsieur le cardinal, songez à ce que vous dites.

– Oui, je sais que je m’expose à la colère de la reine-mère, à la colère de Monsieur, à la colère du roi même, si le comte de Moret, s’éloigne de celui qui veut son bien pour aller à ceux qui veulent le mal ; mais le comte de Moret sera reconnaissant du grand intérêt que je lui porte et qui n’a pas d’autre source que le grand amour et la grande admiration que j’ai pour le roi son père, et le comte de Moret tiendra secret tout ce que je lui ai dit ce soir, pour son bien et pour celui de la France.

– Votre Éminence n’a pas besoin que je lui donne ma parole, n’est-ce pas ?

– On ne demande pas de ces choses-là au fils de Henri IV.

– Mais enfin, Votre Éminence ne m’a pas seulement fait venir pour me donner des conseils, mais aussi, lui ai-je entendu dire, pour me confier une mission.

– Oui, comte, une mission qui vous éloigne de ce danger que je crains pour vous.

– Qui m’éloigne du danger ?

Richelieu fit signe que oui.

– Et par conséquent de Paris ?

– Il s’agirait de retourner en Italie.

– Hum ! fit le comte de Moret.

– Avez-vous des raisons pour ne pas retourner en Italie ?

– Non, mais j’en aurais pour rester à Paris.

– Alors vous refusez, monsieur le comte ?

– Non, je ne refuse pas, surtout si la mission peut s’ajourner.

– Il s’agit de partir ce soir ou demain au plus tard.

– Impossible, monseigneur, dit le comte de Moret en secouant la tête.

– Comment ! s’écria le cardinal, laisserez-vous une guerre se faire sans y prendre part ?

– Non ; seulement je quitterai Paris avec tout le monde, et le plus tard possible.

– C’est bien résolu dans votre esprit, monsieur le comte ?

– C’est bien résolu, monseigneur.

– Je regrette votre répugnance à ce départ. Il n’y a qu’à vous, qu’à votre courage, à votre loyauté, à votre courtoisie que j’aurais voulu confier la fille d’un homme pour lequel j’ai la plus haute estime. Je chercherai quelqu’un, comte, qui veuille bien vous remplacer près de Mlle Isabelle de Lautrec.

– Isabelle de Lautrec ! s’écria le comte de Moret. C’était Isabelle de Lautrec que vous vouliez renvoyer à son père ?

– Elle-même ; qu’y a-t-il donc dans ce nom qui vous étonne ?

– Oh ! mais, monseigneur, pardon.

– Je vais aviser et lui trouver un autre protecteur.

– Non pas, non pas, monseigneur, inutile de chercher plus loin : le conducteur, le défenseur de Mlle de Lautrec, celui qui se fera tuer pour elle, il est trouvé, le voilà, c’est moi.

– Alors, dit le cardinal, je n’ai plus à m’inquiéter de rien ?

– Non, monseigneur.

– Vous acceptez ?

– J’accepte.

– En ce cas, voici mes dernières instructions.

– J’écoute.

– Vous remettrez Mlle de Lautrec, qui pendant tout le voyage vous sera aussi sacrée qu’une sœur.

– Je le jure.

– À son père, qui est à Mantoue ; puis vous reviendrez rejoindre l’armée et prendre un commandement sous M. de Montmorency.

– Oui, monseigneur.

– Et si le hasard faisait – vous comprenez, un homme de prévoyance doit supposer tout ce qui est possible – si le hasard faisait que vous vous aimassiez…

Le comte de Moret fit un mouvement.

– C’est une supposition, vous comprenez bien, puisque vous ne vous êtes pas vus, puisque vous ne vous connaissez point. Eh bien, le cas échéant, je ne puis rien faire pour vous, monseigneur, qui êtes fils de roi, mais je puis faire beaucoup pour Mlle de Lautrec et pour son père.

– Vous pouvez faire de moi le plus heureux des hommes, monseigneur. J’aime Mlle de Lautrec.

– Ah vraiment, voyez comme cela se rencontre est-ce que ce serait elle, par hasard, qui, le soir où vous avez été au Louvre, vous aurait pris sur l’escalier des mains de Mme de Chevreuse déguisée en page, et vous aurait conduit à travers le corridor noir jusqu’à la chambre de la reine ? Avouez que dans ce cas ce serait un hasard miraculeux.

– Monseigneur, dit le comte de Moret, regardant le cardinal avec stupéfaction, je ne connais que mon admiration pour vous qui égale ma reconnaissance ; mais…

Le comte s’arrêta inquiet.

– Mais quoi ? demanda le cardinal.

– Il me reste un doute.

– Lequel !

– J’aime Mlle de Lautrec, mais j’ignore si Mlle de Lautrec m’aime, et si, malgré mon dévouement, elle m’accepterait pour son protecteur.

– Ah ! quant à cela, monsieur le comte, cela ne me regarde plus et devient tout à fait votre affaire, c’est à vous d’obtenir d’elle ce que vous désirez.

– Mais où cela ? comment la verrai-je ? je n’ai aucune occasion de la rencontrer, et s’il faut, comme le disait Votre Éminence, que son départ ait lieu ce soir ou demain matin au plus tard, je ne sais d’ici là comment la voir.

– Vous avez raison, monsieur le comte, une entrevue entre vous est urgente, et tandis que vous allez y réfléchir de votre côté, je vais, moi, y réfléchir du mien. Attendez un instant dans ce cabinet, j’ai quelques ordres à donner.

Le comte de Moret s’inclina, suivant des yeux, avec un étonnement mêlé d’admiration cet homme, si éminemment au-dessus des autres hommes, qui, de son cabinet, conduisait l’Europe et qui, malgré les intrigues dont il était entouré, malgré les dangers qui le menaçaient, trouvait du temps pour s’occuper des intérêts particuliers et descendre dans les moindres détails de la vie.

La porte par laquelle le cardinal avait disparu refermée, le comte de Moret resta machinalement les yeux fixés sur cette porte, et il n’en avait pas encore détourné son regard, lorsqu’elle se rouvrit et que dans son encadrement, il vit apparaître, non pas le cardinal, mais Mlle de Lautrec elle-même.

Les deux amants, comme frappés en même temps du choc électrique, poussèrent chacun de son côté, un cri d’étonnement, puis avec la rapidité de la pensée, le comte de Moret s’élançant au-devant d’Isabelle, tombait à ses genoux et saisissait sa main, qu’il baisait avec une ardeur qui prouvait à la jeune fille qu’elle avait peut-être trouvé un protecteur dangereux, mais un défenseur dévoué.

Pendant ce temps, le cardinal, arrivé à son but d’éloigner le fils de Henri IV de la cour et de s’en faire un partisan, se réjouissait, croyant avoir trouvé un dénoûment à son héroï-comédie, sans la participation de ses collaborateurs ordinaires, MM. Desmarets, Rotrou, l’Estoile et Mayret.

Corneille on se le rappelle, n’avais pas encore eu l’honneur d’être présenté au cardinal.

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