Le Péril Bleu

Chapitre 19LA CHARMILLE TRAGIQUE

Cela se découvrit aux environs de trois heuresaprès dîner.

C’était le 19 juin.Mme Arquedouve et M. Le Tellier s’étaientrendus en automobile chez le Dr Monbardeau. Robert Collin setrouvait à Lyon, pour des achats qu’il disait urgents, etMme Le Tellier gardait Mirastel avec son fils.

L’état nerveux de Maxime exigeait encorebeaucoup de soins ; du reste, il refusait avec une obstinationmaladive de quitter l’enceinte du parc. Au début, même, il n’avaitplus voulu sortir du château, et maintenant ce n’était que sur lesinstances et les prescriptions de son oncle qu’il consentait àprendre l’air et à faire de l’exercice. Deux fois le jour, à dixheures et à deux heures, il marchait au bras de sa mère et faisaitles cent pas sous la charmille. « Comme cela, disait-il, onest à l’abri du soleil. » Mais la vérité, c’est qu’on était àl’abri du sarvant, la voûte des feuilles cachant les promeneurs àtout regard venu du ciel. Tant de précautions pouvaient semblerenfantines, puisqu’il n’y avait plus de nuages, puisque aussi lespromenades s’effectuaient à la grande clarté méridienne et dans unlieu surpeuplé… Mais ceux qui raillaient Maxime n’avaient pas vul’Assomption de la petite Jeantaz.

 

Et voici donc queMme Arquedouve et M. Le Tellier revenaientd’Artemare, ayant, par mesure de prudence, baissé la capote, ettraversant ainsi la campagne inanimée.

On arrivait. L’automobile vira, franchit leportail, s’engouffra sous la galerie de verdure, ombreuse etpiquetée de soleil, et stoppa tout à coup, brutale, dans le cri desfreins et le frottement des roues bloquées.

– Hé ! quoi ? fitMme Arquedouve, cramponnée à la carrosserie.

Décoché en avant par la brusquerie de l’arrêt,M. Le Tellier vit, au milieu de l’avenue, à deux mètres ducapot, affalée par terre, Mme Le Tellier, quifixait sur lui des yeux d’insensée… Elle avait l’air d’unepauvresse et d’une innocente. Décoiffée, son corsage arraché sousles bras, elle n’avait pas bougé devant l’automobile, et devant sonmari ne bougeait pas davantage… Une fois relevée, soutenue par luiet le chauffeur, elle resta courbée, branlante…

M. Le Tellier la porta dans lavoiture.

– Ma mère, c’est Luce, dit-il. Elle étaitlà. Elle n’a rien, je crois, mais elle est très émue…

Au son de sa voix, qu’il tâchait pourtant decomposer, Mme Arquedouve saisit toute la gravité del’accident. D’ailleurs :

– Qui êtes-vous ? balbutiaitMme Le Tellier. Vous savez : Maxime… Il n’estplus là. Je n’ai plus d’enfants, plus, plus, plus…

Jusqu’au perron de Mirastel, on n’eut pas laforce de parler. On était retourné par ce nouveau désastre et parson contrecoup sur l’esprit de la malheureuse maman. L’astronomeenvoya chercher le Dr et Mme Monbardeau, puis oncoucha la malade.

Bientôt, de prostrée qu’elle était,Mme Le Tellier devint péniblement surexcitée. Elleprononça des paroles sans suite, elle fit des gestesincompréhensibles, et parla tout le temps de son fils et d’unveau inexplicable. À chaque instant, elle portait sesmains aux côtés de sa poitrine ou les jetait devant soi, comme pourécarter une étreinte ou se préserver d’une attaque.

– Le veau ! Le veau qui glisse…murmurait-elle. Ha ! ne me serrez pas ! ne me serrezpas ! Qui me serre ? Mais qui donc me serre ?Lâchez-moi !… Maxime, va-t’en !… Ah ! aaaaaah !À reculons ! Voilà qu’il s’en va à reculons ! Etvite !… Ici nous sommes à couvert, oui, mon petit, bien àcouvert sous la charmille… Comme Marie-Thérèse… Il est avec elle,au ciel. C’est un veau qui l’a enlevé. Ce n’est pas un ange, c’estun veau !

