Le Péril Bleu

Chapitre 5L’ALARME

Huit jours plus tard. Le 5 mai. Toujours àMirastel.

Il est agréable de se représenter M. LeTellier pénétrant, ce matin-là, dans son cabinet de travail ;car c’est un beau spectacle que la rencontre d’un homme heureuxavec un rayon de soleil, au centre d’une pièce noble et vaste.

M. Le Tellier traverse la grande salle,jette un coup d’œil aux livres qui tapissent la muraille, ouvre lafenêtre, respire une bouffée d’air pur, d’air lumineux et matinal,d’air dominical – c’est dimanche et cela se voit bien – etfinalement s’accoude et regarde.

Entre les marronniers en fleurs alignés sur laterrasse, il voit se succéder les plans de l’échappéemajestueuse : le marais, puis la falaise, au pied de quoiglisse le Séran et fuit le chemin de fer, puis sur la falaise unplateau boisé d’arbustes courtauds, où culmine, central, le châteaude Grammont, puis là-bas, noyés de brume, des pics, des aiguilles,des arêtes, des montagnes, avec un peu de neige encore à leursommet, bientôt fondue : le mont du Chat(Aix-les-Bains !), le Nivolet (Chambéry !), puis enfin,perdues tout au fond de l’espace, les Alpes dauphinoises, comme unbrouillard dentelé.

Un train siffle au long de la falaise. Uneautomobile ronfle sur la route. Et M. Le Tellier songe avecsatisfaction qu’une jolie semaine, bien longue, lui reste àconsommer, avant que le train ou sa grande auto blanche l’emportevers Paris.

Son visage n’est qu’un sourire.

Le sarvant eut beau s’évanouir comme unfantôme qu’il n’était pas, M. Le Tellier a quand même trouvéde quoi se récréer. Non certes en épiant le monde stellaire, car,pour venir à Mirastel, il a interrompu ses importants travauxconcernant l’étoile Véga, ou alpha de la lyre, dont ilmesurait la vitesse radiale, et de pareilles entreprises exigent defortes lunettes de précision. Mais il a découvert au grenier, dansun réduit poudreux et non loin des gnomons disloqués, un archaïquetraité d’astronomie. Et il s’amuse à le déchiffrer, avec sa louped’horloger.

Sur le bureau, le vieil in quarto luioffre à épeler ses feuillets manuscrits… Mais il fait si beau, cematin, que M. Le Tellier s’accorde un brin de flânerie. Ilrêvasse. Aujourd’hui, les habitants de Mirastel doivent allerdéjeuner à Artemare, où Marie-Thérèse les a devancés depuis hier.Il rêvasse. Tiens, voilà Mme Arquedouve etMme Le Tellier qui passent, errantes, sous leginkgobiloba, « ce gracieux survivant de la floreprimitive », comme diraient les manuels. Floflo lesaccompagne. Il rêvasse. Ah ! voici le facteur !… Et quidonc se met à chanter ! C’est Maxime, dans la tour du sud-est,celle qui renferme son laboratoire… Oui, Maxime chante un aird’opérette, cependant qu’il étudie l’intérieur de ses infortunéspoissons… Fort gentille cette chansonnette…

– La vie est belle, murmure M. LeTellier.

Et il se retourne, face au bouquin decosmographie. C’est alors, et non plus tard ou plus tôt, qu’ilentend cogner à la porte un petit coup sec, aussi sec, ma foi, quesi quelque squelette eût frappé de sa phalange du vantail.

– Entrez !

Est-ce vraiment un squelette qui vaentrer ?… Oui, puisque c’est un homme. C’est même un squeletteavec très peu de chair dessus et pas beaucoup de muscles, puisquec’est Robert Collin. Il s’avance, vêtu de son éternelle petiteredingote, la mousse pâle de sa barbe floconne à ses joues, samyopie lui fait des yeux très doux, cerclés d’or. Il apporte lecourrier.

– Bonjour, Robert, ça va ?

L’interpellé s’étrangle, ôte ses lunettes, etdit :

– Non, maître, ça ne va pas… J’ai à vousentretenir… de sujets… graves, et j’en… j’en suis émotionné…ridiculement.

– Dites, mon ami. Comment ! vousavez peur de me parler ? Vous savez pourtant combien je vousestime…

– Je sais tout ce que je vous dois, moncher maître : la vie d’abord, et l’éducation, etl’instruction. Vous m’avez donné une famille et beaucoup d’amitié…et cette estime à laquelle vous faites allusion. Aussi, je nedevrais pas… Mais, voyez-vous, on a des devoirs envers soi-mêmeégalement… Et je n’ai pas le droit de me taire, encore que je sacheavec certitude que mon audace est inutile… Seulement, jurez-moi,maître… de ne pas m’en vouloir si ma demande vous paraît tropdéplacée…

M. Le Tellier pressent de quoi ilretourne. Il est d’ailleurs plus touché que surpris, et plus ennuyéque touché.

– C’est juré, dit-il.

– Eh bien, maître, j’aimeMlle Marie-Thérèse, et j’ai l’honneur de vousdemander sa main.

« Patatras ! nous y sommes »,s’écrie mentalement M. Le Tellier.

L’autre continue. Il récite un morceaupréparé, c’est visible.

– Je suis pauvre, orphelin, gauche etlaid. Je n’ignore pas combien ma personne est grotesque. Mais,quand on a l’audace d’aimer, que voulez-vous ? il faut avoirl’audace de le déclarer. Et celui qui aperçoit le bonheur, fût-ce àdes hauteurs folles, a le devoir de s’élancer vers lui. Maintenant,mon cher maître, j’ai accompli cette obligation vis-à-vis de monpropre individu. Je connais d’avance votre réponse. J’ai fait ceque je devais. N’en parlons plus.

– Mon ami, moi aussi j’ai des devoirs. Lemien, dans cette affaire, est de consulter ma fille… quand elleaura vingt ans. Ainsi, dans deux ans, je lui ferai part de vossentiments. Et je puis vous dire, mon cher Robert, qu’ilsrehaussent à mes yeux la valeur de Marie-Thérèse et qu’ils noushonorent tous. Je fais plus que vous aimer, mon ami : je vousadmire. Vous êtes un grand savant, et, qui mieux est : vousêtes un brave homme.

– Elle ne voudra pas… Je suis trop malbâti…

– Qui sait ? prononce M. LeTellier, méditatif. Vous êtes doué de singulières qualitésscientifiques… une étrange perspicacité… une sorte de divination…qui peut vous mener aux places les plus enviées. Marie-Thérèse nel’ignore pas. Je sais, moi, qu’elle vous apprécie comme vous leméritez…

– Il y a votre famille, maître !

– C’est vrai, mais Marie-Thérèse estlibre de choisir…

– Hélas !

– Allons, voyons, voyons ! Pas detristesse. Je ne vous décourage pas, cependant ! Réfléchissez.Ne pleurez pas ! Voyons ! je vous tiens un discoursd’espérance, par un clair soleil, à vous qui êtes jeune, et vouspleurez ! Ah ! la belle matinée de printemps,Robert ! Elle est si belle et si printanière qu’on voudraitêtre amoureux, ne fût-ce que pour en souffrir !

– Je serai franc, tenez : je crainsque… que Mlle Marie-Thérèse n’aime déjà quelqu’un.J’ai reconnu… sur cette enveloppe à votre nom… l’écriture deM. le duc d’Agnès… Venant après toutes les sollicitations quivous ont assailli (et que mon cœur s’excuse d’avoir éventées),cette lettre m’a… bouleversé. J’ai voulu la précéder, cematin ; alors, j’ai parlé…

– Donnez-moi cela.

