Le Péril Bleu

Chapitre 9 ÀLA CIME DU COLOMBIER

Aux instants critiques, chaque nouveau venuparaît un sauveur. Les femmes et le Dr Monbardeau accueillirentMM. d’Agnès, Tiburce et Garan comme une trinité de messies. Etil ne faut pas douter que Maxime et Robert eussent partagé leursentiment, si le premier condisciple, Tiburce le simple, et si laprésence du duc d’Agnès avait pu exciter dans l’esprit de Robertautre chose que de la jalousie.

Sur l’avis de M. Garan, on s’abstint, cesoir-là, de toute conjecture à l’endroit des disparitions, et l’onse borna à préparer l’expédition du lendemain vers le secret duColombier.

Lorsque chacun s’en fut coucher, le grandespoir provoqué par la rescousse de chercheurs professionnels étaitdéjà tombé. Tiburce s’était dévoilé le plus godiche des maniaques,et Garan sous ses dehors de capitaine en bourgeois, venait deprouver une mentalité de sergent de ville. Cependant, plusieurspersonnes auguraient favorablement d’une absence assez longue, etrestée mystérieuse, qu’il avait faite avant le dîner, au sujet dequoi, par discrétion, nul ne voulut l’interroger.

On devait partir au lever du soleil.

Quand il se montra, Garan piaffait déjà depuisune heure. Il fallut lui prêter un paletot, une canne et desjambières ; car il n’avait rien apporté. Tiburce, lui, fut enretard. Il accourut enfin, dans un bruit de souliers à clous,d’objets entrechoqués ; et l’on put admirer sonéquipement : ses bottes, son alpenstock, son capuchon, sonchapeau tyrolien et la profusion de sacs, sacoches, étuis,fourreaux, gaines et musettes qui lui pendaient autour du corpsainsi que des fruits saugrenus.

M. Le Tellier haussa les épaules.

Mme Arquedouve et ses fillesavaient sagement résolu de ne pas quitter Mirastel. Toutes hâvesaux clartés de l’aube – en deux jours vieillies de deux ans – ellesassistèrent au départ des automobiles.

Les enquêteurs étaient au nombre de sept.

Après Don, Garan se fit montrer la croisée dechemins où Marie-Thérèse avait rencontré Henri et FabienneMonbardeau.

À Virieu-le-Petit, l’inspecteur interrogea denouveau la tenancière du cabaret, qui maintint ses premièresdéclarations.

Puis la caravane se mit en branle, et bientôtelle eut dépassé l’endroit où Henri Monbardeau avait dissimulé lecarnier de l’aubergiste, l’endroit où se perdait la piste des troisdisparus.

Au bout d’une heure et demie de montée àtravers les bois verdoyants, l’étroite route ayant contourné de sacorniche force ravins somptueux, et traversé de son ruban maintspâturages plus beaux que de belles pelouses, on aperçut la triplebosse du Grand-Colombier. Depuis l’avant-veille, les trois calottesde neige s’étaient un peu réduites. La croix géante apparaissaitminuscule, très haut, très loin encore ; des aigles planaientau-dessus et décrivaient leurs lentes spirales. Sous la conduite deRobert, on entreprit l’ascension pénible du calvaire. La pente seredressait de plus en plus ; elle glissait davantage à mesureque les semelles s’y polissaient, et elle prenait pour sesassaillants l’apparence d’une muraille infinie.

Tiburce soufflait. Il s’était délesté de sacargaison au profit des uns et des autres ; mais ses bottes àclous ronds patinaient à qui mieux mieux. On dut le hisser. Le ventrude, qui râpait le versant, lui emporta son chapeau tyrolien.Quand il s’arrêtait, il n’osait pas jeter de regards en arrière, àcause du vertige ; et ainsi se privait-il de contempler, touten bas, l’étalement fastueux du Valromey et les toits lilliputiensde Virieu-le-tout-Petit.

