Le Péril Bleu

Chapitre 7DU 11 AOÛT AU 4 SEPTEMBRE

Pour tirer sur son enfant, elle s’était servied’un vieux fusil de chasse ayant appartenu à feu son pèreM. Arquedouve. Dans la carnassière moisie, elle n’avait trouvéqu’une seule cartouche à balle, à balle ronde. Si le coup avaitbien voulu partir, c’était donc par un de ces hasards funestesqu’on n’oserait pas mettre dans un roman et qui est bien la seuleinvraisemblance de cette histoire vécue.

L’antiquité de l’arme et la vétusté de lapoudre firent que, au lieu de transpercer la tête de Maxime, laboule de plomb se logea dans l’épaisseur osseuse du rocher,derrière l’oreille. Le soir même, on sut que le blessé s’entirerait. Mais la guérison serait longue ; et, à cette heure,il n’avait pas repris connaissance. On ne devait pas compter surlui pour dévoiler le mystère de la tache carrée. Le docteur même,anticipant sur le réveil du jeune homme, interdit touteconversation surexcitante.

Mme Le Tellier promit de setaire comme les autres. C’est elle qui soignait Maxime. Et il fautsavoir qu’elle s’en acquittait admirablement. La raison lui étaitrevenue. Ce qu’une frayeur avait causé, une autre frayeur l’avaitsupprimé. Toutefois, il paraissait que la folie s’en fût alléeavant le coup de fusil, et que Mme LeTellier eût accompli cet acte en toute sagesse. Elle parlait sansremords de ce qu’elle avait fait, se disait prête à recommencer sil’occasion venait à s’offrir pour Marie-Thérèse et déclarait lamort préférable à « des traitements si honteux ». C’étaitune théorie que l’on pouvait défendre, et Mme LeTellier ne se fût pas privée de le soutenir avec plus de chaleurencore, si elle avait connu, dans toute leur atrocité lapluie et la grêle du 3 août.

Mais son mari et son beau-frère avaient gardéle secret à ce propos, et ils espéraient le garder longtemps,quoiqu’une pareille dissimulation fût chaque jour plusmalaisée.

Plus malaisée ?… Pourquoi ?

Parce que souvent, au milieu de la nuit, dansles ténèbres chauffées par le vent du sud-est, grandissaient dessifflements sinistres que le docteur et l’astronome connaissaientbien… Mme Arquedouve s’en inquiéta violemment. Onlui dit que c’était des chutes d’aérolithes. La Saint-Laurent,époque des étoiles filantes, appuya ce mensonge.Mme Arquedouve accepta l’explication.

Dès l’aube, M. Monbardeau et M. LeTellier partaient, le cœur serré, vers les choses tombées (jamaisplus il n’en tomba le jour), et ils ne quittaient pas les entoursde Talissieu sans avoir découvert au moins autant d’objets qu’il yavait eu de sifflements. Ils trouvaient force détritusminutieusement ouvrés, appartenant aux trois règnes de la nature.Les bêtes et les gens portaient quelquefois de singuliersstigmates, révélateurs d’asphyxie totale ou non, de compression etde décompression, ou de tortures les plus raffinées… Après avoiridentifié les cadavres négativement – c’est-à-dire après avoiracquis l’assurance qu’ils n’étaient pas ceux de Marie-Thérèse,d’Henri Monbardeau, de sa femme, de Suzanne ou de Robert-ils, leurdonnaient la sépulture.

Quand, aux aspects d’un supplicié, ils avaientreconnu quelqu’un du pays, le bon sens leur conseillait de n’enrien dire… Mais, le bruit de la trêve s’étant répandu, d’autresBugistes secourables s’avisaient comme eux d’aller de bourg enbourg, dans des ambulances automobiles, faire les infirmiers et lesravitailleurs. Ceux-là aussi s’aperçurent qu’il grêlait des morts àTalissieu. Ils en semèrent la nouvelle. Et bientôt, dans cettecontrée de léthargie, où peu à peu s’était instaurée chez lescampagnards une vie négative presque tranquille, la terreurredoubla.

Pendant leurs investigations matinales,M. Monbardeau et M. Le Tellier rencontrèrent des hommeset des femmes qui se livraient à la même besogne funéraire.C’étaient les parents ou les amis des disparus. On ne sait quelleinsupportable angoisse les avait chassés de leurs taudis fortifiés,au risque d’être enlevés à leur tour. Plusieurs venaient de trèsloin. La réclusion les avait jaunis, le grand jour faisait clignerleurs yeux constamment. Ils vagabondaient sans méthode et parfoissans projet. Un soleil formidable frappait leurs têtes ivoirines, àl’ombre depuis si longtemps. L’insolation les tuait, ou les faisaitse tuer. L’ardente brise du sud-est balança d’autres pendus.

À cause de cela et des chiens enragés, desrenards, des loups (de quelques ours, a-t-on dit), à cause desmaladies de toute sorte, on mourut encore beaucoup dans le Bugey,du 11 août au 4 septembre. Mais il est prouvé que le sarvant n’ycontribua d’aucune façon, bien que le contraire ait été soutenu parune foule d’obsédés.

M. Le Tellier s’opposa de tout sonpouvoir à ces sorties meurtrières, qui prirent find’elles-mêmes.

L’époque de leur cessation coïncidant avec unmieux sensible dans la torpeur de son fils, l’astronome résolut dese rendre à l’invitation pressante que le duc d’Agnès lui avaitfaite au cours d’une lettre en date du 22 août (pièce 618)et d’aller passer à Paris quelques heures de détente, ce qui, entreparenthèses, lui permettrait de témoigner au duc un peu desympathie et de gratitude. Cette lettre, nous ne la reproduironspas. Elle est fort longue. M. d’Agnès y mande à M. LeTellier qu’on a fixé au 6 septembre le duel de vitesse entre sonaéroplane et le dirigeable de l’État. Il rappelle le nom de samachine : l’Épervier, donne celui de l’aéronef :le Prolétaire, fournit des renseignements techniques surla course, et souhaite vivement que M. Le Tellier assiste à lalutte et juge par lui-même de l’hippogriffe moderne sur lequel onva poursuivre les ravisseurs de sa fille. Il dit que son monoplanfait plus de 180 à l’heure, mais que sa rapidité n’est riencomparée à sa stabilité. Ce n’est pas encore l’équilibrageautomatique, mais c’est déjà « quelque chose de rudementbien ». « Partant du principe que, si l’aviateur voyaitles vagues du vent comme le navigateur aperçoit les lames de l’eau,il lui serait aisé de gouverner contre elles – Bachmès a imaginé unappareil stabilisateur dont le but est de rendre perceptible aupilote le flot aérien. Des antennes légères rayonnent autour del’aéroplane. Par sensibilité électrique, elles s’émeuvent aumoindre remous jusqu’à trente mètres de leur pointe, etcommuniquent leurs indications au cadran qui se trouve placé sousles yeux de l’intéressé. » Le départ serait donné en pleinParis, au-dessus de l’esplanade des Invalides, où l’arrivées’accomplirait également. (Cette mesure avait pour objet d’éviterles déplacements d’une multitude nerveuse.) Les deux concurrentsiraient doubler la cathédrale de Meaux et reviendraient sureux-mêmes, couvrant quatre-vingt-cinq kilomètres.

M. Le Tellier partit le 4 septembre, à 10heures 29 du soir, comme la dernière fois.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer