Le Péril Bleu

Chapitre 8TIBURCE

Tiburce s’efforça d’atteindre le comble duflegme et de lorgner son interlocuteur bien en face.

– Je dis que je suissherlockiste, répéta-t-il. – Mais alors il devint si rougeque ses lèvres disparurent dans l’embrasement de tout son visage…Sherlockiste ou holmesien, si vouspréférez ; comme on dit carliste ougaribaldien.

À cette minute, M. Garan figurait assezheureusement l’ironie, M. d’Agnès la contrariété, etM. Le Tellier l’incompréhension. Ce que voyant, Tiburcereprit :

– Enfin, monsieur, vous avez bien entenduparler de Sherlock Holmes ?

– Euh… Serait-ce un parent de cetteAugusta Holmès qui faisait naturellement de la musique ?

– Nullement. Sherlock Holmes est unvirtuose, mais un virtuose détective. C’est un policier de génie,dont sir Arthur Conan Doyle a raconté les exploitsfantaisistes…

– Eh ! monsieur, à l’heure où noussommes, au diable les romans ! et foin de votre ShylockHermes !

– Sherlock, rectifia Tiburce,Sherlock Holmes. Et il poursuivit sans trops’émouvoir : Eh bien, monsieur, moi je suis l’émule vivant dece héros imaginaire, et j’applique aux difficultés de la vie réellesa méthode incomparable.

Le duc d’Agnès, s’apercevant que M. LeTellier s’agaçait de plus en plus, hasarda timidement :

– J’affirme… en vérité… que Tiburce noussera d’un grand secours.

Et Tiburce :

– Écoutez-moi quelques instants. Si vousmanquez de foi, c’est que vous ne comprenez pas. Laissez que jem’explique.

– Voyez-vous, monsieur, ma vocation s’estdécidée à l’époque où je faisais ma philosophie – non pas un jourque je piochais quelqu’un de ces scolastiques dont je devais tantchérir les œuvres – mais un soir que je lisais le conte de Voltaireintitulé Zadig ou la Destinée. On y trouve, monsieur,certain morceau qui est comme le prototype de toutes les intriguespolicières, où Zadig, quoique n’ayant jamais vu la chienne de lareine, n’en fait pas moins la description frappante au Premiereunuque, grâce aux vestiges qu’elle a laissés de son passage dansun petit bois.

Cette lecture m’ouvrit les yeux, et je résolusde cultiver en moi les dispositions à la perspicacité, que jesentais impérieuses et riches – soit dit sans fausse modestie.

À quelque temps de là, les contes d’Edgar Poeme tombèrent sous la main ; je fus émerveillé par l’espritsagace du policier Dupin. Enfin, ces dernières années, toute unelittérature s’est mise à fleurir à la suite du Crime de la rueMorgue, de La Lettre volée, du Mystère de Marie Roget, et mavocation se dessina de plus en plus. À vrai dire, Sherlock Holmesdomine cette production comme Napoléon domine l’histoire de sontemps, mais chacun de ces ouvrages a pourtant son importance etforme un bréviaire du chasseur d’inconnu. Leur ensemble renforcé deplusieurs traités de logique, compose la bibliothèque du détectiveamateur – et cette bibliothèque, monsieur, ne me quitte pas.

Tiburce, disant ces paroles, ouvrit une valisequ’il avait dissimulée sous la cloche de son macfarlane, et tira deses profondeurs une kyrielle de volumes solidement reliés. Il lesposa un par un sur le bureau glissant côte à côte Aristote etMaurice Leblanc, Mark Twain et Stuart Mill, Hegel et Gaston Leroux,Conan Doyle et Condillac – faisant voisiner Le Parfum de ladame en noir avec les trois premiers tomes duSpectateur et Les Aventures d’Arsène Lupin avecLa Logique inductive et déductive.

– Voici mes maîtres, dit-il avec un gestepompeux. Mais n’allez pas croire que l’étude de ces livres soit monlabeur unique. Je bûche énormément, monsieur, et dans tous lesgenres, afin d’acquérir les connaissances universelles du grandSherlock. Je ne laisse un manuel d’algèbre, de menuiserie, demédecine ou d’élevage, que pour courir à la salle d’escrime, auclub de boxe, au gymnase ou bien au manège ; et mes vacances,je les emploie à faire de la logique appliquée : à passer desprincipes à la pratique, de la théorie au service en campagne.

« Hé ! que dites-vous decela ?… Je vois avec plaisir, monsieur, que vous revenez survotre première impression. Allez ! allez ! je retrouveraivotre fille, c’est moi qui vous le dis ! Et tenez, je veuxvous convaincre davantage encore !

Là, Tiburce s’enfonça dans un canapé, croisales jambes, fixa un coin du plafond, se rongea quelque peu lesongles et débita d’une voix rapide et négligente ; aigre etblanche – de cette voix, enfin, que l’acteur Gémier prêtait aupersonnage de Sherlock Holmes :

– Monsieur, vous possédez un chien de larace dite « griffon Boulet à poils durs ». Et ce chiend’arrêt, vous en faites un toutou d’appartement. Car vous n’êtespas chasseur. Pas chasseur, mais pianiste. Très bon pianiste,même ; ou du moins vous croyez l’être. J’ajouterai que vousavez servi dans la cavalerie, que vous portez à l’ordinaire unmonocle, et qu’un de vos passe-temps favoris est le tir à la cible.Chut ! taisez-vous, prière de ne pas m’interrompre.

Et, sans cesser de regarder en l’air, ilcontinua :

– Le bas de votre pantalon est couvert depoils. Or, ces poils ne peuvent appartenir qu’à un chien del’espèce précitée ou à une chèvre. Mais il n’entre pas dans nosmœurs de faire coucher les chèvres sur nos pieds. Donc… Concluezvous-même. D’autre part, je sais que vos occupations ne vouslaissent pas le loisir de chasser, et j’en déduis que votre chien,malgré sa nature, est un chien d’appartement, par destination. Vousjouez au piano ; oui. En vous donnant la main, j’ai reconnu aubout de vos doigts les callosités professionnelles des pianistes.Elles m’ont révélé que vous jouez même très fréquemment. Or, unhomme de votre âge et de votre intelligence ne saurait montrer tantd’assiduité dans l’exercice d’un art aussi délicat que s’il y estexcellent ou s’il croit y exceller. À cause d’Ingres et de sonviolon, je n’ose affirmer votre talent de pianiste, en dépit devotre génie d’astronome. Vous avez servi dans la cavalerie, carvous marchez les jambes écartées et vous descendez les escalierscomme si vous redoutiez d’accrocher vos éperons aux degrés. Donc,vous avez l’habitude du cheval. Et c’est une habitude qui date deloin, car on ne vous voit jamais cavalcader à Paris. Votre jeunessehumble et studieuse ne vous ayant pas permis l’équitation, il fautpar conséquent que vous ayez chevauché les destriers dugouvernement. Silence, je vous prie. Vous portez un monocle.Parfaitement. J’ai découvert sa trace au pli de votre orbite ou àla carabine, car votre œil gauche a coutume de se fermer pourviser : il est un peu plus petit que l’autre, et les plis dela ride nommée « patte-d’oie » sont plus accusés à gauchequ’à droite. Comme vous ne chassez pas, il s’ensuit que vouspratiquez le tir à la cible. C’est tout. J’ai dit.

– Si vous n’êtes pas content aveccela ! s’écria Garan sur un ton moqueur.

Mais M. Le Tellier n’était pas disposé àla plaisanterie. Sans dire un mot, il tira de l’ombre, sous lebureau, une chancelière en peau de bique et la jeta au milieu de lapièce.

– Voici le griffon Boulet à poils durs,fit-il.

Puis il ouvrit une armoire, et montrant samachine à écrire :

– Voici le piano.

D’un tiroir il sortit sa loupe d’horloger,l’encastra sous son arcade sourcilière droite, et ajouta d’une voixcoupante :

– Voici le monocle.

Enfin il produisit une photographie qui lereprésentait dans la posture de son état : l’œil droit àl’oculaire d’une lunette méridienne et l’œil gauche fermé, ainsiqu’il arrive à tous les astronomes pendant leurs observations.

– Et voici la carabine ou le pistolet,dit-il avec un sifflement irrité. Quant à la cavalerie, je ne saisce que vous voulez dire. Il se peut que j’aie les jambes en manchesde veste, mais je ne suis jamais monté à cheval. À présent, monjeune ami, permettez-moi de vous déclarer que, pour faire lejocrisse, vous avez mal choisi votre heure et votre lieu ; etque, s’il était de tradition de se servir des serins pour tirer desauspices, vous seriez un oiseau de bien mauvais augure. C’est tout.J’ai dit.

Garan éclata de rire à la dernièreinconvenance. Mais à peine M. Le Tellier eut-il vomi cesimprécations sous l’empire de la colère, qu’il se repentit del’avoir fait. Tiburce, maintenant, ne cherchait plus à doublerSherlock Holmes. Verdâtre et penaud, il balbutiait de vaguesexcuses tremblotantes. Il semblait désolé, beaucoup plus désolémême que sa déconvenue ne le comportait. Si bien que l’astronome,saisi de pitié, s’empressa d’ajouter :

– Après tout, on peut se tromperquelquefois… Vous serez plus heureux demain, n’est-ce pas ?…Excusez un mouvement d’humeur. – Allons, messieurs, je vais vousfaire conduire à vos chambres.

