Le Péril Bleu

Chapitre 16ENCORE LE DIRIGEABLE

– Entrez !… Ah ! c’est vous,Robert. Salut !

– Bonjour, monsieur Maxime.

– Votre seigneurie dans monlaboratoire ! c’est un événement !… Qu’est-ce qui vousamène, ce matin ?

Robert, visiblement distrait, se récria sansvigueur :

– Oh ! un événement !… Et ils’exclama : Quelle température, hein !… Une chaleur, pourla saison !

– Il va faire de l’orage.

Et Maxime, attablé devant un croquis demécanique, se remit à le griffonner, en se demandant ce qui luivalait la visite du secrétaire.

Les trois fenêtres de la rotonde étaientouvertes à deux battants, mais il faisait si chaud qu’ellesn’arrivaient pas à créer le moindre courant d’air. Un chaos denuages plombés encombrait le ciel, tumultueux comme un ciel debataille, immobile comme un ciel de tableau. Sous lui, les chosesde la terre prenaient des reflets de cendre. La plaine, toutehérissée de peupliers, semblait, au port d’armes, attendre quelquechose de mémorable ou quelqu’un de suprême. C’était un beau décorpour une tragédie.

À l’intérieur du laboratoire, un soleil maladeblêmissait l’éclat des aquariums et des vitrines. Les poissons –très éclairés, afin que le peintre Maxime fût à l’aise pour ensaisir les mille nuances – gardaient la pose et somnolaient dansl’eau.

Robert s’approcha des boîtes vitrées où lemimétisme déployait ses bizarreries. De loin, certaines de cesboîtes paraissaient pleines de branches, d’herbes et derameaux ; et de près, on s’apercevait que telle brindilleétait une malicieuse chenille, telle tache d’écorce une phalèneretorse, et telle feuille exotique un ingénieux moustique. Mais iln’y avait pas que des bêtes déguisées en végétaux ; il y avaitaussi des bêtes costumées en bêtes. D’autres vitrines, en effet,logeaient des papillons épinglés deux à deux : dans chaquepaire, chacun se ressemblait à s’y méprendre, et pourtant celui-ciconstituait une nourriture empoisonnée pour les petits oiseaux, etl’autre, inoffensif, ne devait encore de nos jours qu’à saressemblance avec son sosie vénénifique. Malheureusement, il fautle dire, depuis que l’enfant Maxime, occupé à d’autres jeux,s’était désintéressé de celui-ci, le temps avait modifié beaucoupde ses préparations, fané toutes les verdures, moisi bien descorselets. Et maintenant, pas mal de similitudes commençaient àdifférer. Robert en fit la remarque au jeune homme, etpoursuivit :

– C’est tout de même drôle, cesidentités… : cette espèce de mascarade zoologique !… lecaméléon, qui, à volonté, pour être inaperçu, se fait rouge ouvert, selon qu’il est sur un fond rouge ou sur un fondvert !…

– Eh, oui. C’est l’histoire du lion,fauve sur le sable fauve du désert ; c’est l’histoire del’ours, blanc sur la neige blanche des pôles. Tout cela : desmimétismes… Mais, comment vous, le spectateur des constellations,ces machines-là vous intéressent !…

– Pourquoi pas ?… – Sans doute ya-t-il aussi des poissons qui se livrent au mimétisme ?

– La nature en est pleine. L’hommelui-même… Les manteaux couleur de muraille… Tiens ! mais ditesdonc, Robert, Maxime riait, je vous vois si attentif…Accuseriez-vous par hasard le sarvant de revêtir un maillot bleu denuit pour… ?

– Quelle bêtise ! interrompit lesecrétaire.

– … Ce petit musée m’a bien divertijadis… Il a déterminé ma vocation de biologiste… aujourd’hui, j’aid’autres chats à fouetter…

– Ça marche, vos planches àl’aquarelle ?

– Pas mal, dit Maxime, en sortant d’uncarton plusieurs de ses œuvres. Oh ! ce n’est pas du VanOstade, ni du Jan Steen… Cela suffit, voilà tout. Mais, pourl’instant, j’ai cessé de portraiturer les poissons.