M. Monbardeau et M. Le Tellier prisd’une ardente curiosité, serraient les lèvres pour s’empêcher dequestionner Maxime ou Robert.

Ce dernier, qui devançait tout le monde – etque la gravité des circonstances avait singulièrement déluré –atteignit le bord de la housse blanche et s’arrêta. Les aiglestournoyants s’élevèrent. On entendait la neige pétiller sous lesoleil. À cinquante mètres plus haut, le vent faisait siffler lacroix.

– Ah ! s’écria M. Monbardeau,il y a des pas sur la neige !

– Ne faites pas d’autresempreintes ! recommanda Maxime. Restez en dehors.

Robert assujettit ses lunettes, etparla :

– C’est ici que nous retrouvons la tracede ceux que nous cherchons. À coup sûr, ils ont suivi le chemin quenous venons de parcourir. Leur promenade avait pour but la croix duColombier. Ils furent les premiers à faire, cette année,l’excursion traditionnelle ; et la neige a modelé leurpassage, dont la terre sèche, le gazon et les rochers n’avaientrien conservé.

– Êtes-vous certain que ce soienteux ? fit Garan.

– Absolument. Écoutez-moi, et regardez.Nous sommes en présence de trois traces parallèles qui entament lacarpette de neige à trois mètres environ l’une de l’autre et quimontent vers le sommet. Elles sont récentes et de même date, car lafonte les a déformées légèrement et pareillement. De plus, cetintervalle de trois mètres est bien celui que prennent entre euxdes compagnons d’escalade. Témoin ce que nous venons de fairenous-mêmes. Donc, trois personnes sont venues ici ensemble, depuispeu.

« Eh bien, je dis que la trace de gaucheest celle de M. Henri Monbardeau. C’est la seule, en effet,qui soit faite par des souliers d’homme – des souliers de touriste,larges et cloutés pour la montagne. Les deux autres ont étéimprimées par des bottines de femmes. Mais la voie du milieu trahitdes brodequins solides, à talons plats, garnis de pointes ;tandis que la trace de droite accuse nettement les contours debottines légères, à talons Louis XV. On ne saurait trouver devestiges correspondant avec plus d’exactitude au signalementpédestre des trois disparus, et cela suffirait à nous convaincreque voici les traces de M. Henri, de sa femme et deMlle Marie-Thérèse. Mais ce n’est pas tout.

« Remarquez ces petites cavités rondesqui suivent chaque voie et qui sont beaucoup plus importantes pourles deux pistes de gauche que pour celle de droite. Ce sont, d’uncôté, des trous de cannes ferrées, et, de l’autre, des piqûresd’ombrelle ou de parapluie.

« En outre, la trace de droites’accompagne d’indices particuliers. On dirait que la neige a étébalayée…

– Parbleu ! C’est la jupe ! lajupe longue de ma fille ! s’exclama M. Le Tellier.

– Vous l’avez dit, maître.

– Très bien, approuva Garan.

– Très bien ! opina Tiburce, bouchebée.

– Voilà une excellente découverte, repritl’inspecteur.

La direction des traces, à la sortie de cettezone révélatrice, va nous orienter. Faisons le tour de la bosse, ensuivant la lisière de la neige, nous les rencontrerons forcément.Il est inutile de se geler les pieds à suivre les empreintes.

– Parfait, acquiesça Robert. C’est motpour mot, le raisonnement que je me suis tenu.

Ils commencèrent à longer la bordure de lacouche éblouissante, à la file indienne. Penchés au flanc de ladéclivité rapide, ils tournèrent le mamelon et passèrent de l’autrecôté de la montagne, face aux Alpes.

Le mont Blanc dominait l’horizon formidable etmiroitait parmi les nuages. Sur cette face, le gouffre se creusaitplus vertigineux. Tout au fond de sa vallée profonde, le Rhônesemblait immobile et dérisoire ; et les hommes,microscopiques, disparaissaient.

