Le Péril Bleu

Chapitre 5IL PLEUT… IL GRÊLE…

Revenons à Mirastel.

M. Le Tellier, rentré de son voyage àParis et à Saint-Genis-Laval, n’avait trouvé parmi les siensd’autre changement qu’une amélioration soutenue dans l’état de safemme. Et, du 8 juillet au 3 août, c’est-à-dire du quantième de sonretour à la date où nous sommes arrivés, l’existence au château futdésespérément uniforme. L’observation de la tache immuable,impassible, était l’affaire principale – besogne stérile et sourced’énervement.

Certains jours, il est vrai, le spectacle desLebaudy et des Clément-Bayard, des Libellules et des Demoisellesrivalisant de hauteur, amusa les regards en dépit des consciences.Mais, à la suite des accidents du Sylphe et del’Antoinette 73, l’arène atmosphérique parut désaffectée.L’accablement retomba. M. Le Tellier sentit pour lui-mêmel’urgence d’une dérivation.

Pendant que Mme Arquedouve etsa fille aînée vaquaient aux charges domestiques et prenaient soinde Mme Le Tellier, le Dr Monbardeau, crânement,allait porter secours aux malheureux souffrants et séquestrés.M. Le Tellier résolut de l’accompagner.

Ils furent les premiers Bugistes quirecommencèrent à circuler régulièrement en automobile. On aprétendu que « cela n’avait rien de si courageux, étant donnéque jamais automobile ne fut assaillie et que les sarvants nefaisaient plus de prisonniers depuis quelque temps ».D’accord ; mais, s’il vous plaît, avant le Sylphe,aucun ballon non plus n’avait été assailli ; avantl’Antoinette 73, aucun aéroplane ; et vous noterezque, si le sarvant ne prenait plus de terriens, c’étaituniquement faute d’en trouver à sa portée, hors des maisons et àl’intérieur de l’incompréhensible cercle cabalistique dont ilsemblait ne pas vouloir franchir le tracé. Il y avait donc beaucoupde chances, au contraire, pour qu’il se jetât sur la grandeautomobile blanche qui sortait chaque jour de Mirastel, s’arrêtaitdevant toutes les portes, et ainsi s’offrait aux coups d’unagresseur que l’impatience devait enhardir.

 

Sous la capote de toile traversée de soleil,un jour – le troisième du mois d’août – le docteur et l’astronomedevisaient. La voiture, venant du château, allait entrer dansTalissieu. Le médecin se plaignait de la chaleur et de lasécheresse qui ne désarmaient pas, de la pestilence qu’on respiraitsans trêve ; il exprimait ses craintes au sujet d’une épidémieprobable, quand il cessa de converser pour s’ébahir :

– Tiens ! il pleut ! C’estraide !

De larges gouttes tombaient sur lacapote ; on les voyait par transparence. M. Monbardeautendit sa main grande ouverte à l’extérieur, et, faisant un cri, laretira mouillée d’un liquide rouge.

– Arrêtez ! commanda son beau-frère.Tu es blessé, Calixte ?…

– Non, ça vient de tomber !

– Quoi ! Pas possible !

On mit pied à terre devant les premièresmaisons du village, en face de la croix et non loin duruisseau.

Plusieurs gouttes ensanglantaient la capote etle marche-pied-trottoir. D’autres rougissaient la poussière àl’endroit où l’automobile avait passé dans l’averse pourpre.

Le mécanicien écarquilla des prunellesarrondies.

– C’est-il pas des oiseaux qui se battenten l’air ? dit-il. Ça c’est déjà vu.

– Non, non, voyez ! répondit sonmaître.

Tous trois (on aurait dit trois damnéséchappés de l’enfer !), tous trois, instinctivement, avaientlevé la tête. On ne voyait rien – rien que du bleu – le bleu duPéril. Rien, sinon quelques oiselets – des passereaux, desmartinets – dont tout le sang n’aurait fait qu’une seule de cesgouttes.