– Ah ! ah ! ladissection !

– La dissection, un peu, oui, maisaccessoirement et à propos d’une autre étude très captivante… Maisje vous ennuie, Robert ?

– Pas du tout !

– Vous allez comprendre. C’est pour leMuséum d’océanographie de Monaco. Je voudrais machiner un aquariumoù les poissons des grandes profondeurs vivraientnormalement. Nos chaluts vont bien les saisir à plus deneuf mille mètres de fond ; mais la décompression et surtoutle brusque changement de température les détériorent et les fontcrever. Je cherche à construire un vivier clos, où la pression dela température se maintiendrait. Vous voyez : je suis en trainde gribouiller un dispositif de pompes… Mais ça n’est pas commode…L’invention serait grosse de conséquences. Pensez donc !Reconstituer le milieu vital de ces êtres si lointains !Pouvoir observer leurs habitudes véritables ! Dansl’ombre où la cuve resterait plongée, les voir s’illuminer dephosphorescences multicolores, comme dans la nuit éternelle desrégions sous-marines !

– Ah ! c’est cela que vouscherchez ! dit Robert.

Mais Maxime se méprit sur le ton vif de cetteinterjection. Il s’imagina que Robert lui reprochait de ne pass’employer à d’autres besognes, plus urgentes…

– Oui, c’est cela, répondit-il, enrougissant. Et il s’excusa :… J’ai cherché aussi à pénétrer lemystère des disparitions… Seulement, vous savez, là-dessus j’ai monidée. Nous serons fixés sous peu par les ravisseurseux-mêmes : le gens de l’autoballon.

– Vraiment ? Vraiment ? faisaitRobert, complètement absorbé dans une rêverie.

– Ah ! çà, Robert, soyezfranc ! Vous êtes là qui tergiversez, qui parlez de tout et derien… Qu’avez-vous à me dire ?

– Pardon… Ah ! oui… Vousdisiez ?… Parfaitement, parfaitement… Je… je suis chargé d’unemission, figurez-vous. Et il sourit. Une mission de madame votremère. Elle s’effraie de votre témérité. Depuis quelque temps, vousvous hasardez tous les après-midi dans la montagne, avec notrefourniment d’artiste peintre… Et, n’y pouvant rien, elle m’adélégué auprès de vous…

Maxime posa ses mains sur les épaules deRobert.

– Vous êtes bien aimable, mon vieux, luidit-il. Mais maintenant, je suis certain qu’il s’agit d’undirigeable ; et j’estime qu’au grand jour, un hommeaverti serait aussi serin de se laisser prendre qu’ilserait pleutre, froussard et méprisable de rester chez lui, commeun lièvre au gîte.

Un silence suivit, que Robert fitcesser :

– Alors, au moins… suivez monconseil : habillez-vous de façon à reproduire l’aspect d’undes disparus…

Maxime éclata de rire.

– Mais c’est encore du mimétisme,cela ! Décidément, Robert…

– Je vous assure qu’il faut prendregarde.

– Ouais ! Vous perdrez votre peine,mon bon. Le rapin que je suis a trop besoin de faire étude – et lamontagne est trop belle ! Fastueuse et changeante, à chaqueheure du jour, à chaque jour du mois, on la croirait la toile d’unmaître différent… J’ai là-haut un petit modèle exquis, une bergèrede douze ans, qui me pose une scène épatante dans un endroitpharamineux. Ah ! elle n’a pas froid aux yeux, celle-là !Les sarvants, ce qu’elle s’en fiche !… D’ailleurs, son frèreCésar, un jeune pâtre plutôt dégagé, fait le guet pendant laséance…

« Regardez-moi ça mon vieux Robert !Je vous présente Mlle Césarine Jeantaz. Ça nemanque pas de jus, hein ?

