Le Péril Bleu

Chapitre 10DÉLIBÉRATION

Le soir même, tous ceux qui avaient participéaux recherches se réunirent dans le salon de Mirastel et tinrentconseil.

La canne brisée d’Henri Monbardeau gisait surla table, au milieu du cercle ; et l’on voyait devantMme Arquedouve le schéma des empreintes relevé parM. Le Tellier et dont Maxime avait pointillé chaque trait aumoyen d’une aiguille, afin de rendre sensible aux doigts de sagrand-mère aveugle l’effigie de la chose étonnante et terrible.

M. Le Tellier écrivit de cette séance uncompte rendu détaillé (Pièce 197). Nous le résumerons.

 

M. Garan, ne cachant pas que saconviction était presque faite, reconnut néanmoins qu’unediscussion ne serait pas inutile.

– Avant de se demander, dit-il,où sont les disparus, qui les retient captifs etcomment on les a enlevés, il faudrait savoirpourquoi.

Logiquement, d’ailleurs, la thèseenlèvement ne pouvait être adoptée qu’après élimination dela thèse disparition volontaire Cette élimination setrouva faite quand on eut examiné successivement le cas des troisabsents, et conclu que pas un n’avait pu se retrancher du mondespontanément, ni même s’être laissé enlever. Mais, aucours du débat, lorsque M. Monbardeau affirma que son filsHenri n’avait nulle raison de s’éclipser, M. Garan lui demandas’il savait que le jeune homme reçut des lettres poste restante àArtemare.

– J’ai procédé hier soir à une petiteenquête, déclara-t-il. Le matin même de l’événement, M. HenriMonbardeau s’est présenté au guichet de la poste et a retiré unelettre aux initiales H. M.

L’étonnement de M. Monbardeau fit place àla colère lorsque Maxime, pour détromper M. Garan, dut révélerque les lettres aux initiales H. M. provenaient de SuzanneMonbardeau, et que la pauvre fille correspondait en cachette avecson frère. Le policier insistant, il fallut lui apprendre, devanttous, la triste aventure de Suzanne Monbardeau. Et personne ne luien sut gré, d’autant que le Dr Monbardeau prit prétexte de cettedigression contre la pécheresse et lui reprocher (lui qui l’avaitchassée !) de n’avoir pas témoigné à ses parents la moindresympathie à la suite des disparitions.

Puis la thèse enlèvement revint surle tapis.

Qui pouvait bénéficier de la triplecapture ?

Ici, M. Garan émit la supposition queMlle Le Tellier avait pu être enlevée par un desnombreux soupirants que son père avait évincés. Préposé à lasécurité de la colonie étrangère à Paris, il avait assisté, commetel, à l’inauguration du télescope Hatkins. Rien ne lui avaitéchappé de cette fête ni de ses suites, circonstance qui l’avaitfait choisir pour suivre la présente affaire, lorsque le ducd’Agnès s’était présenté à la préfecture, de la part de M. LeTellier.

Celui-ci déclara n’avoir reçu que troisdemandes en mariage formelles, et, partant, n’avoir eu à opposerque trois refus catégoriques : au lieutenant don Pablo de LasAlmeras, l’attaché militaire espagnol ; à M. Evans, unattorney de Chicago, enfin – et il s’excusa de faire allusion àpareille bouffonnerie – au Turc Abd-Ul-Kaddour-Pacha.

M. Garan les connaissait tous trois.C’étaient, selon lui, trois pistes à abandonner. L’Espagnol venaitde se fiancer, l’Américain avait regagné l’Amérique huit joursavant les disparitions, et le Turc s’était embarqué à Marseillepour la Turquie avec ses douze femmes, le matin du triste accidentet sous la propre surveillance de l’inspecteur, ce qui, justement,avait causé le retard du duc d’Agnès, obligé d’attendre l’arrivée àParis de l’express Côte-d’Azur avant de pouvoir se mettreen route pour le Bugey.

Là-dessus, et quand il fut prouvé queMarie-Thérèse Le Tellier n’avait pas été enlevée pour elle-même, onconclut pareillement en ce qui concernait sa cousine Fabienne.Personne n’avait intérêt à la ravir, si ce n’est son ancienprétendant, M. Raflin, lequel se trouvait incapable d’un telexploit, vu qu’il gardait la chambre à Artemare, depuis six mois,avec une fracture compliquée de la jambe.

Restait Henri Monbardeau. Avait-il étél’objectif capital du coup de filet ?

