Le Péril Bleu

Chapitre 11UNE LEÇON DE SHERLOCKISME

M. Garan, dont la chambre était contiguëà celle de Tiburce, fut réveillé de bonne heure par des bruitssourds et rythmiques, des exclamations cadencées, qui venaient delà. Il entra sans façon, vêtu de sa chemise, et trouva lesherlockiste en train de se livrer à une pantomime gymnastique etsuédoise, destinée à entretenir la souplesse du corps et la vigueurdes muscles. À sa vue, Tiburce, qui était nu, lui tourna le dos etcontinua ses gestes cadencés.

Ils avaient pris congé de tous la veille ausoir, car leur train était matinal, et l’automobile de M. LeTellier devait être parée vers cinq heures pour les conduire àCuloz.

– Eh bien, mon confrère, dit Garan, vouspartez toujours à la poursuite de M. Hatkins ?

Tiburce acheva scrupuleusement sa rotation dutorse autour des hanches :

– Plus que jamais !

– Vous savez que c’est insensé.

Tiburce versa de l’eau dans un tub et se mit àbarboter selon la règle.

– Admettez que ce soit de l’inspiration,fit-il au bout d’un instant.

L’inspecteur examinait la chambre. Un désordrevoulu (à la Sherlock) en faisait un capharnaüm. Cela sentait trèsfort le tabac anglais Navy Cut. À l’ombre de ses moustaches et deses sourcils retroussés en toit de pagode, la bouche et les yeux deGaran recommencèrent à sourire.

– Je vous assure que votre méthode estdéfectueuse, déclara-t-il. Vous manquez d’expérience.

– Ce sera donc une école, réponditfroidement Tiburce. J’ai bien réfléchi.

L’autre repartit :

– Non seulement le caractère deM. Hatkins dément vos accusations, mais encore son départ,antérieur à l’enlèvement, vous prouve que, s’il en est l’auteur oul’instigateur, du moins les trois disparus ne sont-ils pas aveclui… Il les aurait donc fait mettre de côté, pour s’occuper d’eux àson retour ?… Voyons !…

Mais à présent, Tiburce, ganté de crin, sefrictionnait la peau et sifflotait en mesure, comme lespalefreniers d’Angleterre au pansage de leurs cracks.

Ce qu’ayant observé, M. Garan pivota surses jambes velues et alla se débarbouiller.

Ils se trouvèrent prêts à la mêmeminute ; et Tiburce, constatant leur avance, dit aumécanicien :

– Nous partons à pied. Vous nousrattraperez sur la route.

Ils descendirent le petit sentier raide, entreles deux chemins.

– Sérieusement, reprit l’inspecteur,voulez-vous me croire ?

– Non.

– Écoutez, c’est inepte ! Et tout lemonde vous l’a dit… Il est vrai que parmi « tout lemonde » il y a deux lascars qui savent le fin mot…

– Robert et Maxime, n’est-cepas ?

– Oui, cher monsieur.

– À mon tour de vous dire : c’estinepte.

– Ouais ! Les tracessurnaturelles : du chiqué ! Du chiqué parce quesurnaturelles, comme les fourbis de Seyssel, manigancés pour donnerle change. À la préfecture, on se doutait bien que c’était lepréambule de quelque chose… Quoique, pourtant, il y ait peut-êtreune autre corrélation entre ces attrape-nigauds etl’enlèvement…

– Certes, je suis de votre avislà-dessus : les deux événements sont connexes. Mais, à l’égardde Maxime et de Robert, vous errez. D’Agnès les connaît très bien,et il garantit leur bonne foi. Quant aux pistes sur la neige, il vade soi qu’elles ne peuvent être surnaturelles… Cependant, tout bienpesé, je ne soutiens pas que l’enlèvement ait eu lieu au sommet duColombier. Les empreintes ne sont peut-être qu’un stratagème à deuxfins, combiné. 1° pour effrayer, 2° pour tromper lesesprits sur l’emplacement du rapt. On aurait apporté lacanne ; on aurait imprimé les traces avec des bottines au boutde longues perches, du haut d’un ballon dirigeable arrimé à lacroix… Je parle d’arrimage à cause du vent perpétuel qui doitempêcher là-haut tout stationnement d’appareil en vol…

– Mais, s’écria Garan, savez-vous quec’est justement ce que je pensais ! Voilà pourquoi j’aidemandé à M. Maxime s’il ne voyait pas d’éraflures, pas destigmates de cordages…

– Toujours est-il, conclut Tiburce, quesurnaturel = inexistant.

– Amen ! Il est regrettableque vous ne raisonniez pas toujours ainsi.

– Mon système est donc sidéfectueux ?

– Yes, sir. D’abord, vousergotez. De plus, vous ratiocinez la plupart du temps sur desindices qui comportent plusieurs explications possibles.Exemple : vos gaffes à propos de la chancelière, du monocle etde tout ce que vous avez dégoisé au père Le Tellier.

Quand il se présente une multituded’explications possibles, il faut la considérer tout entière ;car, si l’une d’elles vous échappe, c’est toujours la meilleure. Etparfois, devant cette infinité de solutions, on ne sait laquelleadopter. – Il vaut mieux s’en prendre (lorsqu’on a le choix, ainsique vous l’aviez) au témoignage d’un seul acte, à l’effet qu’uneseule cause a été capable de produire. Des assertions de ce genre,on peut les risquer sans peur. Elles sont prouvées par ceci :que toute autre interprétation ne s’ajuste pas aux faits. Tandisque vous, avec vos procédés, vous verriez partout des témoignagesde ce que vous avez préconçu. Mais, tenez, tenez, moi, je me faisfort de découvrir n’importe où la preuve de n’importe quoi !Que désirez-vous ? Rixe ? Viol ? Assassinat ?Parions qu’ici, à cette amorce du sentier avec la route, jedémontre à volonté un délit ou une contravention !… Voici unbuisson tout froissé ; voici, dans le sol gras, des fouléesprofondes. Qu’est-ce, au juste ? Sans doute quelque démêlé derustre avec sa vache, ou mille autres choses ! Voyez sur laroute, maintenant : cette double excavation nous apprendqu’une lourde automobile a démarré brusquement vers Artemare. Cesont les creux des deux roues arrière qui ripaient sous un effortsubit. Qu’est-ce que ça établit ? Qu’un mécano rageur a dûréparer un pneu et repartir avec brutalité, qu’un apprentichauffeur a fait ses débuts et s’est exercé aux arrêts comme auxdéparts, qu’une voyageuse sentimentale a voulu cueillir cetteaubépine, que… Est-ce que je sais ? Tout, enfin !tout !

Tiburce baissait la tête.

– Vous avez raison, dit-il. Mais quevoulez-vous que j’y fasse ? C’est ma vie, cela, monsieurGaran !… Ne le dites à personne : si je retrouveMlle Le Tellier, j’épouseMlle d’Agnès !

– Ah ! bien ! bien !…Alors, n’allez pas aux trousses de Hatkins. Car soupçonner un hommepareil, c’est contester une vérité de La Palisse. Tâchez plutôtd’obtenir la vérité de M. Maxime et de M. Robert, de cedernier surtout, qui a peut-être dupé son camarade, puisqu’il étaitavant lui sur le Colombier.

– Ah ! çà, monsieur Garan, j’ysonge : est-ce que par hasard vous soupçonneriez unecomplicité quelconque entre Robert et l’un des troisdisparus ?

– Eh bien oui, là ! c’est le fond dema pensée. Je crois fermement que, de connivence ou non avec lesHenri Monbardeau, M. Robert Collin et Mlle LeTellier, qui s’aiment…

– Vous croyez qu’ils s’aiment ! Etc’est là-dessus que vous basez vos charges ? s’écria Tiburceavec une sorte d’allégresse.

– Certes !

– Dans ce cas, monsieur l’inspecteur,vous avez du flair ! Prenez donc la peine de vous détromper.Il y a deux ans que Mlle Le Tellier s’est éprise duduc d’Agnès, mon ami intime.

– Sûr ?

– Pas le moindre doute !

M. Garan fronça ses cornes sourcilières.Et c’était une chose si drôle à voir que M. Tiburce partitd’un grand éclat de rire.

– Pauvre cher inspecteur ! Si vousn’aviez que cela dans votre sac, il vous faudra désormais croireaux hommes volants !

– Ouiche ! Des bonshommes enbaudruche ! grommela le policier déconfit. Des petitsballons-mannequins gonflés d’hydrogène ! C’est la thèse de lapréfecture.

– Pas si bête ! approuva Tiburce.Voilà qui expliquerait pourquoi ils suivaient de conserve la mêmedirection : celle du vent ! On aurait dû perquisitionnerdans le petit bois de Châtel, je suis sûr que les véritablesItaliens y sont restés cachés pendant qu’on battait la campagne àleur recherche. Ça, au moins c’est naturel.

À ce moment, l’automobile, chargée des bagagesde Tiburce, les rejoignit.

– Allons ! En route ! ditGaran.

– En route ! À la poursuite deHatkins !

Dépité, furieux de sa maladresse, l’inspecteurrépliqua grossièrement que Tiburce était libre de poursuivre quibon lui semblait, et que lui, Garan, s’en fichait pas mal.

Comme ils arrivaient à la gare, quantité devoyageurs en sortaient. Un train de nuit les avait amenés. Ilsvenaient de Paris. La plupart étaient munis d’appareilsphotographiques. Garan reconnut des journalistes. L’un d’euxs’approcha de lui :

– Ah ! monsieur Garan, n’est-cepas ? Quelle bonne aubaine ! Permettez-moi, uneseconde…

Et il voulut prendre une interview. Mais lepolicier se défendit et devint hargneux.

– Enfin, monsieur l’inspecteur, insistaitle pauvre homme, il s’agit bien d’un enlèvement ?…Oui ?… Non ?… Dites ? je vous en prie. Qui est-cequi a enlevé ces personnes ?

Alors l’interrogé se mit àvociférer :

– Ce sont des diables, monsieur. Je lesai vus. Ils ont des ailes de chauve-souris, des oreilles de boue etune queue en fer de lance. Entièrement velus, ils jettent du feupar la gueule, et ils ont, à la place du séant, la tête d’unjournaliste qui vous ressemble comme un frère ! Là !Êtes-vous satisfait ?

Ayant dit ces mots, il s’engouffra dans lasalle d’attente, en retroussant contre le ciel la quadruple menacede ses sourcils et de ses moustaches coalisés.

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