Le Péril Bleu

Chapitre 7L’ATTENTE ET L’ARRIVÉE DES RENFORTS

Le lendemain matin, vers huit heures, on seréunit comme à l’ordinaire dans la salle à manger de Mirastel.M. et Mme Monbardeau s’y trouvaient ;l’horreur d’être seuls les avait saisis au moment de réoccuper lamaison d’Artemare, et Mme Arquedouve leur donnaitasile jusqu’à nouvel ordre.

Mauvaise nuit. L’extrême lassitude etl’angoisse avaient tenu chacun dans l’insomnie. La pluie tombaitencore. Ils la maudissaient de venir trop tard et de rendre laterre sensible aux empreintes quand il n’était plus temps. Aucunenouvelle. Robert Collin n’était pas rentré, le duc d’Agnès pasarrivé, et le courrier n’avait pas apporté à M. Le Tellier lalettre de chantage qu’il attendait – qu’il espérait !

On parlait beaucoup, de peur que le silencelaissât trop de latitude aux imaginations. Mme LeTellier, en plus de son chagrin, ressentait un grand dépit de ceque Marie-Thérèse eût disparu à la minute même où le duc d’Agnèsavait sollicité l’honneur d’être son gendre. Elle s’échauffait,sanglotait et disait dans son désespoir mêlé de rancune :

– J’aimerais mieux… oh ! j’aimeraismieux l’avoir mariée au Turc, tenez ! plutôt que d’ignorer cequ’on lui fait à cet instant !…

Et elle pleurait de plus belle, avant deproférer d’autres extravagances.

Maxime, inquiet de l’absence prolongée deRobert et froissé de l’indifférence unanime à l’égard d’un teldévouement, se retira dans son laboratoire, afin d’y goûter un peude calme. Mais ses poissons, dans leurs aquariums, nel’intéressaient plus. L’océanographie l’importunait. Ses pinceauxet ses couleurs lui firent l’effet de joujoux bons pour lesenfants, qui, eux, n’ont pas de soucis. Maxime parcourut d’unregard distrait les boîtes de collection suspendues autour de larotonde, et il se méprisa de les avoir autrefois estimées.

Elles renfermaient cependant des chosescurieuses. Jadis, il s’était diverti à capturer les animaux, detoute espèce, dont la forme et la couleur s’identifient à celles deleur support ou de leur milieu, si exactement que leurs ennemis nepeuvent plus les en distinguer. Il avait aussi attrapé les bêtesqui s’évertuent à ressembler à d’autres bêtes, soit pour effrayerleurs adversaires, soit pour tromper la méfiance de leurs victimes.En un mot, c’était une collection de mimétismes.

Voulant apaiser son inquiétude, Maxime essayade se rappeler la difficulté de ses chasses puériles, où la proieétait d’autant plus inestimable qu’elle se dissimulait avec plus deperfection. Et il se souvenait tristement de sa joie, lorsqu’ilpouvait mettre sous verre quelque bestiole inédite, posée sur lafeuille, la branche ou la pierre qui se confondait avec elle. Quede fois, pour lui faire plaisir, Marie-Thérèse s’était mise enquête de mimétismes !… Pauvre chère jolie sœur !…

Allons ! la solitude et l’inaction nevalaient rien, décidément ! Il valait mieux boucler sesguêtres et se porter au devant de Robert.

Maxime, ayant prévenu M. Le Tellier, s’enfut dans la montagne.

La pluie avait cessé.

 

À Mirastel, on attendait ; et le tempss’écoulait avec une lenteur désespérante. M. Le Tellierarpentait les couloirs du château et les allées du jardin.M. et Mme Monbardeau s’efforçaient de lire lesjournaux, qui retraçaient l’événement tout de travers. Quant àMme Le Tellier, elle était montée à la chambre desa fille avec Mme Arquedouve, et l’une s’ingéniaità retrouver Marie-Thérèse dans la vue de son entourage intime,tandis que l’autre respirait tendrement l’odeur florale qui s’enexhalait. Quelques visiteurs sonnèrent au portail. Ils laissaientdes cartes avec l’expression de leur sympathie. On ne reçut queMlle de Baradaine, l’unique parente deFabienne Monbardeau-d’Arvière. Elle épancha le trop-plein de songros cœur dans une tirade prodigieuse d’abondance et de banalité.La consternation générale redoubla.