– Tiens ! encore des pas ! Maismontent-ils ou descendent-ils ?…

– N’en tenez pas compte, répondit Robertà M. Monbardeau. Ce sont les miens et ceux de Maxime… Vouscomprendrez tout à l’heure. Hier nous avons marché dans nos proprestraces, de peur de multiplier les voies.

Ils continuèrent à border la neige, tournantainsi autour de la croix, qu’ils avaient toujours fort au-dessusd’eux, et dont ils ne voyaient que la partie supérieure.

Or, il arriva qu’à force de tourner ils seretrouvèrent à leur point de départ, dix minutes après l’avoirquitté, ayant parcouru tout le périmètre de la calotte blancheet sans avoir aperçu la moindre trace descendante.

M. Monbardeau et M. Le Telliers’écrièrent en même temps :

– Ils sont restés là-haut !

Le reflet de la neige accroissait encore leurpâleur.

– Dame, naturellement ! appuyaTiburce, puisqu’ils ne sont pas descendus, c’est qu’ils sonttoujours là-haut !

M. Le Tellier chancela.

– Robert, mon ami, pourquoi nous avoircaché… ?

– Montons, dit le secrétaire. Je vousdemande seulement de faire un détour ; afin que les troispistes que voici restent bien isolées et bien nettes.

La crête du Grand-Colombier n’est rien moinsque spacieuse. Sa bande aplatie n’a pas deux mètres de large surtrente de long. M. Monbardeau, qui grimpait avec une sorte defurie, arriva le premier, et demeura muet de saisissement contre lepoteau de la croix.

Là où son imagination avait déjà couché lescadavres de son fils, de sa bru et de sa nièce, il n’y avaitpersonne. Il n’y avait rien.

Rien ? Ah ! si !

– La canne d’Henri ! Sa canne,brisée ! Elle est brisée !

– N’y touchez pas ! cria de loinMaxime. C’est l’essentiel, n’y touchez pas !

– Mais, les traces ? lestraces ?… demandait M. Le Tellier. Il faut bien cependantque les traces… Ho ! Ça, c’est trop fort.

En effet, c’était trop fort.

Les trois pistes montaient jusqu’à la crête,mais là elles cessaient tout à coup. Les disparus étaient bienarrivés au sommet du Colombier mais ils n’en étaient pasredescendus, et pourtant ils ne s’y trouvaient plus.

Maxime, voyant son père et son oncleincapables d’observer et de raisonner, se chargea de leur exposerla situation, de l’étudier pour eux et de faire les remarquesqu’elle comportait.

– Voyons, dit-il, un peu d’attention etde tranquillité. Examinons les choses, et reprenons les traces àpartir du bord de la neige.

« Elles poursuivirent leur ascension,d’abord parallèles ; puis les deux voies extrêmes s’écartentlégèrement de celle du milieu ; si bien que, arrivés sur laligne de faîte, Fabienne se trouve à un mètre à gauche de la croix,Henri à cinq mètres de Fabienne sur sa gauche et Marie-Thérèse àsix mètres d’elle sur sa droite. Là, nos promeneurs se sont arrêtéspour regarder le panorama ; chaque piste, en effet, nousprésente le même piétinement léger, la même superpositiond’empreintes, et l’on voit très bien que les cannes et le parapluie(ou l’ombrelle) se sont appuyés fortement sur le sol. Tout fait foid’une courte station. Mais la ressemblance entre les trois pistesne va pas plus loin.

« En effet, la piste d’Henri s’achève netà ce piétinement placide et normal du touriste qui se repose. C’estcomme une impasse.

« Pour la piste de Fabienne, c’estdifférent. Nous découvrons, parties de son piétinement, quatretraces de pas qui se dirigent du côté d’Henri. Et c’est tout.Deuxième impasse. Remarquons, toutefois, au sujet de ces quatrepas, que la distance de l’un à l’autre est révélatrice de grandesenjambées. Ma cousine Fabienne devait courir lorsqu’elle a fait cesquatre pas… courir vers son mari… D’ailleurs, au milieu de sonpiétinement stationnaire, nous relevons une marque de semellevigoureusement enfoncée, qui témoigne d’un brusque départ, d’uneprise d’élan énergique.

« La piste de Marie-Thérèse – celle dedroite – est plus compliquée. Venant du piétinement, une suite depas précipités se dirige vers la croix ; mais soudain, à unmètre de celle-ci, un crochet les rabat sur la droite, et ces passe mettent à descendre le versant du Rhône à toute vitesse. Nouscomptons six empreintes, ce sont de véritables sauts. C’est unecourse folle sur une pente scabreuse, et qui finit soudainement àla sixième empreinte. Dernière impasse.

« Il y eut donc un instant où Fabienne etMarie-Thérèse se sont hâtées dans la même direction, qui était,pour Fabienne, celle d’Henri, et pour Marie-Thérèse, celle deFabienne et d’Henri. Une cause inconnue empêcha la premièred’arriver jusqu’à son mari et fit rebrousser chemin à la seconde.Ce fut sans doute cette même cause qui les escamota tous lestrois.

– Certainement cela ne s’est pas effectuésans bataille, dit M. Monbardeau. Cette canne brisée… C’estbien la canne d’Henri… Je la reconnais.

– Que ce soit celle de M. Henri ouune autre, répondit Robert, le point capital est que ce soit lacanne dont M. Henri se servait samedi. Son bout ferré ne peuts’adapter qu’aux empreintes de gauche.

– Ce que je ne comprends pas, marmonnaTiburce, c’est qu’elle se trouve si loin des traces deM. Henri Monbardeau…

– Ah ! parfaitement, reprit Robert.Messieurs, je vous prie de noter la position occupée par cettecanne, à savoir : près de la croix, entre la piste montante deMme Henri Monbardeau et le crochet deMlle Le Tellier, c’est-à-dire à sept mètrescinquante environ du piétinement où se manifeste pour la dernièrefois la présence – la présence calme, j’insiste – deM. Henri.

– Il l’aura jetée de là ? proposaM. Monbardeau.

– Non. J’y ai pensé. Cela n’est paspossible. Car alors il l’aurait lancée contre les deux femmes, aurisque de les blesser, et votre fils n’est pas homme à perdre latête à ce point.

– Mais, qui vous dit, contesta Garan, queles deux femmes étaient là quand la canne a été jetée ?Peut-être qu’elles avaient déjà quitté leur place…

– Distinguons. J’affirme qu’elles étaientà leur place de stationnement tandis que M. Henri était à lasienne, muni de cette canne dont voici le moule tubulaire à côté deses traces de pause, car c’est en se portant vers lui qu’elles ontlaissé les voies ici présentes, dont l’une s’arrête pileet dont l’autre se détourne avant de disparaître non moinstotalement. Mais j’affirme aussi que M. Henri n’a pas jeté sacanne de l’endroit où il stationnait, premièrement parce qu’ilaurait pu blesser ses compagnes, secondement parce que la neige,autour de la canne tombée, ne présente aucune éraflure, ce quiprouve que la canne est arrivée par terre non pas en oblique, maisverticalement. On l’a donc jetée d’en haut.

Tiburce, mordant ses lèvres ardentes,l’interrompit :

– M. Henri Monbardeau a pu la jeteren l’air, et elle serait retombée…

– Mais non, monsieur. D’abord, je lerépète, il n’aurait pas risqué de geste périlleux pour sesvoisines. Et puis, regardez la brisure. Il a fallu un rude couppour la produire, et certainement celui qui a cassé cette canne dela sorte la tenait à pleine main. Un pareil effort, de lapart d’un homme, nécessite également un point d’appui, ou tout aumoins un calage sur les pieds. Or vous n’en trouvez pas de vestigeparmi les traces de M. Henri… Cette canne a été brisée entrele point de stationnement de son propriétaire et le point où vousla voyez enfoncée dans la neige, qui l’a moulée comme un écrin. Etsi nous l’examinons de plus près, cette canne, nous constateronsque la brisure, qui en fait un angle presque droit, ne peut êtreque la conséquence d’un choc violent sur un coin très dur…Je vous ferai observer que la croix est une charpente de sapinrevêtue d’un blindage de tôle peint en blanc, cylindrique dans lehaut, rectangulaire dans le bas. On pourrait donc supposerque la canne a été rompue sur l’un des quatre angles de la partieinférieure. Il n’en est rien. Nul renforcement n’a martelé la tôle,et la canne ne conserve pas la plus petite parcelle de peintureblanche. Voyez vous-même. C’est décisif.

« Sur quoi donc s’est-elle brisée ?Sur quelque chose qui était là et qui n’y est plus. Et sur quelquechose qui se tenait suspendu dans les airs.

– Vous êtes fort, dit l’inspecteur avecun ricanement.

Le duc d’Agnès intervint :

– Je me demande pourquoi tous cesembrouillages de raisonnements. N’est-il pas clair que les disparusont été enlevés au moyen d’un ballon ?… undirigeable ?…

– Ou un aéroplane ! ajoutaTiburce.

– Ah ! cela, non ! riposta leduc. Il n’existe pas d’aéroplane assez parfait pour cueillirsuccessivement trois personnes à ras de terre, ni assez puissantpour les emporter, elles avec l’équipage que nécessiterait un coupde main aussi complexe. Tandis qu’un dirigeable…

– Enlevés ? Enlevés ?monologuait M. Le Tellier. Mais dans quel but ? Si on lesavait enlevés, nous aurions déjà reçu des nouvelles, des menaces,des offres de… Que sais-je ?

– Ce n’est pas possible !surenchérit M. Monbardeau levant les yeux au ciel.

– Ce ne peut être qu’un dirigeable,déclara Tiburce.

Mais M. Monbardeau montra les aigles quiplanaient.

– Tenez, fit-il d’un ton bizarre, autantprétendre que ce sont des aigles colosses qui nous ont pris nosenfants !

Tiburce s’égaya.

– Ne riez pas, dit Robert. Si baroque quesoit l’idée, elle m’est venue à l’esprit. Certes, l’hypothèse estfausse a priori. Mais elle expliquerait presque tout. Car,un dirigeable, monsieur d’Agnès, cela se voit venir, c’est unemasse qui attire les yeux. Et si les ravisseurs s’étaient approchésdans un aéronef, nos amis s’en seraient garés, et leurs pas sur laneige indiqueraient des mouvements de retraite, alors que rien detout cela n’existe.

– C’est vrai, fit le duc.

– Au contraire, des aigles, mais on envoit toujours au sommet du Colombier ! On n’y fait pasattention, aux aigles !… Or je vous défie d’évaluer la tailled’un oiseau qui passe aux environs du zénith, parce que vous nepouvez pas mesurer la hauteur de son passage. Il faut connaîtrel’un des deux facteurs pour en déduire l’autre, et si…

– Fort exact, monsieur.

– … et si des aigles fabuleux, loin detout objet de comparaison, avaient plané à mille mètres au-dessusdes trois excursionnistes, ceux-ci les auraient pris tout bonnementpour des aigles communs, situés à quelques portées de fusil. Celaposé, admettons qu’un de ces rapaces chimériques se soit laissétomber sur M. Henri Monbardeau. Il le surprend, il l’enlève.Mme Fabienne Monbardeau se précipite au secours deson mari. Mais un deuxième oiseau s’abat et l’emporte.Mlle Marie-Thérèse, elle, s’élance pour assister sacousine, mais apercevant le troisième aigle qui fond sur elle, lavoilà qui se prend à fuir éperdument jusqu’à ce que…

– Taisez-vous ! chuchota M. LeTellier en désignant M. Monbardeau qui ouvrait des yeuxeffrayants.

