Le Péril Bleu

Chapitre 17NOUVEAU MESSAGE DE TIBURCE

L’astronome sortit de l’Élysée rompu delassitude. Il avait dû faire un violent effort sur lui-même pour semontrer optimiste à la séance du conseil. Sa tristesse de père etsa raison de savant s’étaient livré bataille. C’est une belleaction, mais c’est une torture de peindre l’avenir des autres encouleurs agréables, quand l’avenir est devant soi comme un trounoir.

Il rentra chez lui, démoralisé, estimant satâche accomplie et ne pensant plus qu’à revoir Mirastel, où le DrMonbardeau l’avait précédé. M. Le Tellier voulait être là –quel supplice infernal que cette pensée ! – lorsque, dans lapluie de cadavres tombant sur le Bugey… Oh ! cette pensée dedamnation qui lui venait sans relâche et qu’il n’avait jamaisl’horrible courage d’achever… M. d’Agnès l’attendait boulevardSaint-Germain. Sa vue n’était pas faite pour ragaillardir le pauvrehomme, tant elle lui rappelait de chers desseins perdus, et tant leduc avait l’air sombre.

Il s’ouvrit de son désespoir à M. LeTellier. Aucun ingénieur ne lui faisait la moindre illusion. Lemonde invisible était inexpugnable, ainsi le décrétaient lesFacultés. Il en devenait neurasthénique. La nuit, ses cauchemarsl’effaraient de visions sus-aériennes : vivisections, mariagesscandaleux, ateliers de naturalisation humaine, etc. ; et, lejour, ses idées restaient imbues de délire. Il n’avait pas échappéà la phobie de l’invisible, qui alors tourmentait les gensimpressionnables et les faisait marcher à tâtons en plein midi, desorte que les rues semblaient parfois remplies d’aveugles. Etquand, de sa fenêtre, le duc d’Agnès considérait l’agitation despassants, il croyait voir, à travers les carreaux, une collectionde poissons dans un aquarium !

– S’il me restait au moins une toutepetite chance ! fit-il subitement avec un demi-sourirehonteux…

M. Le Tellier leva les bras pour leslaisser retomber en signe d’impuissance, et le duc d’Agnès repriten balbutiant :

– Oui, je sais bien… Il faudrait êtrefou… aussi fou que… euh ! hem !… que Tiburce, parexemple, n’est-ce pas ?… Ah ! celui-là… rien ne ledéconcerte… hum…

Il sortit une lettre, d’un geste emprunté.

– J’ai… hem !… Il m’a envoyé ça.

– Ne me faites pas voir cettelettre ; non ! Ah ! je n’y pensais plus guère, àvotre Tiburce ! C’est vrai : dire qu’il y a encore unimbécile pour croire à ces bienheureuses chimères !… Ah !l’enviable crétin ! Serrez votre papier, mon ami ; celame ferait du mal.

– Évidemment ! concéda le ducd’Agnès.

Mais, cependant, il relisait pour lui seul lemessage insensé de Tiburce.

(Pièce 845)

Bombay, le 3 août 1912.

« Je conserve bon espoir, cher ami,quoique j’aie contre moi bien des hasards stupides et l’homme leplus habile de la terre : Hatkins.

Tu te rappelles que je me suis embarqué à lapoursuite d’un certain Hodgson et de sa fille, que je soupçonnaisêtre Hatkins et Mlle Le Tellier. Je les ai trouvésà Singapour avec une facilité surprenante. C’étaient unvieux pasteur protestant et sa sœur aînée ! L’ostentationqu’ils apportaient à ne pas se cacher m’a vivement révélé lepiège ; ces deux vieillards étaient des complices que Hatkinsavait fait débarquer en même temps que lui et qui, dès cet instant,avaient pris le nom d’emprunt sous lequel l’Américain etMlle Le Tellier étaient connus sur le bateau.Pendant que je m’occupais d’eux, Hatkins et sa compagnes’enfuyaient. Ils s’enfuyaient encore : c’était donc eux deplus en plus.

Par déduction, je découvre le chemin qu’ilsont pris. Depuis leur arrivée, deux paquebots seulementappareillèrent, l’un pour Calcutta, l’autre pour Madras. Mon géniefamilier me souffle : Calcutta. J’y vais, et j’apprends,moyennant finances, que nul débarqué ne ressemble, de près ou deloin, à qui je voudrais qu’il ressemblât. Ayant fumé quelquespipes, je reconnais mon erreur, et pense retrouver la piste àMadras. Je reprends donc la mer, avec un retard considérable. Mais,à Madras, j’ai la satisfaction de reconnaître que mes intuitions nem’ont pas trompé : deux jeunes Moldaves du sexe masculinviennent de prendre le train pour Bombay, sous le nom des frèresTinska, après avoir séjourné quelques jours à l’hôtel. Il est vraiqu’ils ne viennent pas de l’est et de Singapour, par mer, mais dunord et d’Haïderabad, par terre… Qu’importe ! Tinska,n’est-ce pas l’anagramme de Hatkins moins l’H ?