Illuminé soudain, M. Monbardeau prétenditalors, à la stupéfaction générale, que, si quelqu’un s’était emparéde son fils, ce quelqu’un n’était autre que M. Hatkins,« oui, Hatkins, le philanthrope, Hatkins, le donateur dutélescope, Hatkins le milliardaire ! » Henri Monbardeau,poursuivant ses recherches bactériologiques, avait récemment isolé,cultivé, atténué le bacillus sclerosans ; grâce àlui, la guérison de l’artériosclérose était chose faite. Or,Hatkins lui avait proposé cinq millions de sa découverte – cinqmillions dédaigneusement refusés… Bien que M. Garan assurâtque le milliardaire était parti pour faire le tour du monde, enrepassant par New York, plusieurs jours avant le rapt ; bienque l’honorabilité de M. Hatkins ne fît aucun doute pour laplupart des assistants, le Dr Monbardeau n’en voulut pas démordre.Et Tiburce le suivait dans sa croyance paradoxale, soutenant queM. Hatkins n’avait quitté la France que pour se procurer unalibi, après avoir chargé du rapt toute une bande decomplices !

On revint ensuite à l’idée plus sérieuse d’uneassociation de chenapans, habiles à terroriser leurs semblables età les rançonner. Mais, à ce point de la conférence, il se produisitun incident d’une grande violence entre d’une part, Maxime etRobert, et, d’autre part, M. Garan, qui, rompant les chiens,les accusa tous deux d’avoir truqué les empreintes du Colombier,étant donné qu’ils avaient séjourné seuls au sommet de la montagneavant d’y mener qui que ce fût.

M. Le Tellier calma son fils et sonsecrétaire. Puis, faisant diversion, et brusquant leschoses :

– Enfin, que décidons-nous, monsieurGaran ?…

– Oh moi ! fit l’autre, je ne veuxplus rien dire.

– Soit. Et vous, Robert ?

– Je ne puis rien dire, mon chermaître. Rien encore, du moins.

Voyant l’inspecteur sourire à la dérobée,M. Le Tellier lança vivement :

– Et vous, monsieur Tiburce ?

– Hatkins ! Hatkins !

– Bravo ! fit M. Monbardeausoulevant des protestations indignées.

– Eh ! quoi ? repartit Tiburce.Avant tout, cherchons des explications simples, possibles,naturelles. Ne sortons pas du naturel !

Et citant un de ses auteurs, ilpoursuivit :

– J’ai depuis longtemps pour principeque, quand vous avez exclu l’impossible, ce qui reste, quelqueimprobable que ce soit, est pourtant la vérité. Or « cequi reste », à mon avis, c’est l’hypothèse brigandset l’hypothèse Hatkins. Et cette dernière, étant la moinscompliquée, doit être la bonne.

Mais Robert :

– L’impossible… Quel homme pourraitsavoir ce qui est impossible et ce qui estnaturel ?…

– Pour ma part, ditMme Arquedouve, je suis avec M. Robert. Jesens qu’il a médité de toute la force de son savoir.

– Et moi, je veux qu’on me rende mafille ! gémit Mme Le Tellier à bout deforces.

– Que fait-on, enfin ? s’impatientaM. Monbardeau.

Tiburce, le nez dans un indicateur,annonça :

– Je pars aux trousses de Hatkins !Il y a un paquebot demain soir. Demain matin, je vousquitterai.

– Robert, Maxime, qu’allez-vous faire,demanda M. Le Tellier.

– Penser, dit Robert.

– Attendre, fit Maxime. Attendre lasommation des corsaires.

– Et vous, monsieur ?

Le duc d’Agnès répondit :

– Je vais me mettre, avec mon ingénieur,à construire des aéroplanes aussi vites et aussi stables quepossible…, de fins voiliers…, de fins voiliers… pour la chasse auxpirates aériens.

– Ah ! s’écria Maxime, tu es de monavis !

Et Robert :

– Faites toujours, monsieur, cela peut nepas être inutile.

– M. Hatkins ! vousdis-je ! répétait Tiburce.

M. d’Agnès le rabroua :

– Tu es fou !

Cependant, M. Garan s’avançait versM. Le Tellier :

– Je vous prie d’oublier ce que j’ai dittout à l’heure… C’était mon devoir d’être sincère.

– On ne vous en veut pas, lui réponditM. Le Tellier. Vous avez exprimé votre opinion avec franchise,et, en définitive, elle est défendable, je le reconnais. Seulement,voyez-vous, mon fils et mon secrétaire sont au-dessus de toutsoupçon. Vous ne le saviez pas.

 

M. Le Tellier termine ainsi le compterendu de la soirée : « À l’issue de cette réunion, je visM. d’Agnès s’approcher de Robert. Les deux jeunes hommess’entretinrent quelques instants et se quittèrent sur une poignéede main loyale. Ceux qui étaient au courant de la situationcomprirent que le duc venait d’affirmer à son humble rival en quelmépris il tenait les allégations de l’inspecteur. Puis ils durentconvenir de faire tous leurs efforts pour retrouver Marie-Thérèse,l’un avec sa science, l’autre avec sa richesse, tous deux sanssouci de l’avenir. »

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