– Ce n’est qu’une façon de me fairecomprendre, maître. Remettez-vous, docteur, et pardonnez-moi. C’estune hypothèse absurde et fantastique. Je ne l’ai formulée que pourmatérialiser nos réflexions… Si cette conjecture étaitvraisemblable, l’histoire de la canne viendrait la démentir. Ilfaudrait imaginer des becs d’airain, suffisamment inébranlablespour qu’on y puisse rompre des bâtons. Et il n’y a pas plus de becsd’airain que de vautours capables d’enlever soixante-dixkilogrammes de chair humaine.

M. Monbardeau s’épongea le front, et ditd’une voix rauque :

– Des oiseaux… non. Mais… des hommes…volants ?… Voyez, ici, en bas. Seyssel, Anglefort… Et pensez àla statue enlevée, là…

– Ha ! mon oncle ! se récriaMaxime, de grâce, ne mêlez pas cette fumisterie au malheur qui nousfrappe !

Mais Robert lui imposa silence :

– Voilà encore une supposition d’aspectlunatique et pourtant je l’ai envisagée, elle aussi ; carj’estime que, pour mener l’esprit à la vérité, rien ne vaut l’étudedes hypothèses fausses. En science quelquefois, comme en grammairetoujours, deux négations valent une affirmation. Quand je saisqu’une chose n’est pas ici, je me doute qu’elle peut être là. Etpuis, à force de perdre, on finit par gagner. Consolez-vous,docteur. Les voleurs d’hommes – si voleurs il y a – ne sont pas dessarvants de l’air… si sarvants il y a. L’enlèvement d’uneseule personne à travers le ciel exigerait l’alliance detrois individus volant avec la force (proportionnée à leurtaille) des condors les plus vigoureux. Il aurait donc falluneuf complices pour exécuter le rapt de samedi. Or, si desaigles, même démesurés, peuvent ne pas être remarqués à cause desraisons que je vous ai données, une volée de neufornianthropes ne saurait passer inaperçue ! Nos amisse seraient retirés à leur approche, et encore une fois, ces tracesne décèlent ni écart, ni reculade, ni fuite, avant l’attaque deM. Henri, qui fut assailli le premier.

« Non, non : le dirigeable, lesaigles, les hommes volants, rien de tout cela ne tient debout.

M. Monbardeau serrait lespoings :

– Alors ?… Alors, quoi ?… Ilsne se sont pas volatilisés !… pas dissous dans l’air comme desmorceaux de sucre dans l’eau, je suppose !… La foudre ne les apas transportés au diable !… Ils ne se sont pas échappés parle sommet du Colombier comme l’électricité par les pointes !…Ils ne sont pas montés au ciel comme des prophètes, eh ?…Alors quoi ? quoi ? quoi ?… C’est idiot, à lafin !

Robert eut un geste évasif.

– Nous n’avons plus rien à faire ici.

– Pardon ! la neige va continuer defondre, répliqua M. Le Tellier. Je vais prendre un croquis detoutes ces empreintes.

À cette vue, Tiburce annonça qu’il feraitmieux encore et qu’il allait photographier la neige du haut de lacroix. Mais l’intrépide sherlockiste avait trop présumé de sonagilité. Il ne put s’élever qu’à mi-chemin des solivestransversales ; et ce fut Maxime qui, se souvenant des mâts etdes vergues du Borda, réussit l’entreprise.

Pendant qu’il était à cheval sur les bras del’immense gibet – destiné, semblait-il, à crucifier quelque Titan –l’inspecteur lui demanda de contrôler si le zinc ne portait aucunemarque et le badigeon nulle éraillure pouvant être attribuées aufrottement de cordages.

– Rien, répondit Maxime.

Par malheur, quand Tiburce, rentré à Mirastel,voulut développer les précieuses photographies, il s’aperçut qu’ilavait oublié de charger son appareil.

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