Le docteur :

– Est-ce là le phénomène connu sous lenom de « pluie de sang » et que produiraient desparticules contenues dans l’eau ?…

Pauvre docteur ! Pourquoi faisait-ill’encyclopédiste, tandis que ses lèvres balbutiaient ? Pour serassurer lui-même, ou bien pour rassurer M. Le Tellier ?…Et pourquoi le pauvre astronome se crut-il obligé de répondre,entre ses dents qui claquaient :

– Non, non, il n’y a pas de nuage ;il n’y a pas de pluie. D’ailleurs, une ondée ne se serait paslimitée à si peu de chose…

À travers son lorgnon replié, servant deloupe, M. Monbardeau examinait la souillure garance quiséchait sur le dos de sa main.

– C’est bien du sang, dit-il au boutd’une minute, du vrai sang qui ne coagule pas très normalement, jel’avoue – mais du sang tout de même ! Rentrons, je ferail’analyse et… et je te dirai si c’est… du sang d’homme oud’animal…

– Je m’en doute un peu, que c’est dusang ! murmura M. Le Tellier. Mais avant de rentrer et defaire l’analyse, qui est intéressante, je voudrais consignerquelques remarques, ici, avec votre témoignage à tous deux.

« Regardez les gouttes sur lacapote : elles sont allongées en forme de pointsd’exclamation. Cela se justifie par le mouvement de l’automobilependant qu’elle recevait cette douche. Maintenant, venez par ici…Regardez les gouttes sur le sol : ce sont des étoilesdentelées comme des molettes d’éperons. Si vous songez qu’il nefait pas le moindre vent, il vous sera facile de conclure que lesang est tombé perpendiculairement à la terre et d’un pointimmobile situé au zénith du lieu d’arrivée.

– De la tache carrée ! assuraM. Monbardeau.

– Non, ce n’est pas de la tache carrée,parce qu’elle n’est pas rigoureusement au-dessus de l’endroit oùnous sommes. Elle est, mathématiquement, au zénith de Ceyzérieu,puisqu’elle est à sept degrés au sud du zénith de Mirastel.Au-dessus de nous il n’y a rien. Entends-tu,Calixte : RIEN !… Et puis, penses-y, à cette hauteur decinquante kilomètres il n’y a plus de liquides possibles,attendu que là c’est le vide presque parfait, à moins d’une erreurscientifique.

Autre chose encore. Comment expliquer que lesang ne s’est pas desséché, s’il a parcouru cinquante kilomètres enchute libre ? Il faudrait alors que ces gouttes fussent unrésidu… Tout le sang d’un homme, réduit à quelques larmes… D’unhomme… ou d’une femme… ou d’une bête…

– Rentrons, je te dis. Dans unedemi-heure nous serons au fait de la vérité quant à l’espèce qui asaigné. Rentrons ; cette éclaboussure me soulève le cœur, j’aihâte de l’analyser, de pouvoir l’essuyer.

La main sanglante se contractait d’horreur… Etpourtant, c’était peut-être bien le propre sang deM. Monbardeau : celui de sa fille ou de son fils…

Ils remontèrent en voiture… Un sifflementbalistique, de plus en plus violent et suraigu, se fit entendreau-dessus de la capote et s’acheva dans le plouf d’unobjet qui tombe à l’eau…

Ils passèrent la tête… Un second sifflementraya le ciel et finit par un bruit de branches cassées…

– Hé ! des aérolithes ? fitM. Monbardeau.

Derrière les murs de Talissieu, on percevaitdes bruits de fortification… Et puis : ce silence des silencesqui est celui d’une foule qu’on ne voit pas et qui se tait…

Les automobilistes se rendirent au bord duruisseau qui coule dans un bois et le longèrent dans le sens ducourant.

L’eau claire se troublait tout à coup etcharriait un nuage de limon qui venait d’être soulevé par le chocde l’objet précipité.

Ils attendirent le dépôt de la fange, et alorsvoilà : ils distinguèrent au fond du ruisselet, encastrée dansla vase pierreuse, une tête humaine qui, d’un œil sans paupière etd’une orbite sans œil, regardait se pencher leurs trois angoisses…et vit reculer leurs trois épouvantes.

