Le Péril Bleu

Chapitre 12SUITE DU JOURNAL

La masse visible vers laquelle on me charriaitsur une rampe serpentante dont la roideur inclinait mon plancher etfaisait gémir les roues sous l’effort d’une énergie plus active, lamasse, la macule, la bastille, n’était pas une maison àclaire-voie. Ce n’était pas une bonne, solide et visible maisoncomme il y en a sur terre. Bientôt mes yeux, si défectueux, virentque cette masse s’éparpillait en une quantité de petites massesdistinctes qui, à la clarté crue du ciel noir, me parurentviolemment blanches et noires. Ces petites masses se disposaient enéchelons par bandes horizontales, comme des choses posées sur uneétagère invisible, comme des choses et des êtres posés sur lesétages d’une maison invisible…

Et, forcément, c’était cela. Bête queje suis de ne l’avoir pas deviné dès le début ! C’était ledépôt invisible de tout ce que les sarvants avaient remonté de laTerre !

Mon fourgon imperceptible longea lerez-de-chaussée du monument pressenti. Ce rez-de-chaussée estoccupé par un véritable bois, très bas, planté dans des carrés deterre qu’on a, pour sûr, amenée d’en bas, chargement parchargement. De la terre brune, disposée en carrés inégaux, épais.Des carrés qui sont séparés par des bandes vides, autrement dit« par des murailles qu’on ne voit pas. »

Cela fait une pépinière dans une galetted’humus qui ressemble à un grand damier. Et au-dessous, le solinvisible s’épaissit jusqu’à la mer atmosphérique sur laquelle ilrepose. Et au-dessus de ce maigre bois, où je reconnus les diversesessences des arbres bugistes, j’aperçus un étalementsuspendu de branches sèches, de pierres et de rochers. Ilétait facile de voir qu’ils étaient posés au premier étage, dansdes chambres correspondant aux rectangles de terre, mais ilsoccupaient une moins grande superficie.

Au-dessus de ces minéraux, sur l’invisibleparquet du deuxième étage, je vis toutes sortes d’animaux répartissur un espace égal à celui des pierres.

Tout en longeant cette façade fantastique,j’entrevis des poissons nageant au sein de parallélépipèdes d’eaudont on ne pouvait pas distinguer le récipient.

Arche de Noé, en quelque manière.

Enfin, plus haut encore, sous un dernier étageréservé aux oiseaux : des hommes et des femmes. Nostourmenteurs peut-être aussi ? J’allais savoir.

Mlle M.-T. L. T… Je lacherchais de toute ma vue…

Les hommes et les femmes, en l’air, semblaienttrès occupés de mon arrivée. J’ai très bien vu ceux qui étaientdisséminés le long de la façade s’appuyer contre la murailleinvisible pour me regarder plus commodément. La lumière du vide lesrendait blafards comme des Pierrots, avec des ombres noires dans lafigure. Les autres, ceux qui ne se trouvaient pas sur la façade,restaient espacés sur toute la superficie de l’étage, comme dessoldats mal rangés pour les exercices d’assouplissement. Ils meregardaient à travers la couche éparse des bêtes au-dessous d’eux…En les voyant ainsi isolés l’un de l’autre, comme des pions rangéssans soin sur les cases d’un échiquier, en les voyant rester là aulieu d’accourir vers la façade, je compris que chacun avait unepetite chambre séparée.

On m’arrêta presque au milieu. Quelque chosequ’on accrochait fit retentir le dessus de ma cabine, desgrincements crissèrent tout autour, et de nouveau je m’enlevai,rasant les plantes, puis les rocs, puis les bêtes.

À l’étage des hommes, arrêt brusque. On glissama cellule sur le plancher de l’étage, et je devinai que maintenantelle était incorporée à la masse du bâtiment et qu’elle n’étaitplus qu’un cube rempli d’air, juxtaposé à d’autres cubessemblables, chacun contenant son homme ou sa femme. Tout près demoi, dans le compartiment voisin, un jeune garçon me contemplait,et tous mes frères terriens étaient tournés vers moi, apparitionsque rien ne soutenait, semblait-il, campés paradoxalement dans dunéant, pâles et sombres à la fois, sales, repoussants, avec desfigures d’asile, d’hôpital ou de prison.

Je cherchais Mlle L. T… dansleur foule dispersée… Je ne reconnus personne à ces physionomies decauchemar… Il n’y avait là que des victimes, assurément. Lessarvants n’étaient pas visibles, eux non plus !…

 

C’est là que je suis encore.

Mon voisin est manifestement un jeune Anglais,imberbe, hagard, vêtu comme pour le golf. Cueilli en voyage ?en excursion ?… Lui et moi, nous sommes sur l’alignement deprisonniers qui suit la façade, qui a l’air de constituerla façade. Une autre ligne, parallèle. Puis une autre. Et d’autresencore. Il doit y avoir des couloirs entre les lignes de cellulesinvisibles. Le rang de la façade s’arrêtait à l’Anglais quand jesuis arrivé ; je l’ai allongé d’un cube, moi dernier venu. Lespremiers arrivés, on les a alignés tout là-bas, sur l’autre façade…Cela m’enlève des chances d’apercevoir Mlle L.T.

L’humus brun de la pépinière forme, endessous, une grille bizarre dont ce serait les barreaux quiseraient à jour. À travers ces bandes, des bandes de Franceapparaissent au fond du gouffre. Et puis je vois la coucheéparpillée des pierres, et puis le dos des animaux. Immédiatementsous mes pieds, un porc sommeille, rose et gris, au sein de l’air.Immédiatement sur ma tête, un aigle fauve, au plumage nocturne,piétine dans le vide ; ses serres jaunes s’aplatissent et secrispent sur l’invisible fond de sa cage, souillé de sesdéjections.

À chaque instant, on croit recevoir quelquechose qui tombe… et qui s’arrête, sans cause apparente, au milieude sa chute.

Et toujours pas de geôliers ! Invisiblesdonc, ou invisibilisés. N’est-ce pas leur présence qui produit cegrincement odieux, intermittent, dont le bruit, avec celui desclapets est le seul bruit qu’on entende ici ?…

Comment ces sarvants ont-ils réussi àvivre dans le vide ? Est-ce une accoutumance ancestrale quileur permet d’exister hors de l’atmosphère ? – l’atmosphèreaussi indispensable à l’homme que l’eau l’est aux poissons –l’atmosphère avec sa chaleur, sa pression et son oxygène… Est-ceune race d’hommes complètement modifiée par un tempsmillénaire ?… C’est peu probable. Nos ravisseurs, plutôt, sontpourvus de scaphandres résistants et invisibles comme eux… À moinsque ce soit des scaphandres qui les rendent invisibles… Lescaphandre de Gygès… À moins encore que ce ne soient pas deshommes… Mais cette conclusion répugne… Quoique… Quoiqu’il y ait laquestion de classification :

Tous ces échantillons de la faune et de laflore terrestres sont rangés en ordre, mais pas dans l’ordredes naturalistes… Un fait indubitable, c’est que je faispartie intégrante d’une collection de types, d’un muséum, d’uneménagerie – ou plutôt d’un aquarium, puisque, au lieu d’êtrevéritablement comme des bêtes en cage, nous sommes plongés dansnotre élément vital, sicut poissons dans aquarium. Ouplutôt, puisque cet élément c’est l’air, nous sommes dans unaérium… Eh ! oui, un aérium aussi biencompris que l’aquarium rêvé par Maxime Le Tellier pour reproduirel’ambiance des bas-fonds sous-marins… Et tous ces grincements quime donnent la chair de poule, n’est-ce pas une multitudemystérieuse admise à nous contempler, moyennant peut-êtrel’acquittement d’un droit d’entrée ?…

Cette hypothèse me vint dès la premièreminute ; son horreur obsédante me l’impose toujours. Elle mevint en regardant toutes ces faces affreuses orientées vers lamienne… Ils vociféraient, ils m’interpellaient… Je n’entendaisrien, je les voyais crier. Le soleil très bas nouséclairait par-dessus, cela mettait sur les choses une lumière derampe de théâtre, brutale et livide. Nos ombres ne pouvaient seprojeter que sur nous-mêmes. Tous, tous, des PierreSchlemih ! Tous, des hommes sans ombre !…

Le soleil était descendu sous la mer aérienne.La surface de l’Air se devinait à peine et seulement à l’horizon,sous l’aspect d’un anneau plat, diaphane, visionnaire. La Terreimmense, creuse et diffuse, blondissait dans le soir. Il y avait unruban bleu entre l’horizon terrestre et l’horizon de la meraérienne, un ruban circulaire, et, en faisant des yeux le tour dece ruban, j’ai distingué (quand on m’a rendu ma jumelle, ce que jeraconterai tout à l’heure), j’ai distingué les pays.

