Le Péril Bleu

Chapitre 13LES SARVANTS À MIRASTEL

Dès la reprise des pillages, Maxime avaitsupputé les avantages qu’offrirait au logis menacé l’établissementd’un phare. Excellent moyen de défense et d’observation, rienn’était plus facile à improviser. Sur l’instigation de son fils,M. Le Tellier fit venir de Paris deux projecteurs à acétylèned’une puissance remarquable, que deux veilleurs devaient manœuvrerconstamment toutes les nuits. Reçus le 20 à une heure, on se mitsans retard à les installer. Ils furent dans le grenier de la toursud-ouest (celle du laboratoire de Maxime), sous la coupole basse.Deux larges tabatières diamétralement opposées, l’une auseptentrion, l’autre au midi, trouaient de leurs rectanglesmodernes la toiture Louis XIII. Il suffisait d’y braquer lesprojecteurs pivotants pour pouvoir diriger leurs gerbes dans tousles sens, chacun des deux secteurs éclairables étant précisément lamoitié de l’espace.

Comme on n’attendait les sarvants que lelendemain, le travail de montage s’exécuta, croyons-nous, avec plusde minutie que de rapidité. À l’heure du dîner, un seul fanal étaiten place. Il est vrai qu’on avait chargé le gazogène.

Après le repas, M. Le Tellier – toujoursà l’intention du lendemain – réunit la maisonnée et fit auxserviteurs un cours d’observation. Il préconisa le calme, lesang-froid, les notes prises aussitôt que possible, écritesn’importe où, sur un mur au besoin, avec un bout de charbon, unepierre pointue… Il comptait répéter tout cela et faire réciter sathéorie le jour suivant.

La nuit tomba. Robert proposa d’achever lemontage de la seconde lanterne. Il lui fut objecté qu’il valaitmieux le faire en plein jour, et qu’on avait pour cela dix-huitheures de soleil.

Ce fut alors le commencement d’une de cesveillées si pénibles à ceux qui ont le cœur triste. Chacuns’ingéniait à tuer le temps. Mme Le Tellier tentade réussir une patience. Sa mère fit du crochet, où son industriesurpassait l’adresse des voyantes. Non loin d’elles, dans lebillard attenant au salon, M. Le Tellier, Maxime et Robertentamèrent une partie de carambolage.

On avait laissé les fenêtres ouvertes, car ilfaisait beau et tiède. Elles donnaient sur la terrasse. La lumièrede l’intérieur éclairait les marronniers et les premières branchesdu ginkgo, plats et stupéfiés comme des arbres peints. Au-delà duparapet, la campagne s’entrevoyait confusément, obscure et bleue.Le choc des billes, le bruit des pas foulant le tapis, quelquesvoix du côté de l’office… rien d’autre sur le fond du silence. Parintervalles, toutefois, un train sillonnait d’une traînéed’escarboucles l’ombre profonde, résonnait métallique au pont deMarlieu, et quittait la scène. On entendait aussi – mais en prêtantl’oreille – de légers remuements du gravier ; et c’étaient lesallées et venues de Floflo, bon petit factionnaire qui montait lagarde.

De telles soirées, si douces, devraienttoujours être des fêtes…

Mais qu’est-ce qu’il y a ?

Qu’est-ce qu’il y a ? PourquoiMme Arquedouve accourt-elle dans la salle debillard, les mains en avant, la figure bouleversée, balbutiantd’effroi ?…

– Qu’avez-vous ? s’écrie M. LeTellier.

– Ah ! Jean… Jean… lesvoici !

Et elle s’accroche au bras de son gendre.

– Les voici ! Je les entends… Je lessens, plutôt !…

Déjà Robert s’est élancé et se précipite versla tour du projecteur.

– Fermez les fenêtres ! gémitMme Le Tellier qui arrive, blanche comme unemorte.

– Non ! riposte Maxime. Il fauttâcher de voir… d’entendre… Chut !…

– Si nous montions à la tour ? faitM. Le Tellier.