Le mécanicien, dans l’énergie de sa reculade,s’était assis au milieu d’un buisson. Il en ressortit d’un bond,comme s’il eût touché le Buisson ardent, et montra quelque chosequi s’y trouvait logé – le deuxième aérolithe – une jambe d’homme,écorchée, rougeâtre et sanguinolente.

– Mais, mais, bégaya le docteur, cela aété fait par… par quelqu’un de la partie… un familier du scalpel…C’est une préparation… Houïe ! qu’est-ce que c’estencore ?

Il se baissa vers une petite babiole qui, àl’instant même, avait heurté son chapeau, et ramassa –Seigneur ! – un doigt auriculaire méticuleusement dépecé.

– Gare à vous ! v’là que çarecommence ! hurla le mécanicien.

Des sifflements… Un faisceau desifflements…

Autour d’eux, malades de répugnance,s’abattait une grêle infâme de viscères, de pieds, de bras et decuisses, tout un cadavre débité, dont chaque fragment était unepréparation anatomique hideuse et cependant remarquable, tout uncorps travaillé par des carabins virtuoses, et provenant de ce coinde ciel où rien n’existait.

– Tu réponds de ce que tu avances ?bredouilla M. Le Tellier. C’est de la dissection ?

Le docteur expertisait les débris. On débourbal’horrible tête…

Les deux pères ressemblaient à ces pauvresJacques du temps des alchimistes et des Gilles de Retz, qui, ayantégaré leurs enfants, tremblaient qu’ils ne fussent égorgés sur unbillot philosophal.

– Oui, soutint M. Monbardeau, cesont des membres et des organes disséqués… sinon mêmeviviséqués ! – Eh ! et ! cet avant-bras, onpourrait bien l’avoir accommodé tout vif…

– Oh ! se récria M. Le Telliersur le point de défaillir.

Une appréhension terrible leur comprimait lecœur : Qui était ce mort ?

– La tête est méconnaissable, disait ledocteur. Celle d’un homme, parbleu ! mais comment reconnaître…Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! geignait-il, affolé. Ondirait… Non, je me trompe, n’est-ce pas ?… Non ! regardeles dents : ce n’est personne. Je veux dire : ce n’estpas un des nôtres…

L’astronome sondait l’espace d’un regardeffrayant.

– Alors, prononça-t-il lentement, il yaurait donc là-haut des criminels expérimentateurs, réfugiésau-delà des atteintes communes, dans un canton inexpugnable où sepoursuit quelque découverte d’ignominie ?…

– Pas sûr. En définitive, voici desimples préparations, très habilement exécutées, mais sans qu’on sesoit conformé aux règles classiques des amphithéâtres…

– Dis : ce ne sont peut-être pas lespremiers déchets qui tombent par ici… Nous pourrions battre lesenvirons…

Les débris enterrés, on se mit à quérir,chacun pour soi. Et chacun fit une nouvelle trouvaille.

M. Le Tellier trouva des branches defrêne curieusement fendues, bizarrement décortiquées,botaniquement découpées en rondelles et en lamelles.

M. Monbardeau, lui, trouva les ossementsd’un veau ou d’une génisse. Ces ossements étaient dispersés, maisd’une certaine manière : ici la colonne vertébrale, là uneépaule, ailleurs le bassin. Il les compta : la jambepostérieure gauche manquait au squelette. Le docteur appelaM. Le Tellier, et lui dit que cet animal avait été jeté duciel en détail, comme le défunt qu’ils venaient d’inhumer.« Les insectes et les bêtes carnassières s’étaient chargés denettoyer les os, ce qui était cause qu’on ne repérait pas, sous lesabattis, les meurtrissures dont ils avaient contusionné la mousseen tombant de si haut. La mousse, au demeurant, est un coussinamortisseur qui se redresse promptement. »

Mais l’astronome prétendit que ces restespouvaient dater de longtemps, que le pays était couvert desemblables carcasses, et qu’il ne fallait pas voir partout dessarvants sous prétexte que…

La voix du mécanicien le surprit. Ayant achevésa tournée, qu’il jugeait suffisante, ce garçon revenait, et, touten allant, il s’ingéniait à regarder de son mieux le faîte dusycomore au pied duquel les beaux-frères discutaient.