En effet, la lettre est signée « Françoisd’Agnès » et débute ainsi :

(Pièce 104)

« Cher Monsieur,

J’ai deviné pourquoi vous quittez Paris engrand mystère ; et cela me décide à tenter auprès de vous unedémarche dont il est peu probable que vous soyez surpris. J’avaisl’espoir de vous faire ma demande non par correspondance, maispar… »

 

M. Le Tellier n’ose plus lever les yeuxde dessus le billet. Il se rappelle certaine affirmation deMme Monbardeau touchant Marie-Thérèse et le ducd’Agnès. Il compare les deux prétendants : ce malingre petitsavant de rien du tout et le sportsman intrépide, juvénile etmagnifique, noble de cœur et de lignée, riche d’or et d’esprit,adorable enfin, c’est vrai ! Et dans sa pensée il y a des voixshakespeariennes qui chuchotent : « Salut ! LeTellier ! Ta fille sera duchesse. »

Mais on frappe à la porte. Et il tressaille.Cette fois, c’est un coup sourd, comme si quelque cadavre enrupture de tombeau était venu heurter le vantail de ses poingslourds et mous…

Et voilà : les deux causeurs frémissent…Car c’est vraiment une sorte de cadavre qui entre, avant que l’onait dit : « Entrez ! » C’est un homme d’unepâleur terreuse. Ses habits déchirés sont couverts d’immondices,ses chaussures ont marché longtemps sur des cailloux. Il écarquilledes prunelles hagardes, et reste là, dans la porte, à grelottercomme un pauvre.

D’abord M. Le Tellier recule. (Cetinconnu est effrayant.) Puis, tout à coup, il s’élance vers lespectre diurne, et le prend dans ses bras, doucement… Car la plusterrible qualité de l’intrus livide, affolé, tremblant, sépulcral,c’est d’être M. Monbardeau – méconnaissable.

Son beau-frère n’a qu’une idée :Marie-Thérèse est depuis la veille chez son oncle ; quelquechose lui est arrivé.

– Ma fille… Parle donc ! parledonc !

– Ta fille ?… Il s’agit bien de tafille ! articule péniblement le docteur. Ce sont mes enfants.Henri et sa femme, Henri et Fabienne… Ils ontdisparu !

M. Le Tellier respire.M. Monbardeau, affalé sur une chaise, poursuit, enlarmes :

– Disparus !… Hier. On ne voulaitpas vous le dire… Mais il n’y a plus de doute maintenant… Quellenuit !… Hier matin, partis tous deux en promenade… auColombier…, joyeux ! Ils avaient dit : « Nousdéjeunerons peut-être là-haut. » Alors, n’est-ce pas, on nes’est pas préoccupé de leur absence au déjeuner… Et voilà, voilà…La journée a passé… Au dîner, personne encore ! Et pas denouvelles ! Pas de messager disant : jambe cassée,accident, et caetera… Rien !… rien !… Il étaitdéjà très tard quand j’ai commencé à chercher… Ténèbres… Parcourules villages. Mais les gens s’effrayaient, me traitaient desarvant ! refusaient de m’ouvrir et ne répondaient pas…Parcouru les bois. Crié, comme un fou, au hasard, stupidement… Àl’aube, je suis rentré, dans l’espérance de les retrouver à lamaison – Mais non ! – Et Augustine dans un état !… Alors,je me suis décidé à venir ici… Je craignais d’épouvanter lesfemmes.