D’ici on voit les Baléares, la moitié de laSardaigne et jusqu’à Leipzig, Amsterdam, jusqu’à Londres etRome ; d’ici on découvre un cercle européen de 1.500kilomètres de diamètre, un tapis géographique étalé en creux, enforme de coupe, et qui déborde largement l’écran quadrillé que faitla pépinière du rez-de-chaussée. Les mers semblent des plainessombres. Beaucoup de brumes, aux lointains surtout.

Le soleil se coucha d’un coup, mais le jouravait duré plus longtemps que sur terre, et j’avais vu la nuitenténébrer l’Allemagne quand l’océan Atlantique était encoreensoleillé.

Au ciel, d’un noir effrayant, les étoilesbrillaient d’un éclat incomparable. La mer atmosphérique luisaitsereinement. De-ci, de-là, par la Terre obscure, des tachesvaporeuses, phosphorescentes, décelaient la place des grandesvilles. Les clapets clapotaient dans un silence de sépulcre. Moncourage faiblit, j’eus peur de ces gens inconnus et formidables quim’avaient capturé, peur du lieu d’épouvante. J’avais honte den’être plus qu’un numéro de collection, un article sans douteétiqueté… Les belles étoiles ne m’apparaissaient plus comme desoasis de clarté dans le désert des ténèbres… Une fatigue sans nomme terrassa, et je m’endormis dans le monde invisible, après avoiréprouvé un soulagement singulier à fermer les yeux, c’est-à-dire àne plus voir enfin qu’on ne pouvait rien voir.

Je me suis cru fou quand je me suis éveillé,ce matin, 4 juillet. Ah ! mes pauvres compagnons de misère,aux rayons de cette aube si basse, dans cette lumièred’outre-mort !… La Terre était une étendue verdâtre, touteremuée et pommelée de nuages ; de temps en temps, les Alpesjetaient un feu blanc. Mais l’aérium ! avec ses détenus danstoutes les postures de la misère, du désespoir et de lamaladie ! soutenus en l’air comme par des filsinvisibles !…

Pendant la nuit, on m’avait rendu ma jumelleet mon appareil photographique, certainement pour voir ce que j’enferais. L’appareil est cassé ; j’en pleurerais !… Avec lajumelle, je commençai à passer la revue des hommes. Mais beaucoupme tournaient le dos. Je n’ai reconnu personne. Près de chaquepensionnaire de l’aérium, même près de chaque animal, on avaitglissé nuitamment des feuilles de salade, des carottes et de l’eautrès belle qui affectait la forme intérieure de son vaseinvisible : un œuf aplati par le haut et le bas. C’est undrôle de spectacle. Mon voisin dévorait sa salade… En dessous delui, un chien de berger lapait son eau ovoïdale…

Dans le but de correspondre avec mon voisin,j’écrivis sur un carnet : « Parlez-vousfrançais ? » et lui présentai la page. Il secoua la têteet se remit à dévorer sa salade…

Mais alors un autre jeune homme, très maigre,qui occupait la cellule d’après, attira mon attention par desmimiques. Aux questions de mon carnet il répondit par gestes,n’ayant ni papier ni crayon. J’ai cru comprendre qu’il étaitreporter et qu’il avait été enlevé dans les environs de Culoz. Ilsemble avoir peur d’une chose que je n’arrive pas à saisir.

Un incident troubla cet entretien. Vers lenord, je vis s’élever de la terre un point noir. À la jumelle,c’était un homme. Il semblait lancé par une baliste. Il s’arrêta à5 kilomètres de nous (en horizontale), à l’endroit où je suisarrivé hier : au débarcadère. Nous le vîmes soulevé par lagrue, puis véhiculé au flanc de notre colline – peut-être à traversdes rues et des boulevards invisibles ? Mes codétenus leregardaient attentivement. Ils paraissaient heureux de ne pas lereconnaître… Il fut hissé à mon niveau. Mais on n’en fit pas monvoisin immédiat ; on laissa entre lui et moi, le long de lafaçade, l’espace de deux cellules environ. (Cette solution decontinuité se répète à tous les étages et marque le milieu del’aérium, côté façade.) C’était un paysan violâtre, ahuri, enchemise. Je me rendis compte, à ce moment, que le nombre desoiseaux s’était accru pendant la nuit : une chouette, unchat-huant, un grand duc. L’infernal piège bourdonnant a bientravaillé depuis hier.