– Qu’est-ce que c’est donc qui remuecomme ça ? demanda-t-il. Si ces messieurs veulent biens’écarter, bon Dieu de sort, j’vais tirer là-dedans !…

Il sortit de sa poche un revolver et fitfeu.

L’arbre perdit quelques feuilles, et descorbeaux s’envolèrent, laissant voir une jambe de génisse blanche –ou de veau blanc – prise dans la fourche extrême du sycomore. Tellefut la trouvaille du mécanicien.

C’était probant. Le veau – ou la génisse –avait dégringolé du ciel tout récemment, et l’une de ses fractionsétait restée à cette place élevée, où les bestiaux n’ont pointcoutume d’aller périr en totalité ou par lots.

M. Monbardeau formula son jugement de lafaçon suivante :

– Vois-tu, Jean, n’essayons pas de nousleurrer. Au-dessus de nous, dans son belvédère imprenable, unbiologiste sans foi ni loi se livre à de féroces expériencesd’anatomie comparée. Et, après un mutisme où ce qu’il avait osédire l’effraya lui-même, il reprit : « Par exemple, si lesarvant est le biologiste que je suppose, la matière humaine doitplutôt lui manquer depuis quelque temps ; écoute cedésert ! »

Leurs recherches les avaient éloignés duvillage et rapprochés de la voie ferrée. À perte de bruit, on nesaisissait que frous-frous de feuillages, sons de moustiques,gazouillis, et surtout croassements, criaillements et glapissementsde tous les croque-morts à plumes et à poils qui tenaient laprovince. À l’oreille, on pouvait croire que les fils d’Adam nerégnaient plus.

Comme pour protester, une locomotive et deswagons défilèrent avec un tintamarre spécialement ostentatoire.Cette hydre de fer soufflante et sifflante avait au moins quatrecents têtes des deux sexes, quatre cents figures voyageusesgarnissant les portières, où se lisait la peur de traverser leBugey à la remorque d’une chaudière susceptible de pannes.

Les Mirastellois s’en retournaient.

– Ce qui est drôle, ditM. Monbardeau, c’est qu’ils ne dépassent pas cecercle…

– Ce qui est drôle, dit M. LeTellier, c’est que les choses qu’ils jettent ne soient pasjetées de la tache, puisqu’elle n’est pas au-dessus…

– Bah ! la tache, c’est un dockflottant, qui se meut à volonté !

– Je ne puis l’admettre.

En effet, la tache brune n’avait pas bougé.Elle se carrait toujours au centre du rond bleu, dans le télescopede la tour.

Au zénith, rien.

M. Le Tellier descendit au laboratoire deMaxime pour en faire part à M. Monbardeau, qui, de son côté,se trouvait aux prises avec la tache rouge. Mais l’astronome, quipensait surprendre le docteur, fut par lui médusé :

L’analyse du sang dégageait la présence deglobules animaux mêlés à des globules humains. Cesang pouvait être le sang d’une créature hybride, pareille auxcentaures, aux satyres, aux sirènes de l’Antiquitéfabuleuse !… Et le sarvant, alors, s’appelait-il donc le DrLerne ou le Dr Moreau ?…

 

La semaine d’après, maintes fois, la nuit,sifflèrent des choses qui chutaient… Elles faisaient des trous dansla terre. C’étaient des cailloux très proprement sciés ou portantles vestiges d’une attaque chimique, des branches tailladées par lecouteau d’un naturaliste exercé. C’étaient aussi des chairsd’oiseaux, de poissons, de mammifères, toutes fort savammentdécoupées. Beaucoup d’humanité en petits morceaux… Beaucoup detrépassés qu’on avait bien de la peine à reconnaître…

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