– Non… Pas le temps… Chut,chut !…

Ils écoutent. Ils sont tels que des figures decire dans un musée. Ils entendent Robert monter quatre à quatrel’escalier de la tour ; ils entendent rire du côté de lacuisine… un train siffler… le va-et-vient du loulou… SaufMme Arquedouve, nul n’entend quelque chose au-delàde ces bruits. Et pourtant, ils scrutent de toute leur âme la nuit,que rend plus impénétrable le contraste des feuillées lumineuses…Ils voudraient écouter avec leurs yeux… Mais les ténèbres sont lesmêmes pour leurs prunelles et pour leurs oreilles.

– Écoutez ! chuchote l’aveugle, lesvoici tout près maintenant…

Ils n’entendent rien.

Si : un mugissement. Si : unhennissement. La ferme s’est réveillée. Les canards poussent dansla nuit des can-can effrayés, comme si le renard ou la belettes’approchait ; et voici les poules qui font entendre ungloussement prolongé, comme lorsque l’aigle plane au-dessusd’elles… Les brebis entonnent un chœur de lamentations déchirantes…Une angoisse règne parmi les animaux. Et Floflo, qui s’est arrêté,grogne tout à coup.

Mme Arquedouve a levé le doigtet dit :

– Les bêtes aussi comprennent. Ellesentendent aussi.

Il se fait alors un silence momentané… Etenfin, des profondeurs de ce silence, tout le monde entend venir lebourdonnement.

C’est l’arrivée d’une grosse mouche, oumieux : d’une phalène. Oui, c’est le bourdonnement de laphalène suspendue au-dessus des fleurs où plonge sa longue trompe,un murmure à la fois robuste et doux, qui semble stridentquoique fort bas, qui est en effet curieusementsombre, et qui trépide dans votre poitrine, comme l’arbrede couche d’un steamer.

D’ailleurs, voici les vitres qui entrent envibration.

Ils murmurent :

– Cela vient d’en haut ! Non !Cela vient du marais. D’Artemare ! De Culoz !

– Montagne ! fait la grand-mère,haletante.

Mme Le Tellier, une main sursa gorge qui bat, prononce dans un souffle.

– C’est encore très loin, maman,croyez-le…

Mais elle n’a pas fini, qu’une brise légère,inexplicable, vivifie les frondaisons ; les feuillesbruissent, et soudain résonne un clac assourdissant.

On sursaute au claquement sec qui vient deretentir au dehors, on ne sait où, pas loin, et, semble-t-il, enl’air.

Floflo aboie furieusement.

– La foudre ? interrogeMme Arquedouve.

– Non, ma mère, répond M. LeTellier, il n’y a pas eu d’éclair. Nous n’avons rien vu.

– Ce n’est donc pas non plus uneétincelle, un éclair factice…

– Évidemment.

– Maxime, va-t’en de la fenêtre !implore Mme Le Tellier.

– Écoutez encore ! commandel’astronome.

Le chien donne de la voix et file vers le boutdu jardin. Il poursuit les sarvants, c’est sûr ; ils sedérobent… Aussi bien, le bourdonnement a cessé… MaisMme Arquedouve affirme qu’elle le distinguetoujours… Le chien se tait… On respire. Les traits de l’aveugle sedétendent…

Un cri aigu !

Ce n’est rien. C’est Mme LeTellier qui prend peur à la vue d’un grand jet de lumièreinattendu, ainsi qu’un rayon de soleil perçant la nuit… Cetteaurore décochée, on dirait qu’elle complète le claquement de tout àl’heure, et que c’est un éclair qui suivrait le tonnerre,prodigieusement… Mais la clarté persiste et dure.

– N’aie pas peur, Luce, dit M. LeTellier, ce n’est que le phare.

Une minute après, il rejoignait son secrétairedans le petit grenier rond.