J’ai encore sondé l’épaisseur de la foule.Cette fois, j’ai repéré quelqu’un : Raflin ! leprétendant rabroué de Fabienne d’Arvière, Raflin dans sa robe dechambre, avec un bonnet de coton.

Par-dessus les têtes, tout là-bas, du côté despremiers arrivés une tête plus grande – une tête de statue, dejardinier Watteau… et aussi un chapeau haut-de-forme coiffant unchef de mannequin… Ah ! la statue d’Anglefort etl’épouvantail !… Comment ! Avec les hommes !…

Par intervalles, l’une ou l’autre de noscellules se tapisse de givre, faisant apparaître un cuberesplendissant. Le prisonnier défaille. On le voit revenir à luiaprès la fonte. Ce ne peut être qu’une panne momentanée dans lefonctionnement des clapets. Le froid et la sécheresse du vide quinous entoure sont, à coup sûr, effroyables.

Grâce à une large fente que pratique dansl’humus quadrillé un invisible mur de soutènement, presque sousmoi, j’ai pu profiter d’un entre-deux de nuages pour faire lepoint. Ce n’est pas facile. L’aérium doit être un peu au sud duzénith de Mirastel. Avec le télescope de M. Le Tellier, onl’apercevrait… Mais quel hasard conduirait sa curiosité vers unlieu où rien n’attire les astronomes ?… On croit si peu queles disparus sont en l’air ! Vers dix heures et demie, lesoleil a émergé de l’océan atmosphérique qui s’est pris à miroiter.Il a décrit sa courbe dans le ciel noir, comme une grosse orange àpeine duvetée d’un halo flamboyant. L’ombre de l’aérium s’estportée sur la couche des nuages. Puis, à une heure et demie, lesoleil est rentré sous l’horizon gazeux.

Un peu plus tard, voilà que la statue dejardinier Watteau et le mannequin-épouvantail ont défilé devantmoi ! Ils se sont rendus, l’un derrière l’autre, en glissantau premier étage, quartier des choses inanimées – sur des plansinclinés. Là, ils se sont rangés parmi les instruments agricoles,des aiguilles d’horloge, un drapeau tricolore, une grosse boulejaune, le tout proprement aligné.

Et quelques instants après, un coq d’or estdescendu, en se dandinant, de l’étage des oiseaux, et il est allérejoindre les deux simulacres dans le bric-à-brac du premierétage.

Il est bien évident qu’on réparait là deserreurs de classification, mais cela donne étrangement àpenser.

Six heures. – Il est arrivé unsinge ; un grand singe de la famille des orangs. Échappé d’uneménagerie, selon toute probabilité, et surpris dans la forêt parles sarvants. Ils l’ont mis près du paysan violâtre, avec leshommes… Dans quelques jours ils le redescendront, comme lastatue, le mannequin et le coq. Mais quels peuvent être cesindividus qui se trompent à un tel point ? ces hommes siignorants de l’humanité ? si différents de nous, si évoluésprobablement, qui herborisent des peupliers, collectionnent descailloux et font l’élevage de leurs frères d’en bas ?

5 juillet. – Hier je n’ai pas pucontinuer à écrire : mes clapets se sont arrêtés. J’ai dûépuiser ma réserve d’oxygène ; mais je me suis évanoui quandmême, transi de froid, dans un glaçon cubique. J’ai reprisconnaissance qu’à la nuit, pendant laquelle j’ai réfléchi.

Voici mes conclusions :

Ce n’est pas une île, ce sol invisible quinous supporte. Ce n’est pas une île de la mer atmosphérique. Caralors ce serait une île flottante, une sorte de bouée errante. Or,cela est fixe. Donc, il faut que nous soyons sur uncontinent invisible qui enveloppe toute la Terre, enlaissant passer la lumière et la chaleur du soleil – un continentd’une seule pièce, comme une mince sphère creuse englobant la terreet son atmosphère contre laquelle il repose – un continent d’uneseule pièce, mais déchiqueté sans doute, percé d’ouvertures où,malgré les lois de la science humaine, la mer atmosphérique de 50kilomètres de profondeur se trouve en contact libre et direct avecle vide aéré avec l’éther imparfait de la deuxième atmosphère.