J’ai pris par la métairie, afin de ne pas lesrencontrer dans le parc. Il m’avait semblé entrevoirMme Arquedouve et Marie-Thérèse…

– Marie-Thérèse ?… Allons, mon bonvieux, remettons-nous ! Tu es mal d’aplomb. Il faut garder satête, morbleu ! Tu sais bien que Marie-Thérèse est chez toidepuis vingt-quatre heures. Rappelle tes souvenirs, voyons !Elle a déjeuné avec vous hier matin, et…

– Déjeuné ? Marie-Thérèse ?Hier matin ?… Jamais de la vie ! Nous ne l’avons pas vue…Mais alors… Mais…

M. Le Tellier se sent pâlir tout entier.Il regarde, sans le voir, Robert Collin dont le masque est celuid’un supplicié. Et il écoute cet air d’opérette que Maxime chantetoujours et que jamais plus il ne pourra souffrir.

– Ils ont disparu tous les trois !s’exclame le docteur.

– Cherchons !… Il faut chercher toutde suite. Vite ! vite ! Et M. Le Tellier a l’aird’un insensé.

– Oui, fait M. Monbardeau.Cherchons. Mais pas comme moi. Méthodiquement. J’ai perdu, moi, letemps le plus précieux de mon existence !

– Ne nous énervons pas, tu as raison. Dela logique, de la logique.

– Si on prévenait, M. Maxime ?hasarde Robert Collin. Nous ne serons jamais trop nombreux…

– C’est cela, fait M. Le Tellier. Dureste, ce n’est plus l’heure de chanter.

On va, de salle en salle, jusqu’auchanteur.

Au milieu de ses collections et de sesaquariums, dans la rotonde garnie de vitrines et de cuves, Maximeapparaît. Il chante, mais il a des mains toutes rouges, et sontablier blanc est ensanglanté. Il vient d’arracher la vessienatatoire au poisson que voilà ; il la dissèque maintenant, etchante. Mais il est si rouge de sang que, malgré sa hâte et sontrouble, M. Le Tellier fait un pas en arrière.

– Papa… mon oncle… qu’y a-t-il ?

Le docteur raconte : Marie-Thérèse, Henriet Fabienne ont disparu. Il faut les retrouver.

Alors Maxime et Robert se concertent. Euxseuls sont capables de raisonner, ils le sentent. Les deux pères nesavent plus que se désoler. Ce ne sont pas des êtres d’action, etle chagrin submerge leur intelligence.

Robert et Maxime résument la situation. – Ensomme, la tâche est double. Primo, Henri et Fabienne sontpartis d’Artemare ; cela fait une trace qu’on doit rechercher.Secundo, Marie-Thérèse est partie de Mirastel ; celafait une autre voie. Étant donné la simultanéité des deux départs,il y a gros à parier que les deux pistes se rejoignent et qu’unmême accident a causé les trois disparitions. N’importe ! ilfaut démêler systématiquement chaque itinéraire. Robert Collin, ledocteur et M. Le Tellier relèveront le trajet d’Henri et deFabienne ; l’automobile de l’astronome les transportera. Quantà Maxime, il se charge d’apprendre à sa mère et à sa grand-mère lasinistre nouvelle, puis de reconnaître le chemin suivi parMarie-Thérèse.

L’ancien officier de marine organisefroidement les opérations.

Robert Collin active l’embarquement. Il seposte près du chauffeur. L’automobile démarre.

Prostré sur le capiton de cuir jaune,M. Le Tellier fait peur à voir. Il ressemble àM. Monbardeau comme un frère de souffrance. Les paysansd’Ameyzieu, revenant de la messe, n’ont pas salué cette figurecendrée, durcie, étrangère.

Pourtant, devant la poste d’Artemare,M. Le Tellier se galvanise. Il fait stopper, descend, etdisparaît dans le bureau. Cinq minutes après, il en ressort. Onl’aide à remonter.

– Allez !

La receveuse admire, de sa fenêtre, leconfortable double phaéton qui s’enfuit, véloce et furtif, à tirede roue, et transmet la dépêche qu’on vient de lui passer.

(Pièce 105)

Duc d’Agnès,

40, avenue Montaigne, Paris.

Marie-Thérèse disparue. Accourez avecprofessionnels habitués aux recherches.

JEAN LE TELLIER.

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