Il brandissait dans la lumière pâle uneaquarelle à demi faite et vraiment « tapée », comme ildisait volontiers. Au milieu d’un troupeau de vaches et de chèvreséparses, une fillette, assise sur un rocher, jouait de l’accordéon.Sa mignonne bouche, large ouverte, indiquait une chanson lancée àpleine voix.

– C’est très joli, apprécia Robert. Maismadame votre mère se tracasse énormément…

– Dites-lui… – Ah ! là !là ! quelle malédiction que toutes ces poules mouillées !Eh bien, dites-lui que demain j’aurai fini cette pastorale etqu’après-demain je serai sage !

– Pourquoi pas aujourd’hui ? Je nesuis cependant pas une poule mouillée, moi, et je suis loin deplaisanter. Vous savez bien que j’ai mon idée…

– Déballez-la, votre idée, mon cher,déballez-la !

– Hélas ! vous y croiriez encoremoins qu’aux hommes-volatiles, qu’au poisson voltigeur et qu’àl’aigle volant sans ailes !

– Vous n’avez pas de preuves,alors ?

– Je n’ai que de bonnes raisons. Cela nevous suffirait pas.

– Enfin, Robert, pourtant ! si voussaviez où se trouve ma sœur… et les autres… il serait criminel degarder le silence… Il faudrait y aller… Où peuvent-ils être ?Évidemment, pour ma part, je ne m’en doute pas le moins du monde…Où est le repaire des bandits ?… Si encore on avait la facultéde les voir s’enfuir dans telle ou telle direction ! Mais ilsse cachent au milieu des nuits, des brouillards, des nuages…Considérez cette voûte impénétrable de nuées ; au-dessusd’elle, les sarvants sont libres d’évoluer à notre insu…

« Mille dieux ! Robert,qu’est-ce que je vous disais !

Dressé, l’œil brillant, le bras tendu vers leciel, Maxime désignait un point dans les nuages.

Robert, vivement, regarda.

Dans les volutes d’un gros cumulus grisd’ardoise, engourdi de torpeur, une ombre oblongue, diaphane etfantômale se profilait.

– Le dirigeable ! murmurait Maximetout bas, comme s’il eût craint d’effaroucher la vision.

Robert abrita ses yeux du jour livide.

– C’est bien celui que vous avezrencontré ?

– C’est bien lui : la nacelle ne sevoit pas. Et si ce n’était lui, que ferait-il là, sans bouger, àl’affût derrière son nuage ?…

– Hum ! fit Robert, puissammentintéressé.

– … Car il est derrière lenuage, continua Maxime. C’est son ombre portée que nous apercevons.Ce n’est que son ombre sur une volute. Ils se croientinvisibles. Ils ne se doutent pas que leur ombre lestrahit… Allons ! reconnaissez que j’avais raison !

– Oui, oui… en effet, dit Robert avecplus de politesse que de sincérité.

– Ah ! voici l’ombre qui pâlit parceque le vent s’élève et que la volute se désagrège… Ce n’est plusrien.

Une rafale tempétueuse s’engouffra dans larotonde. Les papiers, tourbillonnant, s’éparpillèrent. Le friselisdes bois fut pareil au bruissement d’une mer inattendue. Lesarbres, tout blancs de feuilles rebroussées, se courbaient ausouffle de l’est. Des volets battirent avec fracas. Des trombes depoussière couraient le long des routes. Un éclair direct fêla leciel épais, et les nuages se mirent en branle.

Maxime, les cheveux au vent, épiait si lafuite du cumulus n’allait pas découvrir l’aéronef, ou si lescorsaires ne jetaient pas de lest pour monter plus haut que latourmente… Mais le dirigeable était parti sans employer cemoyen-là.

Et voici que le décor devenait lui-mêmetragédie.

La magnificence des éléments déchaînés semagnifiait encore de tous les mystères qu’on y sentait.

Le tonnerre roula ses grondements, quiparurent le vacarme des nuées roulant pêle-mêle vers un butinconnu. Et, le tableau se trouvant achevé, un second éclair traçad’un zigzag, le paraphe de l’ouragan.

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