Oui, ce ne peut être qu’un monde concentriqueà la Terre, une espèce de continent radeau sphérique, une mincepellicule à la surface de l’Air, comme l’écorce terrestre n’est,selon certains, qu’une mince pellicule à la surface du feuintérieur. C’est un globe léger, qui entoure la planète ; lapesanteur, agissant sur tous ses points à la fois, le maintient àégale distance de la Terre, et la force centrifuge dégagée par larotation terrestre vient doubler cet effet par une action en senscontraire. Chaque molécule du continent invisible est sollicitéepar deux forces opposées qui tendent chacune à l’immobiliser parrapport au centre de la Terre. Ainsi le monde invisible est commerivé au monde visible.

Monde invisible ! ainsi que les planètesque la science a pressenties ! et, comme elles, habité par unpeuple invisible ! Monde très léger, sûrement, et d’autantplus léger qu’il est loin de la Terre… Ici, les choses doivent setrouver dans l’air dans le même rapport que les choses d’en bassont avec l’eau. Cette région est une Terre à qui le vide sertd’atmosphère, pour ainsi dire, et où l’air joue le rôle de l’eau…La mer aérienne vient baigner ses côtes… Peut-être n’y a-t-ilqu’une seule mer, qu’un seul trou percé dans le globe invisible…Mais oui ! Mais oui ! c’est cela ! C’est pourquoiles êtres sus-aériens, dit sarvants, n’osent pas s’aventurer avecleur engin ailleurs qu’en Bugey – le Bugey qui se trouve évidemmentsous cette mer unique – le Bugey qui est le fond de leurlac ! Ils auraient peur de se perdre et de remonter sousleur continent, et d’étouffer faute de vide, eux pour quile vide est aussi indispensable que l’air aux hommes et l’eau auxpoissons !…

Car ces gens-là ont inventé une façon decloche à plongeur, ou plutôt une espèce de sous-marin. Eh !voici le mot : un SOUS-AÉRIEN ! qui leur permetde faire la prospection du fond de leur mer et d’en visiter lesplaines inconnues. Ils font de l’océanographie à leur manière. Uninvisible prince Albert les gouverne peut-être, et c’est peut-êtrelui qui se monte un joli petit muséum d’océanographie avec lesbêtes des grands fonds, à l’instar de Monaco !…

Le cylindre que j’ai vu blanc de givre, enmontant, c’est le vivier d’air où l’on entrepose les bêtespêchées ; ce n’est qu’une pièce de ce sous-aérienqui, lui, a la forme d’un cigare, comme nos propres submersibles,comme aussi nos dirigeables ! C’est lui que Maxime a vu dansle brouillard, ou, du moins, c’est l’espace que l’étrangebateau-ballon remplissait dans le brouillard et qui apparaissait siconfusément qu’on voyait les choses à travers – ce que Maximemettait sur le compte de la vitesse !… C’est encore lui, lesous-aérien, que nous avons vu dans le nuage (et pour les mêmesraisons) le jour où nous avons cru voir son ombreimmobile !…

J’y suis ! j’y suis ! Il est« plein de vide » ce bateau, si l’on peut s’exprimerainsi. Voilà pourquoi il flotte si bien dans l’air, tel dans l’eauun bateau plein d’air ! Il est munid’« airballasts » au lieu de« waterballasts », pour descendre ouremonter !… Le vide ! c’est-à-dire ce qu’il y a de plusléger au monde, le zéro du poids, quand l’air pèse 1,3 g etl’hydrogène 0,07 !… Le vide, que tous les aéronautesemploieraient au lieu d’hydrogène, s’ils pouvaient avoir desenveloppes assez solides et assez impondérables à la fois pourrésister à la poussée de l’air ambiant sans annuler par leur poidsl’avantage ascensionnel du vide !

