Le Péril Bleu

Chapitre 3LES VOLEURS VOLANTS

Les deux ouvriers italiens ne pouvaientignorer que des soupçons pesaient sur eux. Seuls passantséquivoques, seuls hôtes inconnus, on se montra d’autant plusacharné à les croire coupables que cette culpabilité devait, sil’on peut dire, déclasser la mésaventure et la faire tomber du rangsupraterrestre où l’avait guidée l’imagination rurale. « CesPiémontais ! ces gueux d’étrangers ! » On les auraitsur l’heure écharpés !… Mais les gendarmes présents et certainreporter venu de Paris empêchèrent cette justice expéditive.« Mieux vaut, disaient-ils, surveiller leursagissements. » On s’y résolut.

L’astuce élémentaire conseillait de fournir dutravail aux deux gars et de continuer à les héberger, pour endormirleur défiance. Malheureusement, les fermiers s’y refusèrent l’unaprès l’autre. Les Italiens touchèrent leur dernière paye le 23dans la soirée, chez un cultivateur de Champrion (village tourmentéla nuit précédente) et couchèrent à la belle étoile, en bordure dela forêt voisine. Un couple de gendarmes fut préposé à leursurveillance et, caché selon les règles de l’art, s’endormit commeun seul homme.

Cependant Champrion fut tarabusté pour laseconde fois. Les sarvants s’adjugèrent une oie et des canards, queleurs propriétaires avaient négligé de rentrer, dans l’assurance den’être point lésés deux nuits à la file. Et l’on eut encore àdéplorer la perte de l’urne en similibronze, garnie d’ungéranium-lierre, qui surmontait l’un des piliers d’une grilled’entrée. L’autre vase, sur l’autre pilier, avec un autregéranium-lierre, fut respecté. Toujours cet esprit de dépareillageet de taquinerie spécial aux farfadets, gnomes, lutins, kobolds,dives, gobelins, korrigans, djinns, trolls – et sarvants.

À leur réveil, les pandores jumelés quis’étaient endormis d’un si fâcheux accord ne retrouvèrent plus lesItaliens. Mais ils soutinrent mordicus que ceux-ci étaientdissimulés sous les ramures au point de pouvoir, sans être aperçus,se couler à travers bois, exécuter leurs vilaines prouesses etrallier leur cachette.

Il s’est, du reste, avéré que les journaliersétaient partis de grand matin, se dirigeant vers Châtel. Un jeunegarçon put les rejoindre à bicyclette dans ce hameau, situé, commeles autres, sur la route de Bellegarde à Culoz, entre fleuve etmont. Là, toute la journée, on vit les deux compagnons aller deporte en porte, implorant un embauchage qu’on leur refusaitinexorablement. Les Châtelois supputaient la continuation desbizarreries et savaient qu’à présent c’était leur tour d’ensouffrir. Ils regardaient les deux parias comme les éclaireurs duMalin.

Or, tels se présentaient les courriersdiaboliques : l’un, grand et blond, faisait contraste avecl’autre, petit et brun. De larges ceintures les sanglaient, rougepour le premier, bleue pour le second. Vêtus de costumes pareils,d’un beige décoloré, coiffés de vagues feutres moulés à leur tête,ils étaient chaussés de lourds brodequins, et chacun portait ensautoir son bissac et ses outils de terrassier liés enfaisceau.

Le soir venu, chassés de partout, même del’auberge, ils mangèrent du pain tiré de leurs bissacs ets’étendirent sous un buisson, à l’orée du village, du côté deCuloz.

Les habitants, apeurés de sentir descendre unenuit redoutable, emprisonnèrent les bêtes et verrouillèrent lesportes. Le soleil n’avait pas touché l’horizon que le silence deminuit régnait déjà sur Châtel.

Le reporter parisien et deux gendarmes derechange prirent alors position à la lucarne d’un grenier bas, d’oùl’on découvrait le buisson des Italiens. Ces trois guetteursavaient décidé de partager la nuit en quatre périodes degarde ; un seul d’entre eux prendrait le quart, pendant lesommeil de ses compères. Ce fut le brigadier Géruzon qui monta lapremière faction, tandis que, en prévision de la leur, son collègueMilot et le publiciste ronflaient dans la paille. Géruzon devaitles prévenir à la moindre alerte.

Les suspects reposaient à vingt mètres de lui,couchés contre une touffe d’églantiers. Non loin, sur la gauche,passait la route, bientôt disparue à la corne d’un bois. De ce mêmecôté, le Rhône grondait. Et de l’autre, s’élevait, immédiat, en sonécrasante suprématie, le Colombier massif, énorme entassementd’étages chaotiques, tout bossué de contreforts et sinué deravines, rocheux et verdoyant, sombre à cause de l’heure, etmasquant d’un éperon final les maisons de Culoz.

Une cloche piqua sept coups, et l’on avaitdevant soi quelques bons instants de clarté, lorsque Géruzon vit legrand Piémontais bouger, s’asseoir et réveiller son camarade. Ilseurent ensemble un colloque à voix basse, firent des gestes vers lehameau, d’un air découragé, comme si quelque chose les avait déçus,puis soudain, paraissant se décider, jetèrent leurs bissacs etleurs outils en bandoulière, et s’engageant sur la route, se mirentà marcher dans le sens de Culoz.

Le brigadier Géruzon se dit alors queréveiller ses coopérateurs prendrait du temps et ferait sans doutequelque bruit. Comme les Italiens venaient de s’éclipser à la cornedu bois, il sauta de la lucarne à terre et s’élança derrière eux.Et il fallait le voir courir ! sans emprunter la route, biensûr, en vue des fugitifs – mais à travers champs et tout droit surladite corne.

Il y parvenait, quand une sorte d’exclamation– une sorte de « hop ! », a-t-il dit – frappa sesoreilles. Et dans l’instant qu’il arrivait au chemin, sortant avecmille précautions du rideau de feuillages, il aperçut les deuxPiémontais à la distance de soixante mètres environ, mais passur la route : au-dessus de la route, àla hauteur approximative de quinze mètres, s’enlevant toujours plushaut et filant vers Culoz avec une rapidité surprenante,en plein ciel, Géruzon les vit, d’un clin d’œil, sedérober derrière le premier contrefort du Colombier.

Ainsi vécut, prompte comme la parole, cetteaventure prodigieuse. Le brigadier, d’abord, en demeurastupide ; puis, courant à perdre le souffle, il s’en futréveiller Milot et le reporter, afin de leur conter le phénomènedans les termes succincts où l’on vient de l’apprendre. Il essuyaleur mécontentement et se vit reprocher d’avoir voulu se réservertoute la gloire. Mais il riposta par l’exposé des motifs quil’avaient induit à se comporter de la sorte, et fit valoir sabravoure, ajoutant qu’il n’avait pas été sans ressentir un petitfrisson. Sur cet aveu, les autres l’accusèrent d’hallucination, etle plaignirent d’en être arrivé là. Mais, la nuit s’étant faiteaussi noire qu’il est permis, le publiciste résolut de remettre aulendemain les constatations. Jusque-là, se disant que Châtel étaitdésigné par la logique pour être attaqué, les trois sentinelles,l’oreille au guet, scrutèrent le silence.

Ils n’entendirent aucun bruit anormal.

À l’aube, les indigènes constatèrent avec joieque rien n’avait souffert dans les ténèbres ; et l’on connutque les Italiens n’étaient rien moins que des sarvants d’une espèceparticulièrement maligne : des démons volants ; et onfrémit à la pensée de Culoz, vers lequel ils s’étaientenvolés : Culoz où les gens n’étaient pas sur lequi-vive !… Et on avait raison de frémir. Le premier voiturierqui passa, venant de Culoz, répandit la nouvelle de son pillage.Les sarvants avaient sauté Châtel, n’y trouvant rien àmarauder.