À quatre heures, M. Le Tellier en vigiesur la terrasse, d’où il guettait l’arrivée du duc d’Agnès par lavoie du ciel ou voie de terre entendit Maxime qui l’appelait à lafenêtre de son laboratoire. Robert se tenait près de lui.

M. Le Tellier courut les rejoindre.

– Mon ami, mon cher ami ! dit-il enapercevant son secrétaire accablé de lassitude. Que je vous suisreconnaissant !…

Robert l’arrêta :

– J’ai passé la nuit et la matinée dansle Colombier, dit-il, mais ne me plaignez pas : il n’est tombéqu’une ou deux gouttes de pluie à l’endroit où j’étais… Et c’estplus heureux qu’on ne pourrait le supposer.

– Vous savez quelque chose !

Robert et Maxime s’entre-regardèrent.

– Oui, papa, il y a du nouveau. Mais nousavons tenu à ce que vous fussiez seul à le savoir ; parce queles autres, s’ils l’apprenaient, n’auraient de cesse qu’une foisrenseignés par le menu. Et nous avons la conviction qu’il vautmieux ne pas décrire ce que Robert a trouvé.

– Comment ! comment !

– Oh ! rassurez-vous : sadécouverte n’est pas épouvantable ! Loin de là, puisqu’ellemet un atout dans notre jeu. Mais nous préférons, Robert et moi,que l’on voie les choses, au lieu d’en écouter ladescription, afin que chacun puisse se prononcer librement à leursujet. Vous savez combien le langage le plus neutre esttendancieux ; vous savez comme l’opinion de celui qui parle setrahit, malgré lui, dans le choix des formules. Toute phrase est unjugement, si impartiale qu’on la suppose ; exprimer un fait,c’est, du même coup, en faire la critique. Or, il s’agit d’unindice tellement extraordinaire, inexplicable, d’un problème siardu, qu’il faut absolument recueillir là-dessus le plus grandnombre d’avis, sans que les uns aient subi l’influence desautres.

– Soit. Pouvez-vous me conduire tout desuite…

– C’est au sommet du Colombier, ditRobert. Nous irons avec les policiers dès demain. Je croyais lestrouver ici.

– François d’Agnès n’est pas encorelà ? s’étonna Maxime. Voilà qui est surprenant.

M. Le Tellier fut tiré de la méditationoù l’avait plongé cet entretien par le ronflement d’une automobilelointaine.

Il s’approcha de la croisée et vit une machinede course arriver sur la route comme un engin dévastateur. Dans uncrépitement de fusillade, un tonnerre grandissant de mitrailleuse,elle se rua, forcenée, à l’assaut de la rampe. Ellebondissait ; elle montait la côte en zigzags plus vite qu’uneavalanche ne l’eût dégringolée ; elle dérapait follement dansles virages, avec des grondements impétueux. Et on apercevait, àtravers les éclaboussures jaillies de son passage, quatre hommesvêtus de caoutchouc, cramponnés au petit bonheur sur deux baquets,parmi des valises et des pneus de rechange.

M. Le Tellier restait immobiled’admiration. Chaque tournant était une acrobatie. Le duc d’Agnèsexécuta le dernier sur deux roues. Une seconde après, la pétaradefuribonde emplissait la charmille, et le monstre d’acier, fumant,maculé de flèches boueuses signe de sa course folle, s’arrêtadevant le perron.

M. Le Tellier descendit à la rencontredes nouveaux venus.

Débarrassé de la blouse cirée et du suroît quilui donnaient la mine d’un loup de mer, le duc d’Agnès parut,svelte, bien découplé. En vain les averses et les rafalesavaient-elles rougi et gonflé la peau de son visage, en vainpleuraient ses yeux éventés. Il était si jeune et si beau qu’onaurait dit un prince charmant délivré, sur l’heure, de quelqueaffreuse métamorphose.