Mais vraiment, tout cela est d’une simplicitécriante ! L’eau et l’air ! mais ce sont deux élémentsjumeaux que gouvernent les mêmes principes essentiels !L’hydrostatique et la sœur bessonne de la pneumatique ! La meraquatique et la mer atmosphérique ! mais que de fois on les acomparées l’une à l’autre !… Au fait, ni l’une ni l’autre nese terminent brusquement par une surface précise… L’eau de la merse continue dans l’air par des vapeurs salées que nous ne voyonspas ; de même, la mer atmosphérique se continue dans le videaéré par des effluves dégradés que je ne saurais percevoir !…Elles ont leurs marées lunaires, toutes les deux, et l’océan gazeuxa même des marées solaires… Elles ont leurs remous !… Ici,pourtant, les oiseaux tiennent lieu de poissons supérieurs, etnous, les hommes, créatures des bas-fonds où notre lourdeur nousattache, nous sommes de pauvres crustacés qui se traînentmisérablement !…

L’atmosphère ! qui pèse sur la Terre dupoids que pèserait une couche de 10 mètres d’eau l’enveloppant detoutes parts !… La mer atmosphérique, où les montagnes sontles hauts-fonds ! des hauts-fonds plus accessibles auxsarvants parce que plus près de la surface – parce que, pour lesatteindre, ils ont moins d’air à laisser pénétrer dans leursairballasts – ce qui explique pourquoi ils y pêchent sivolontiers !

Car nous sommes pêchés ! – Pêchés !– Puis on nous parque dans ces récipients, dans ces cuves (quidoivent être transparentes même pour les sarvants), sous les yeuxd’un public indiscret, en ce palais, en ce musée monumental, aumilieu sans doute d’une grande ville au bord de la mer !

Et nous n’avons jamais rien deviné !Trompés par l’invisibilité de cet univers qui ne gênait en rien lavision télescopique – que les bolides tombant sur la Terretraversaient comme une balle Lebel traverse une écorce de liège, etque les étoiles filantes laissaient loin sous elles – nous n’avonspas deviné qu’au-dessus de nous siégeait un monde plus vaste que lenôtre, ayant un rayon plus grand de 50 kilomètres, et tournant surle même axe que le bloc terrestre. Et jamais nous n’aurions supposéque là travaillait une population active et, selon toutevraisemblance, innombrable, qu’elle pensait, inventait, fabriquait,qu’elle jetait sur sa mer atmosphérique des bateaux de plus en plusperfectionnés, qu’elle faisait (à l’aveuglette, je crois) dessondages maritimes, et qu’enfin elle arrivait à cette prouessenaturellement fêtée, glorifiée, acclamée : la constructiond’un sous-aérien.

Il est plus que probable que le premier lancéa subi de gros dégâts. Mal dirigé par des apprentis, emporté auloin par le vent, comme par un tourbillon sous-marin, c’est, jecrois, cet aéroscaphe qui a causé la célèbre collision du mois demars. Il a dû heurter d’abord le paquebot français, puis, uneseconde plus tard, le destroyer allemand ou vice versa. Ce jour-là,les matelots invisibles l’ont échappé belle, entraînés si loin, etle sous-aérien a dû éprouver de sérieuses avaries dont laréparation justifie tout le temps écoulé depuis cet accidentjusqu’aux déprédations de Seyssel.

La prudence et l’expérience leur sontvenues…

Peut-être nous guettent-ils depuis des sièclesà travers le ciel ; peut-être attendaient-ils avec impatienceet cupidité l’instant de leur progrès où ils pourraient descendrejusqu’aux hommes et les étudier ; peut-être le sous-aérienn’est-il qu’une copie de nos dirigeables, lorgnés dans leslongues-vues des sarvants… Mais cela, je ne le crois pas. Leurserreurs de classification me prouveraient plutôt qu’ils n’ont pasencore observé le sol où nous vivons. Je parierais que l’air, sousune forte épaisseur, est pour eux une substance non transparente,comme est pour nous la mer, que leur sol, invisible à nos yeux,opaque, et qu’ils ne peuvent distinguer, au travers, au-dessous delui, ni l’océan d’air qui le supporte ni le fond terrestre de cetocéan. Je parierais même qu’ils n’ont pas d’yeux. À quoides yeux serviraient-ils dans un monde invisible ? Non, pasd’yeux ; et alors tout ce que je viens de dire s’applique ausens qui chez eux remplace la vue. Non, pas d’yeux ! et lejour et la nuit n’influent pas plus sur leur perception du mondeextérieur que n’influent sur la nôtre la présence ou l’absenced’odeur. En effet, d’une part, ils ne possèdent pas de lumièreartificielle pour s’éclairer la nuit (une telle chose les auraitdepuis longtemps fait connaître à l’humanité, et je n’ai pas vu,cette nuit, la moindre lueur), et, d’autre part, ils se dirigentadmirablement au fond de leur mer, dans nos ténèbres les plusnoires ; ce qui prouve que notre obscurité n’est pas la leur,n’en est pas une pour eux.