Debout sur un escabeau, Robert disparaissait àmi-corps au travers d’une des lucarnes, et il faisait décrire à lagerbe éclatante – solaire par sa puissance, lunaire par sablancheur – de vastes courbes, tantôt célestes et tantôtterrestres. Il dardait sa fusée de jour sur tout le paysméridional, qu’il pouvait embrasser de là. Le phare illuminait tourà tour villages, montagnes, bois et châteaux ; il avait l’airde projeter leur image sur un écran noir, à la façon d’une lanternemagique. Mais Robert avait beau se pencher et soulever leprojecteur avec son lourd support, pour agrandir ainsi vers leColombier son champ d’exploration, il ne découvrait absolument rienque de légitime. Les sarvants étaient déjà hors de vue.

– Vous les voyez ? demandaM. Le Tellier.

– J’ai perdu trop de temps, répondit lesecrétaire. Il me fallait amorcer le générateur, allumer… C’estlong. Ils sont partis. Mais ils n’ont rien fait.

Et, de guerre lasse, il abandonna leprojecteur, qui bascula, balaya l’étendue, et resta pointé vers lesol, irradiant la terrasse.

– Ho ! s’exclame Robert. Regardez,maître !

– Quoi ? fit l’astronome en passantla tête.

– Le ginkgo ! On l’acoupé !

M. Le Tellier put voir, en effet, auclair de l’acétylène, qu’on avait décapité le ginkgobiloba. De sonposte dominant, il aperçut le tronc coupé, dont la section faisaitun disque pâle.

D’un seul coup, le sarvant avait tranché cerondin de la grosseur du col et dur comme du chêne – d’un seul coupde cisaille si bien appliqué, si vite et si juste, que l’arbren’avait pas même tressailli ! – d’un seul coup de cettecisaille dont naguère un garde forestier avait entendu le clac dansla forêt – cette cisaille à quoi l’on ne pensait plus et quiélaguait sans pitié toutes les plantations de Bugey !

– Ils ont bien choisi ! remarqueM. Le Tellier. Ah ! les sacripants ! Le plus belarbre de la région ! Le seul ginkgo ! Mais comme ils sesont esquivés ! Mme Arquedouve prétend qu’ilssont arrivés par la montagne ; ils seront repartis de même, etc’est justement le secteur que vous ne pouviez pas éclairer !…Du reste, parbleu ! le chien les a suivis jusqu’au bout dujardin. Ah ! il les a bien sentis ! BraveFloflo !

– Pauvre Floflo ! dit Robert, quisemblait extrêmement soucieux.

– Pourquoi « pauvre » ?Est-ce qu’ils l’ont enlevé ?… Vous l’avez vuenlever ?

– Non… Mais il a cessé brusquement dejapper…

– Floflo !… Floflo !… criaM. Le Tellier.

Pas de Floflo.

On n’osa pas le chercher dans les ténèbresinquiétantes. La cuisinière l’appela toute la nuit parl’entrebâillement d’un vasistas… Il avait été pris.

 

C’est ainsi que Mirastel fut hanté par lessarvants, que l’on nommait encore des « hommes volants »et aussi des ornianthropes ou desanthropornix.

Cependant les témoins du fait demeuraientperplexes, non seulement à cause de la promptitude et de ladextérité des maraudeurs, mais, de plus, au souvenir du vent quiavait soufflé sur les feuilles. Il avait soufflé une seconde àpeine, ce vent : le temps d’un coup d’aile… comme si vraimentune aile avait éventé les feuilles… Et quand on pensait aux bêtesréveillées, alarmées, aux volailles gloussant à l’approche del’oiseau de proie – l’hypothèse des aigles (insensée !)reprenait toute sa force. En vain M. Le Tellier s’admonesta etse rappela que les dénicheurs d’aigles, recrutés par sonbeau-frère, étaient revenus les mains vides. Il n’en frémit pasmoins d’une terreur fabuleuse quand il apprit, le lendemain soir,une étrangeté nouvelle et suffocante.

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