M. Le Tellier, ahuri d’une telledivagation et redoutant le trouble qu’elle devait fomenter dans lecerveau même qui l’enfantait, essaya de lui donner au moins unsemblant de suite rationnelle. Il posa des questions. Mais onaurait dit que Mme Le Tellier ne les entendait pas.Dieu sait pourtant que l’astronome eût voulu connaître quelquechose ! Car cet enlèvement sous une charmille, au grand jour,par un ciel sans nuages, dans un parc des plus fréquentés, puisencore le salut de Mme Le Tellier – cette grâceaccordée ou bien ce coup manqué, si contraires aux habitudes dessarvants – c’étaient là de véritables phénomènes.

– Voyons, ma Luce, de quel veauparles-tu ?

– Il est parti !… Il estparti !… gémissait la détraquée.

– Tu dis qu’il glissait, ce veau…Comment ?

– Lâchez-moi !

– Oui, tu as été saisie rudement… Tablouse est déchirée comme par des crocs, à droite et à gauche… Maisil n’y a plus personne. Calme-toi… Ne fais pas ce geste toujours,ma petite Luce, il n’y a plus de sarvants.

– Maxime ! Maxime !

– Eh bien, comment est-il parti,Maxime ?… À travers les feuilles du berceau, n’est-cepas ? comme attiré vers le ciel ?… Le feuillage empêchaitde voir le ballon dirigeable ?… Comment est-il parti,Maxime ?

– C’est un veau !

M. Le Tellier recula, effrayé par leproblème de la folie dressé contre lui pour la première fois.Hélas ! il n’y avait sur le lit de sa femme qu’un pauvre corpssans âme, une misérable moitié d’être humain… Et le savantregardait cela du fond de sa pensée. Et il se disait :

« La science ne sait pas plus où val’esprit des fous qu’elle ne sait où vont les prisonniers dusarvant. Ce sont d’atroces disparitions. Et pourtant, depuis queles hommes ont une âme, ils acceptent, sans épouvante ni blasphème,que par-ci, par-là quelqu’une de ces âmes soit dérobée par unvoleur immatériel, comme paraît l’être celui de mes enfants. Demême que chaque jour apporte en Bugey de nouveaux rapts, chaquejour amène par le monde l’enlèvement de Psychés nouvelles. Oùsont-elles toutes ?… Il en est qui reviennent… Où est celle deLucie ?… Où sont Marie-Thérèse, Maxime, tous les autres… Etreviendront-ils ?… »

Le docteur, qui survint, apaisa sa belle-sœurgrâce à quelque drogue, et Mme Monbardeaus’installa près d’elle.

Avant de la remplacer pour la nuit au chevetde la démente, M. Le Tellier put conférer de l’événement avecRobert Collin, qui venait de rentrer, rapportant de Lyon plusieurspaquets bien ficelés, sur lesquels on ne songea guère àl’interroger.

Tout défait par cette double abomination, lesecrétaire opina :

– Il serait précieux de tirer deMme Le Tellier quelques mots significatifs… Aurisque de la fatiguer un peu… dans l’intérêt de tous… il lefaudrait. La supposition d’une sorte d’aimant, que vous émettiezl’autre jour, n’était pas mauvaise ; mais la place occupée parM. Maxime et sa mère, sous la charmille, viendrait larévoquer. Ils étaient invisibles pour des gens situés au-dessus…,des gens de n’importe quelle nature, il me semble…, à moinsque…

– Soyons nets, Robert. Vos allures, entout ceci, restent dissimulées… Je ne doute pas un instant del’excellence, de la pureté de vos spéculations… Mais enfin, est-ceque vous ne savez pas, vous ? Est-ce que vous n’avezpas deviné ?… Alors, par pitié, dites-le moi :est-ce que l’effroyable épisode d’aujourd’hui confirme ou non voshypothèses ?…

– Je ne puis déclarer qu’il les infirme.Il ne touche en rien à l’essence de la question, c’est-à-dire àl’identification des sarvants – que j’entrevois bien vaguement,allez ! Mais, étant donné que mes connaissances sont encoreplus vagues touchant le procédé d’enlèvement, je ne seraispas fâché d’acquérir là-dessus des indications supplémentaires…

« Quant à l’ensemble de mes conjectures…c’est tellement nébuleux que je manque de termes assez flottantspour l’exposer. C’est tellement redoutable, aussi, que je ne dirairien qu’avec certitude… Et, pour être certain, il faudrait allervoir. Encore suis-je assuré qu’une telle expérience ménagerait biendes surprises au plus malin.