Il expliqua son retard :

– J’aurais voulu partir dès hier,aussitôt reçue votre dépêche, monsieur. Mais le préfet de policetenait beaucoup à m’adjoindre certain de ses auxiliaires quin’était libre qu’aujourd’hui. Je vous présente M. Garan etM. Tiburce.

M. Le Tellier tendit la main aux deuxhommes. Le premier la secoua rondement. Mais le deuxième devaitappartenir à quelque société secrète, car il chatouilla d’unattouchement fort indiscret la paume et les doigts de l’astronome.C’était presque impudique. M. Le Tellier, cramoisi, poussa lesvoyageurs dans son cabinet.

Il leur raconta, sans perdre un instant, toutce qu’il savait de l’aventure désastreuse, et n’eut garde d’omettrela conversation qu’il venait d’avoir avec son fils et sonsecrétaire. On l’écouta religieusement. Toutefois, lorsqu’il entamale chapitre des hypothèses, l’un des étrangers, M. Garan,l’interrompit.

Ce personnage, de corpulence moyenne etd’allure martiale, avait le teint basané, des joues bleues, etportait des cheveux poivre et sel taillés en brosse. Une moustachenoire, beaucoup trop menaçante et infiniment trop grande pour lui,semblait sous son nez deux cornes de bison. Des sourcilsconsidérables et de même couleur imitaient sur ses yeux une autremoustache, fourvoyée. Et il retroussait vers le ciel ce quadrupleaccroche-cœur.

– Excusez-moi, dit-il, si je vous arrêtelà. Mais nous connaissons, à la préfecture, l’histoire desdéprédations bugeysiennes, et je les ai dites à ces messieurs,chemin faisant. Quant aux suppositions qui pourraient vous êtrevenues, je préfère ne pas les savoir. Laissez-moi d’abord me rendrecompte de ce qui est. Il convient d’élucider le pointmystérieux du Grand-Colombier. Ensuite, nous discuterons. C’est uneméthode des plus recommandables.

– Pardon, j’avais oublié, fit le ducd’Agnès. M. Garan est inspecteur de la sûreté.

M. Le Tellier, que l’impatience d’agiraiguillonnait, désigna l’autre inconnu, profondément absorbé dansl’examen de la salle, et dit à M. Garan :

– C’est bien aussi l’opinion de votrecollègue ?

Le policier sourit derrière sa moustachecornue :

– Monsieur n’est pas mon collègue… Jen’ai pas l’honneur…

– Tiburce est un de mes amis, exposa leduc d’Agnès non sans marquer de l’embarras. Il peut nous êtreutile… oui… vraiment : utile. C’est un vieux camarade depension à Maxime et à moi.

Enveloppé d’un macfarlane à grands carreaux,ce jeune homme rasé, blafard, à la bouche écarlate toujoursouverte, qui éclatait dans sa figure comme une tomate sur unfromage blanc, l’œil rond, les traits figés dans une atonie deplâtre classique – ce jeune homme, dis-je, représentait un spécimenaccompli d’anglomane. Il eût sans doute constitué un gentil petitFrançais, rien qu’en laissant croître sa barbe blonde et naître àses lèvres ultra-purpurines le sourire qui les sollicitait sanstrêve. Peut-être même, vêtu comme vous et moi, Tiburce nous eût-ilégalés vous et moi… Mais voilà : Tiburce faisait l’Anglais. Ilentourait d’étoffes londoniennes sa prestance de Gaulois, ilrecouvrait sa physionomie parisienne du masque britannique. C’estpourquoi, au lieu d’être auguste à la façon d’un lord, il l’était àla manière d’un clown.

– Mon ami, poursuivit le duc d’Agnès, estun…

– Je suis sherlockiste, et riende plus.

M. Le Tellier fit des yeux en pointsd’orgue.

– Plaît-il ?

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