Par cette découverte s’expliquaitadmirablement (et d’une manière simple comme bonjour) l’absenced’empreintes à la suite des vols, ainsi que l’altitude où lesvoleurs volaient, puisque c’étaient des voleurs volants, quirestaient suspendus en l’air pendant le « travail ».

Pourtant – est-il besoin de l’écrire ? –plusieurs personnes traitaient cela de calembredaines, et bien desregards de pitié se posaient sur le brigadier Géruzon.

L’honnête gendarme n’en avait cure. Il guidale reporter, du buisson d’églantiers à la corne du bois, et tousdeux relevèrent la trace des Italiens. Les pas, cloutés, sedistinguaient aisément sur la glèbe du champ ; mais, parvenusà la route, ils n’étaient plus visibles, les deux piétons ayantmarché sur le revers de gazon.

À n’en croire que leur piste, il se pouvaitdonc que les Piémontais eussent cheminé de cette façon jusqu’àCuloz et même au-delà. Il se pouvait, après tout, qu’ils ne sefussent pas envolés – au cas d’une aberration (probable) de Géruzon– et même qu’ils ne fussent pour rien dans le sac de Culoz. Lereporter prit sur lui d’envoyer par là des émissaires cyclistes,chargés de reconnaître la position actuelle des Italiens, sanstoutefois les inquiéter. Puis, en attendant leur retour, il extirpaGéruzon d’un groupe de campagnards, où son récit commençait àdevenir trop mirobolant, et lui conseilla de ne point tarder àrédiger son rapport.

Vers midi, les patrouilles de cyclisteslancées à la poursuite des nomades rentrèrent à Châtel sansavoir recueilli le plus faible indice de leur présence où que cefût. Et cette nouvelle acheva de convaincre le journaliste, dumoins suffisamment pour que, le lendemain, l’un des grands journauxde Paris étalât cette manchette sensationnelle :

(Pièce 81)

FAILLITE DES AÉROPLANES

L’avènement des avianthropes

Les hommes-oiseaux du Bugey

En suite de quoi se trouvait exposéel’interprétation du mystère bugiste par l’existence démontrée d’uneéquipe de rôdeurs en possession du secret de voler sans ailes.Notre journaliste les nommait pédantesquement des avianthropesaptères. Il gémissait de voir entre les mains de pareils friponsune découverte aussi capitale, ayant pour effet, sans doute,« la diminution du poids corporel, une sorte d’émancipationphysique de la matière s’affranchissant de la pesanteur ». Etil terminait sur un tableau poussé au noir de l’effarement desBugistes, qu’il représentait « sidérés par l’effroi » etse demandant ce qui allait advenir maintenant que les sarvants,parvenus à Culoz, devaient opter entre les villages riverains duRhône et les villages semés à la base du Colombier. Cet article, oùperçait vaguement un reste de scepticisme, fut taxé de canardjusqu’à plus ample infortuné. On exigeait des preuves ; etcela fut cause qu’une nuée de reporters s’abattit vers le Bugey,débarquant à Culoz, ce nœud de voies ferrée, et provenant deSuisse, d’Italie, d’Allemagne et autres nations plus ou moinslimitrophes.

Seulement, soit que le voisinage combiné dufleuve et de la montagne fût nécessaire à leurs exploits, soitqu’ils fussent réduits à l’honnêteté par la vigilance de lagendarmerie, soit enfin pour tout autre raison, les sarvantscessèrent tout à coup de tenir campagne.

Les journalistes regagnèrent, qui sarépublique, qui son royaume, qui son empire ; les paysans sedéridèrent ; Géruzon crut avoir fait un rêve ; et cettequiétude inespérée ne devait un peu décevoir que le meilleur desêtres, je veux dire M. Le Tellier. Car, en s’installant àMaristel le soir du 26 (le lendemain de déconfiture de Culoz), ilcomptait employer ses vacances à l’étude raisonnée du mystère.

Les partisans de la thèse« mystification » prétendirent même que la survenanced’un homme aussi clairvoyant n’était pas sans rapport avec lacessation des hostilités.

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