« Dans tous les cas, maître, fût-ce audétriment de sa santé, tâchez d’obtenir de Mme LeTellier quelque phrase précise.

– Vous y tenez tant… Je demanderai àMonbardeau si cela n’est pas une cruauté superflue. Elle repose,maintenant.

– Va pour demain, concéda Robert.

Mais, avant l’aurore, il savait à quoi s’entenir.

M. Le Tellier veille sa femme.

Aux lueurs atténuées d’un lumignon,l’astronome observe le mauvais sommeil qui secoue la malade à coupsde décharges nerveuses.

Deux heures sonnent.

Elle se retourne, elle vagit, elle pousse dessons inarticulés, bégaie ces larves de paroles si lugubres qui sontles soliloques du cauchemar… Ses paupières viennent de s’ouvrir surdes prunelles endormies… Elle veut se lever, et la voici, hagardeet tremblotante, qui se redresse, et qui dort cependant.

M. Le Tellier s’empresse. Il veut larecoucher, lui faire boire une cuillerée de potion. Elle le regardeet l’interpelle :

– Maxime !

– Mon amie, voyons… C’est moi,Jean !

– Maxime, viens-tu te promener sous lacharmille ?

– Couche-toi, dors, Lucette chérie. C’estl’heure, il fait nuit…

– C’est l’heure de ta promenade, oui,Maxime : deux heures sonnaient à la minute. Nous serons bien,à l’ombre. Donne-moi ton bras, et promenons-nous dans le boispendant que le loup… Ah ! ah ! le loup, non ! –pendant que ta grand-mère et ton père sont à Artemare.

Elle a saisi le bras de son mari. Elle veutencore se lever… Malgré la violente souffrance qu’il éprouve,M. Le Tellier profitera de l’aubaine odieuse qui s’offre àlui, pour savoir. Mais il n’entend pas que la somnambuleen pâtisse le moins du monde.

Elle veut toujours se lever.

Alors, une inspiration fait dire aumalheureux, dont la voix s’étouffe :

– Maman… C’est moi, Maxime. Et noussommes sous la charmille…

À présent, il n’y a plus qu’à écouter.

– C’est agréable de marcher, fait ladormeuse en mouvant ses jambes sous les draps. Nous voilà au boutde l’allée, près de la grille. Rebroussons chemin. Demi-tour… Vois,Maxime, que c’est joli, cette nef toute verte, si fraîche et vaste,avec, au bout, cette éblouissante trouée, ce porche « fou declarté »… Oui c’est vrai, tu as raison, « tunnel »est plus juste que « nef ». La charmille a les dimensionset l’ombre d’un tunnel… Ah ! qu’est-ce qui vient, àl’extrémité, dans le soleil, vers nous ?… Un veau ? Tudis que c’est un veau ? Hé ! comme il va vite !Mais, Maxime, ses pattes ne bougent pas… En effet : il nerepose pas sur la terre… Il glisse en l’air… Ho ! mais ilarrive sur nous à fond de train, ce veau !… Il ne faut pasavoir peur ? Tu dis ça et tu es blanc comme un linge… Levoilà ! il nous charge ! sans remuer ! C’esteffrayant ! Haaaaaaaaah ! lâchez-moi ! Maxime !on me tient… par derrière… on me serre… Ah ! on m’a lâchée…Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu as ?… C’est ceveau, ce veau immobile !… Ooooh ! ne crie pas !Pourquoi ces mouvements déréglés ? Non, non, ne crie pas, monpetit, mon petit !… Enfin, tu ne cries plus. Enfin. Merci.Pourquoi t’accroches-tu à cette bête… Aaaahhh ! ill’enlève ! Le veau… s’enfuit… à reculons… sous la charmille…Arrêtez ! Arrêtez-le !… Maxime, mais crie donc !Crie ! Appelle !… Rien… Ah ! dans le soleil là-bas,il se retourne… Appelle ! appelle ! Disparu… CommeMarie-Thérèse !…

« … Qui êtes-vous ? Vous savez,Maxime… Il n’est plus là. Je n’ai plus d’enfants, plus, plus,plus…

« Le veau ! Le veau quiglisse !…

Mme Le Tellier s’agitedésespérément. Au bruit qu’elle fait, sa sœur et le médecin, qu’ona retenus à Mirastel, se dépêchent d’accourir. M. Le Tellierleur abandonne la garde de cette lamentable créature délirante quine sait plus que repousser des fantômes, qui maintenant revit parbribes décousues la scène effroyable – et, sans perdre une seconde,il va chez Robert.