Il sonna. Un domestique parut. Mais le ducd’Agnès laissa partir ses deux compagnons.

– Je voudrais vous parler, dit-il àM. Le Tellier.

Avant tout, monsieur, pardonnez-moi Tiburce.Voici pourquoi je l’ai amené. Tiburce est resté mon ami depuis lecollège. Il y a des années que je le connais, des années que jesuis témoin de sa bonté, de son grand cœur, et des mois quej’assiste à sa bêtise, qui est récente. C’est le plus fidèle, leplus dévoué, le plus… ingénu… des caniches. Néanmoins, ces qualitésn’auraient pas suffi à me décider, et je ne l’aurais pas conduit àMirastel, n’était ceci :

« Tiburce était présent lorsque j’ai reçuvotre dépêche. Bouleversé par une nouvelle aussi étonnante,apprenant d’un seul coup la disparition deMlle Marie-Thérèse et l’agrément – sous-entendu –de ma demande (puisque vous réclamiez mon secours), je restaiquelque temps abasourdi d’avoir soudain gagné ma cause et perdu mafiancée.

– Pardon, pardon, mais…

– Un instant. Sur ces entrefaites,monsieur, Tiburce me jura qu’il retrouveraitMlle Marie-Thérèse. J’oubliai, dans mon désarroi,les innombrables gaffes dont le pseudo-Sherlock s’était rendufautif… « Ah ! lui dis-je, si tu retrouves Marie-Thérèse,demande-moi tout ce que tu voudras ! » Aussitôt, jem’aperçus de ma sottise.

« Depuis deux ans, monsieur, Tiburce aimema sœur, et Jeanne l’aime aussi. Certes, si cela ne dépendait quede moi, leur mariage serait déjà un vieil événement ; car jene connais pas de meilleures créatures que Tiburce et que Jeanne.D’un autre côté, vous savez que ma bonne petite sœur n’est pas trèsbelle… Tiburce, qui jouit d’une fortune colossale, ne l’épouseraitdonc pas pour sa dot… Somme toute, ce serait le bonheur…

– Et bien, alors ? fit M. LeTellier.

– Eh bien, monsieur, je me souviens defeu mon père, le duc Olivier ; de feue ma mère, néed’Estragues de Saint-Averpont, et de tous mes aïeux.Souffriraient-ils, aux cieux, qu’une Agnès s’appelât d’un nomroturier ?

– Qu’en penseMlle Agnès ?

– Ma sœur s’est rangée à l’avis du chefde famille – au mien. Dans nos maisons, ces décisions-là ne sediscutent jamais… Seulement… hum… quand Tiburce m’a dit :« Me donnes-tu Mlle Jeanne en échange deMlle Marie-Thérèse ? » – quevoulez-vous !… il m’a semblé qu’au fond de leur tombeau mesancêtres ne devaient plus songer à grand-chose… et j’airépondu : « Oui. Retrouve Marie-Thérèse, et Jeanne serata femme. »

« Une heure après, en accomplissant mesdémarches à la préfecture de police, ma folie me stupéfia. J’auraisbien voulu revenir sur ma promesse et ne pas emmener l’inutileTiburce ! Mais je n’en avais plus le droit. Si certain que jesois de son incapacité, il me faut désormais lui faciliter unetâche dont j’ai fait le serment de récompenser le succès !

– Je comprends sa mine déconfite !Pauvre garçon ! C’est dommage qu’il ne soit pas plus dégourdi,ce M. Tiburce ; il aurait retrouvé Marie-Thérèse. Avec unpareil mobile, on arrive à tout. L’amour !…

– Ha ! monsieur, l’amour ! Sivous mesurez les chances de réussite à la grandeur de l’amour,alors n’est-ce pas moi qui retrouverai ma fiancée ?

– Hum, votre fiancée… C’est-à-dire que…euh ! Écoutez donc… J’ai été un peu affolé, au moment de ladépêche… Il y a un autre jeune homme qui, concurremment avec vous,m’a demandé la main de ma fille… Je vous avoue que, pour ma part,euh… Enfin, elle choisira. Elle sera libre de choisir entre vous etM. Robert Collin… Mais, en toute justice, il est bien certainque celui qui la retrouvera…

– Mais, monsieur, se récria le ducd’Agnès tout interloqué, ne savez-vous pas queMlle Marie-Thérèse me fait l’honneur dem’aimer ?

– C’est vous qui me l’apprenez,monsieur.

– Ho ! ho ! mais… il m’avaitsemblé que tout le monde le savait…

« Décidément, se dit M. Le Tellier,j’ai trop vécu dans les étoiles. »

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