Et si l’on considère que leurs méfaitss’accomplissent plus fréquemment la nuit, il est même possible deprétendre que c’est la nuit qu’ils perçoivent le mieux ; quec’est la nuit qu’ils ont toute la puissance de leurs moyens, et quel’obscurité est aussi favorable à leur sens de direction que lalumière est favorable à notre vue. Fous que nous sommes, pauvresêtres submergés par l’océan de gaz, nous qui nous croyons lesmaîtres de la Terre ! Nous ne nous doutons pas qu’une autrehumanité, plus considérable que la nôtre, existe au-dessus d’elle,nous ignorant, nous supposant à peine et nous prêtant l’esprit quenous prêtons aux crabes ! Une autre humanité qui se croitévidemment la seule reine de la planète ! Un autre peuple, surun monde extérieur au nôtre, et que les astronomes de Mars ou deVénus prennent peut-être pour la véritable Terre, si notreatmosphère n’est pas transparente pour eux et s’ils voient, aucontraire, ce que nos prunelles sont impuissantes à distinguer.Nous, les astronomes terriens, n’est-ce pas ainsi que nous avonspris longtemps la photosphère – l’atmosphère éblouissante du Soleil– pour la surface même de l’astre ?

Un adolescent vient d’arriver parmi nous. Ilest à côté du singe. Nous l’avons vu s’acheminer sans un mouvement,de cette extraordinaire progression suspendue dans l’immensité. Unefemme d’un certain âge s’est mise à pleurer, lui a tendu lesbras…

Maxime Le Tellier m’a reconnu. Il me fait dessignes de loin.

Mon hypothèse du continent-radeau expliquepourquoi le bruit des fortes explosions s’entend, sur terre, à desdistances qui paraissent invraisemblables, phénomène que lesmétéorologistes ne peuvent expliquer que par une sorte de« mirage sonore », en admettant « une réflexion duson, dans la haute atmosphère, à la limite de deux zones dedensités et, par suite, de compositions biendifférentes ». Cette limite ne serait pas une voûtegazeuse, mais une voûte solide, constituée par le mondesus-aérien.

Mon hypothèse faciliterait aussi l’explicationdes rougeurs crépusculaires.

Elle expliquerait encore pourquoi les bolidesqui n’arrivent pas suivant la direction du rayon terrestrericochent toujours sur quelque chose qu’on croyait être, jusqu’ici,le matelas atmosphérique, puis vont se perdre dans l’infini…

 

À la vérité, il paraît que cette dernièrephrase, relative aux bolides, ne fut jamais lue par le duc d’Agnès,car, au moment qu’il l’entamait, un instinct sans réplique le fitbondir en avant ainsi que M. Le Tellier, et les écarta de lamasse invisible contre laquelle tous deux s’appuyaient.

Cette masse, silencieuse jusqu’alors, venaitde produire un grincement désagréable juste dans le dos deM. d’Agnès.

– Continuez ! continuez lejournal ! dit M. Le Tellier. Cela presse, celapresse !

Mais il fallait compter avec d’autresretards.

Pendant la lecture du cahier rouge,l’assistance s’était grossie de pompiers, de gardes municipaux, desavants, d’autorités et surtout, malheureusement, d’ouvriersmétallurgistes qui travaillaient à cette époque dansl’arrière-Grand-Palais (avenue d’Antin). Ceux-là étaient venus encurieux et n’avaient rien compris au journal, dont ils ignoraientla première partie. Les braves ferronniers s’imaginèrent – on nesait comment ni pourquoi – qu’il y avait, dans la masse invisible,des prisonniers de leur espèce ; et lorsque grinça legrincement, l’un d’eux, le compagnon Virachol, ditGargantua pour cause de gigantisme et d’obésité, proclama« sanguinaire » le fait de « laisser des hommeslà-dedans ». Et il basculait un énorme levier dont il voulaitdéfoncer l’invisible.

On retint Virachol. Mais, chaque fois que legrincement reprenait, Virachol reprenait aussi. De telle sorte quenous ne pourrions reproduire toutes les interruptions quitroublèrent la fin de cette lecture publique, sans composer unpathos indéchiffrable.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer