Le Péril Bleu

Chapitre 17ASSOMPTION

Bien que le ciel fût toujours menaçant etqu’il semblât réserver pour l’après-midi quelque orage nouveau,Maxime – autant par bravade que par goût – prit son attirail depaysagiste et, malgré l’unanime réprobation, se dirigea vers lamontée.

Une heure après, las de chaleur et dediligence, il aperçut de loin le troupeau de ruminants et sespetits gardeurs.

Le site du pacage était à la fois grandiose etriant. La prairie, vallonnée, formait une combe et se creusaitgracieusement selon la courbe des hamacs et des guirlandes. L’un deses bords se redressait en muraille rocheuse, s’élançait pourcontinuer la montagne, et des créneaux cyclopéens, mêlés debroussailles, découpaient son couronnement. L’autre bord, beaucoupmoins relevé, finissait à la lisière d’un bois qui, tout de suite,s’inclinait dans l’autre sens et penchait jusqu’à Mirastel son plande rocs, de chênes verts et de buis géants. D’innombrablesnarcisses embaumaient le pré luxuriant. Çà et là, des blocsgrisâtres le parsemaient, et sur l’un d’eux, où son frère Césarvenait de la jucher, Césarine Jeantaz avait déjà pris la pose etmaniait son accordéon, et psalmodiait une valse. Car tout ce quechantent les paysans devient ou demeure une psalmodie, que ce soitViens Poupoule, La Marseillaise ou le Diesirae.

Elle intercala son « bonjour,monsieur ! » entre deux notes, et César salua leMoncheu.

Bientôt Maxime fut installé devant sonchevalet, sous les premiers arbres du bois, le gamin près delui.

– Veille bien ! dit-il par acquit deconscience.

– N’a pas paou, répondit Césarendoctriné. On le vara ben veni !…

La bambine, ravissante, laissait pendre sespetons dans leurs gros brodequins à semelle de tilleul. Un vieuxchapeau de paille ombrageait l’ébouriffement blond de ses cheveux.Entre ses menottes rouges, l’accordéon s’allongeait, puis seramassait, et scandait du même rythme sautillant la ribambelleinfatigable des chansons monotones. Autour d’elle, les vaches etles chèvres dispersées faisaient sonnailler leurs cloches. Et lesclochettes des narcisses carillonnaient leurs parfums.

– Veille bien ! répéta Maxime,étonné lui-même de sa méfiance.

César ne quittait pas des yeux le ciel chargéqui semblait glisser d’une seule pièce, sous la poussée d’un ventde fournaise. Parfois, les créneaux de la muraille démêlaient unnuage plus bas que les autres.

Au son d’une clarine violemment secouée,Maxime détourna son regard de la chanteuse.

– Hé ! dit le berger,viva la Rodzetta qué s’éfra ! – La Rodzetta,c’était une chèvre rousse qui, s’étant écartée, revenait au galop,avec des bonds et des bêlements. – Est-ce que… ? Est-cequ’elle n’avait pas l’air de fuir ?… d’êtrepoursuivie ?…

Maxime leva les yeux et fut rassuré. Le cielétait désert ; il s’écoulait toujours uniformément, tel unfleuve renversé de plomb fondu, bas et chaud, mais désert.

Césarine chantait à l’envi… Mais tout à coup,sa mélopée se transforma en un cri perçant. L’accordéon se tut ettomba…

Debout sur le roc et bouleversée de gestesfous, convulsionnée dans une attaque d’épilepsie, ou dansant unesinistre danse de Saint-Guy, la petite frappait l’air en tous senset poussait d’affreux hurlements.

Ses cris et la panique tintinnabulante desbêtes empêchèrent Maxime d’entendre bourdonner les sarvants, maisil sentait leur proximité à l’ébranlement vibratoire de sonthorax…

Et le ciel, et la combe, et la murailleétaient déserts ! Il allait se jeter au secours de l’enfant, àl’assaut du rocher, quand un spectacle inopiné le médusa, béant deterreur et de surprise.

Un délire sibyllin possédait toujours lafillette. Horriblement pâle, frêle pythonisse malmenée detransports, se débattant contre le mal soudain qui la brutalisait,elle était maintenant soulevée à quelques centimètres dumonolithe, sans que rien existât qui pût lamaintenir !…

Puis, subitement, elle cessa de crier, sansdoute par un effet de la fatigue ; sa voix n’avait plus detimbre ; elle essayait encore de se faire entendre, ellesemblait hurler, mais rien ne sortait de sa bouche ! Et commele troupeau s’était enfui, le bourdonnement de velours et de nuit –ronronnait à loisir.

Maxime fit un effort de tous ses muscles et detoute son énergie pour mater l’effroi qui le paralysait…Hélas ! hélas ! merveille lamentable : avant qu’ileût bougé, Césarine Jeantaz, projetée avec une force inouïe, montadans le ciel comme une balle, et disparut.

L’opaque nuée qui coulait indéfiniment s’émutde son passage. Un tumulte s’y produisit, se pacifia, et ce futtout. Le malheur s’était déroulé avec une telle promptitude quel’accordéon, lâché par Césarine, achevait seulement de s’affaisserdans les narcisses.

Alors Maxime revint de sa stupeur. Maisl’épouvante lui tenait les entrailles. Et devant ce prodigieuxattentat, lui, l’officier de marine, lui, le héros de mainteescarmouche avec les Touareg, lui qui avait lutté, le sourire auxlèvres, contre l’eau meurtrière et le feu assassin – il se sauva,les mains devant les yeux, laissant là son chevalet, sa toile, sapalette et le petit César évanoui sur l’herbe. Il s’enfuit àtravers le bois en pente, directement, car le meilleur sentierfaisait trop de détours, à son avis. Le misérable dégringolait leversant escarpé, culbutant, rebondissant, se raccrochant auxarbres, glissant sur les roches plates et provoquant des chutes depierres qui le précédaient, l’accompagnaient et le suivaient, sibien que sa déroute fut un ébranlement.

Cependant, sous lui, les toits de Mirastelgrandissaient à vue d’œil.

Il arriva, trempé de sueur, livide etfrémissant avec des écorchures qui saignaient, nu-tête et vêtu dehaillons. Il pénétra dans un boudoir où les siens et Robert setrouvaient réunis autour d’un samovar, et tandis que chacun seprécipitait à sa rencontre, Maxime s’effondra et se prit àsangloter, triste jusqu’à la mort d’avoir été si fat et d’êtredevenu si lâche.

On le fit asseoir dans un fauteuil.Mme Le Tellier l’entourait de ses bras maternels.Mais il ne distinguait personne, faisait des mouvementsd’impuissance et de pitié, et répétait, au milieu de ses larmes,des paroles imprévues :

– Marie-Thérèse !… Oh ! monDieu !… Que lui a-t-on fait ?… Où est-elle ?…Oh ! c’est effrayant !…

Son père lui fit boire une tasse de thélargement coupé de rhum.

– Allons, mon petiot, qu’est-ilarrivé ? Raconte-nous ça.

Maxime raconta. Il finit par l’aveu de sacouardise, et alors le désespoir le reprit comme avant. Il secognait le front d’un poing fébrile, disant qu’il voulait repartir,voler au secours de la petite Jeantaz…

M. Le Tellier le lui défendit, etréquisitionna cinq paysans et quatre serviteurs, à l’effetd’accomplir ce devoir.

– Nous étions cachés… cachés par lesfeuilles, hoquetait le piteux Maxime. C’est pour cela que nousn’avons pas été attaqués ! Puis, sous l’influence combinée durhum et de la tristesse, il larmoyait : « Elle estpartie, mon Dieu, comme un bouchon qui saute !… Un pauvrepetit bouchon, mon Dieu !… Et sa pauvre petite voix quis’étranglait… et puis tout à coup qui s’est brisée, si brusquement…Et moi qui n’ai rien fait ! Ho ! rien !… »

Ses parents échangeaient, par-dessus sa tête,des regards d’inquiétude. Enfin M. Le Tellier prit unerésolution.

– Il ne s’agit pas de pleurer, dit-ilsévèrement. Il s’agit de comprendre et de causer. Cette disparitionest identique à celle de ta sœur et de tes cousins ;travaillons-la. D’abord, tu parais certain que c’est unenlèvement ?

– Oh ! oui ! Elle se débattait.Elle résistait. Et si ç’avait été une force aveugle, moi aussi,César aussi, nous l’aurions éprouvée…

– Bien. Mais, tout à l’heure, tu parlaisd’un bouchon… A-t-elle donc été lancée par une impulsion venue dela terre, cette enfant ?

– Non, non, ça n’en avait pas l’air.

– En effet, sur le Colombier, la neige nedécelait rien de pareil…

– Elle s’est élevée, dit le jeune homme,attendri d’alcool et de compassion, elle s’est élevée comme unepauvre petite sainte Vierge affolée… comme un pauvre petit pantinqu’on retire du guignol avec une ficelle…

– Oui, mais tu n’as pas vu de ficelle…,de câble ?…

– Il n’y avait rien. Il n’y avait pas unfil.

– Eh bien !… hum ! à larigueur, tout peut s’expliquer… Le ballon des sarvants devait êtredissimulé dans les nuages, où nous savons qu’il se plaît à vaguersans être aperçu. Il n’est pas difficile de s’imaginer qu’ilspossèdent un moyen de voir au travers, ne fût-ce qu’à l’aide d’untube, un simple tube perçant le matelas de nuages au-dessous d’eux,et qui serait d’un diamètre trop minime pour être vu d’en bas.

Quant au rapt à distance…

– Dites, papa, s’ils aspiraientleurs victimes ?… J’ai remarqué dans la nuée un grand tumultequi pourrait bien avoir été causé par un souffle véhément… uncourant d’air, allant de bas en haut…

– L’as-tu senti ?

– Non, vous avez raison. Je n’ai même passenti la brise cette fois-ci… Je n’y suis plus… Ah ! quand ona vu ça !…

L’attendrissement revenait. M. Le Tellierse dépêcha d’occuper son fils avec d’autres considérations, plus oumoins fantaisistes :

– L’arrivée d’un projectile aussi grosqu’un corps humain suffit à motiver le tumulte auquel tu faisallusion. Ce n’est pas cela. Il vaut mieux supposer, non pas queles sarvants pompent leurs victimes, mais qu’ils lesattirent au moyen d’une sorte d’aimant particulier, à lamanière dont l’aimant véritable attire le fer. Le magnétismeanimal, cela veut dire quelque chose, cela !… Du reste,il y a, dans la vertu d’attraction des aimants, un je-ne-sais-quoid’occulte et de volontaire, de tyrannique et de vivant, qui troubletoujours la pensée.

« Vois-tu, ils emploieraient ce procédépour amener jusqu’à eux les gens, les animaux et tout ce qui netient pas au sol. Pour le reste, ils se servent de la cisaille, etils opèrent leur descente la nuit.

Mme Arquedouverappela :

– N’y a-t-il pas un garde qui soutientavoir entendu la cisaille en plein midi ?

– Oui, ma mère, mais c’était dans un lieusolitaire et de l’autre côté d’un rideau de sapins.

Et Mme Le Tellier :

– En tout cas, voici bien des mystèresdissipés, ou du moins réduits à un seul : tous lesenlèvements. Y compris celui des hommes volants, qui étaient destourmentés, les malheureux, et non les tourmenteurs !… Ycompris l’aigle et le poisson !

– Parfaitement, reprit M. LeTellier. Il faut que Géruzon et Philibert aient mal observé, l’unses Piémontais, l’autre son brochet. Sans quoi, ils les auraientvus monter plus roides vers le ciel obnubilé… Nos adversairespossèdent un électroaimant spécial, et ils le manœuvrent au-dessusdes nuages ; voilà l’affaire. Mais, bigre ! ce ne sontpas des imbéciles… Avoir trouvé l’aimant animal !…

– Maudits nuages ! s’écriaMme Le Tellier, sans eux…

– Sans eux, répliqua l’astronome, onverrait encore moins de choses qu’on n’en voit, puis les sarvantsn’agiraient que la nuit.

Robert se promenait de long en large, etgardait un silence farouche. En vain M. Le Telliercherchait-il une approbation sur la physionomie de son secrétaire,il n’y trouvait que le souci.

– Mais pourquoi ? Pourquoices enlèvements ? faisait Mme Le Tellier en seprenant la tête.

– Et quel est le sort desprisonniers ?

C’était Maxime, aujourd’hui, qui gémissaitcela !

– Et où sont-ils ? ajoutaMme Arquedouve.

Son gendre hasarda, sans perdre de vue lestraits de Robert :

– Oh ! ils ne doivent pas être fortloin : sans doute dans quelque retraite des Alpes ou du Jura.L’exiguïté relative de la zone hantée paraît démontrer que lessarvants ne s’éloignent pas du Bugey.

– Il faudrait y aller ! ditl’aveugle.

– Mais comment les dépister ? Ilssont insaisissables, fugaces ; on ne les entend presquepas…

– Écoutez ! Écoutez !s’écria Maxime, hagard. Le bourdonnement !

Un même frisson courut le long de tous lesdos.

– Mon pauvre enfant ! dit lagrand-mère. C’est un frelon que tu entends par la fenêtreouverte.

Mme Le Tellier, de sonmouchoir, épongeait le front de Maxime.

– Je vous en conjure, implora celui-ci,parlons un peu d’autre chose. Il est impossible de rester les nerfstendus…

– Il faudrait y aller ! répétait lesecrétaire, comme dans un songe et marchant avec furie.

Mme Le Tellier le réveilla, etl’arrêta net, en déclarant :

– Nul doute qu’avec ses aéroplanesM. d’Agnès ne puisse surprendre et poursuivre ces banditsjusqu’à l’entrée de leur caverne ou de leur forteresse ! Nousvenons de recevoir une lettre de lui, et…

– C’est vrai ! fit l’astronome avecune feinte jovialité. Il y a même dans sa lettre une dépêcheinénarrable de ce M. Tiburce…

« Tiens, lis ça, mon garçon. Ça techangera les idées. Ma parole ! Ce M. Tiburce est leNigaudinos le plus nigaud de toute la nigauderie !

Maxime lut…

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