Pour n’être pas surpris de le trouver deboutencore à pareille heure, tandis que l’aube filtrait aux ouvertures,il fallait vraiment que M. Le Tellier fût abîmé dans lesdernières profondeurs de son génie. Sur le moment, c’est à peines’il remarqua que son secrétaire fermait précipitamment l’armoire àglace, que cette armoire était pleine d’objets qui lui donnaientl’apparence d’une devanture d’opticien, et que le tapis de lachambre disparaissait sous une profusion de papiers récemmentdéficelés.

Robert se retourna vers lui d’un airembarrassé. Par contenance, il caressait un gros cahier rouge àfermoirs de cuivre, tout neuf.

Mais déjà M. Le Tellier racontait commentsa femme venait de jouer l’enlèvement.

Le petit homme chétif l’écouta jusqu’au bout,sans mot dire, puis se recueillit quelques minutes.

– Que de choses incompréhensibles !dit-il enfin. Toujours est-il que les sarvants ne se gênentplus ! À deux heures après-midi ! C’est du toupet !…Les domestiques ont dû entendre…

– Ils disent que non. Mais j’ai laconviction, moi, qu’ils en ont menti. La peur les aura pétrifiés,quand leur devoir était d’aller au secours de ma femme qui criait.C’est cela qu’ils refusent d’avouer, et c’est pour cela qu’ilsnient avoir entendu quoi que ce soit. Nous ne saurons jamais riende ce côté-là.

Robert Collin réfléchit encore, etdemanda :

– Il n’y avait personne, dans les champs,qui puisse nous documenter sur l’état du ciel à ce momentprécis ?

– Personne. En revanche, d’Artemare, j’ainoté le spectacle extraordinaire de la route déserte et descultures abandonnées. « Nous étions seuls au dehors. MaisMme Arquedouve n’a plus ses yeux, et la capote,tendue comme un dais, bouchait complètement la vue du ciel, pour lechauffeur aussi bien que pour moi.

– Bon, c’est regrettable. Ah !quelle robe portait Mme Le Tellier ?

– Une robe noire, toute simple, unie,répondit l’astronome un peu démonté.

– Pas de chapeau ?

– Non.

Le secrétaire tira son calepin, le consulta,et dit :

– Mon maître, tout s’éclaire en ce quiconcerne l’anormale libération de Mme Le Tellier.Elle a des cheveux au henné, elle était vêtue d’un costume dedeuil ; son signalement est donc le même que celui de lademoiselle Charras, enlevée le 11 juin à Champagne, laquelledemoiselle est d’un blond rougeoyant et venait de perdre samère.

– Que voulez-vous dire avec votresignalement ?… Pour l’amour de Dieu, apprenez-moi ce que voussavez ! Tous ces embrouillages !… Ce veau qui enlève monfils. J’y laisserai le sens, moi aussi !

– Eh bien, commença Robert, compatissant,je suppose que… Et puis non, tenez ! vraiment, je ne peuxpas ! Mettez-vous à ma place : je ne fais que supposer duvague… Je vous l’ai déjà dit, maître : je ne parlerai qu’àl’heure où j’aurai toutes les certitudes… Mais alors – c’est plusque probable – d’autres considérations survenues m’empêcheront deparler… ne serait-ce que la peur de semer la peur…

« La peur de semer la peur ?… »se disait M. Le Tellier. « Le signalement de Lucieconforme à la désignation de Mlle… Chose ?…Ah ! çà, fichtre, voilà un discours superlativementincohérent !… Est-ce que d’aventure… Tiens ! tiens !tiens !… Et tout cet arsenal que j’ai aperçu dansl’armoire ! ?… Et ces rangements à trois heures dumatin !… Diable ! diable ! Est-ce qu’il déménage, àson tour ?… »

Il quitta les lieux sur cette réflexiondésagréable. Et nous, devons reconnaître que les actes de Robertdevaient, à juste titre, chaque jour un peu plus, l’ancrer dans sonidée qu’il perdait la raison.

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