Je les tenais !

Sans lanterner, je saute dans le rapide deBombay, où je compte pincer Mlle Le Tellier enhabit de jeune garçon… Mais là, dans le fouillis de la ville,impossible de retrouver la trace de mes pseudo-Moldaves. Ce matin,pourtant, après un millier de démarches et de rebuffades (car jen’ai pas cet aspect de Sherlock Holmes qui force l’admiration et ladéférence), j’ai su, de l’agence Cook, qu’une société grecque,composée de quatre personnes (deux jeunes ménages), les Yéniserliset les Rotapoulo, vient de s’embarquer pour Bassora (au fond dugolfe Persique). De Bassora, ceux-ci comptent remonter laMésopotamie et gagner Constantinople à travers les terres, pourensuite rentrer en Grèce. Je suis sûr que les Monbardeau-d’Arvièreont rejoint Hatkins et Mlle Le Tellier, et que lesautres Grecs ce sont eux ! Ils ont fourni à l’agence un luxede détails inouïs sur tout ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire.Ils se sont dit : « Tiburce ne croira jamais que c’estnous, puisque nous ne dissimulons rien. » Et, en effet, ils necherchent pas même à masquer qu’ils sont deux hommes et deuxfemmes !… Tout autre que moi aurait abandonné cette pistetrop claire. À bon chat bon rat ! Je les vaux bien,et ce soir je file sur Bassora.

La superbe randonnée ! J’ai fait, parl’Amérique, le Japon et l’Indochine, plus de la moitié du tour dumonde. Avant qu’ils n’aient bouclé la boucle, je les auraisrattrapés. J’ai conscience de les avoir talonnés, traqués, siimplacablement qu’ils n’ont pu s’arrêter comme ils le voulaient, etque je les ramène au lancer, en Europe, où nous serons leursmaîtres ! Sursum corda, cher ami !

À toi en toute affection ; et queMlle d’Agnès veuille trouver ici les hommages deson dévoué.

TIBURCE. »

P.-S. – « Vous me faites de lapeine, en Europe. Ma parole, votre frousse se répercutejusqu’ici ! Les indigènes invoquent le Trimourti contre lePéril bleu !

J’oubliais une chose : un journald’Amérique imprime aux échos mondains que Hatkins a renoncé à sonvoyage autour du monde et qu’il va donner une fête dans son hôtelde New York !… Crois-tu qu’il est roublard ! Une fêtechez Hatkins, soit, mais Hatkins lui-même, non. C’est unsosie de Hatkins, qui le remplacera. Cet homme dépenserait sesmilliards pour me berner !…

Adieu.

T. »

Quand le duc d’Agnès eut fini de lire cesabracadabrances, M. Le Tellier surprit dans ses yeux unepetite flamme.

– Ah ! ça fit-il en se croisant lesbras, est-ce que d’aventure vous garderiez un doute au sujet de lasottise de ce roussin d’occasion ?

M. d’Agnès rougit.

– Un doute ?… Hélas ! commentvoulez-vous qu’il me reste un seul doute ! Je sais de sourcecertaine que M. Hatkins est à New York ; j’ai lu lejournal de Robert Collin qui a vu chez les sarvants ceux que nouspleurons déjà. Après cela, comment pouvez-vous croire que j’ajoutefoi aux lettres de Tiburce, qui prétend les avoir suivis autour dumonde ?

« Je reconnais pourtant que… oui, uneminute, ce ton joyeux, cette assurance alerte… Et puis, monsieur,nous sommes toujours tentés de croire ce qui nous cause duchagrin ; et, voyez-vous, quand je songe queMlle Marie-Thérèse aurait suivi Hatkins…

– Vous aimeriez encore mieux la savoirdans l’aérium ! dit amèrement M. Le Tellier.

– Ah ! monsieur, que me faites-vousdire ! Ayez pitié de moi ! Toutes mes transes, toutes mesjalousies tout mon martyre éternel, plutôt qu’une larme aux cils devotre fille !

Et le duc poursuivit longtemps sur ce mode-là,confessant son amour et son mal, d’une voix énervée, rauque etvacillante, avec cette emphase de mélodrame qui ravale au ton demauvaises tirades les exaltations de la plus belle vie.

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