Le Péril Bleu

ÉPILOGUE

C’est la liste des moulages del’aéroscaphe.

On sait qu’ils furent transportés auConservatoire des arts et métiers avec les photographies dusous-aérien paraissant à la faveur de l’arnoldine. La visite en estpermise tous les jours de la semaine, sauf le lundi.

Dans l’ordre matériel, c’est là tout ce quireste de la première incursion des sarvants sur notre sol.

On ne vient pas les regarder souvent ; etd’aucuns persistent à n’y voir que les vestiges d’une exorbitantesupercherie. La terreur fut si grande qu’on se plaît à l’oublier, àcroire qu’elle fut sans raison et qu’elle est sans retour. L’année1912 après J.-C. semblait impérissable tandis qu’elles’écoulait ; révolue, on ne veut même pas s’en souvenir.L’oraison des croyants monte à nouveau dans un ciel où rienn’existe plus, puisqu’on n’aperçoit rien. En France notamment, onsoutient avec plaisir qu’il n’y eut jamais qu’un seul Périlbleu : le Péril bleu de Prusse. Le Bugey n’aime pointà songer que sa limite coïncide avec le littoral sus-aérien ;dans quelques mois, il le contestera.

Vraiment, si l’ancien ministre de la Guerre,redevenu simple député, ne bravait la Chambre narquoise et neterminait tous ses discours par l’apostrophe de Caton :« Il faut détruire les sarvants ! » – si lesinfortunés rescapés n’étaient plus là pour conter leur martyre – sila mémoire du Péril bleu ne se trouvait chansonnée aux couplets desrevues – si M. Fursy n’avait fait une immortelle« chanson rosse » où le respectable n’est plus qu’unp’tit bou d’Ain (un petit boudin ! c’est dur, tout demême) – on pourrait s’imaginer que nous avons rêvé ce cauchemar,ou, du moins, suivant une expression vulgaire, singulièrementappropriée à la circonstance : que les hommes, pendant unsemestre, ont eu des araignées dans le plafond.

C’est ainsi qu’il en va des étourneaux quenous sommes. Notre légèreté n’a pas d’excuse. Nous ne pensons à lacrue de nos fleuves qu’au milieu de l’inondation.

Certes, on se préoccupe des sarvants ; ontravaille à parer de nouvelles attaques. Mais c’est avec indolenceet de moins en moins, le risque ayant cessé de nous aiguillonner dustimulant de sa présence.

Il faut dire aussi : les sarvants, s’ilsreviennent, trouveront des adversaires assagis, non plus braves,mais plus résignés. Car, chose troublante et qui ne futpas relevée : on commençait à s’habituer auxenlèvements, à ces disparitions dont la bizarrerie s’émoussaità force de fréquence, à ce fléau de plus en plus familier qui,après tout, sacrifiait moins de victimes – incomparablement – queles microbes, invisibles eux aussi, mais d’une autremanière et par leur infinie petitesse. Moins de victimes que lamoindre bactérie ! Moins de victimes aussi que la sinistreguerre ou l’alcoolisme, ces épidémies meurtrièresà l’excès et que nous déchaînons pourtant à notre guise. (Nesont-elles point la peste et le choléra mis à la disposition del’homme ?)

En admettant que les rapts se fussentmultipliés indéfiniment, ils seraient devenus pour nous une endémiepropre aux Bugistes, ou même aux hommes, et on aurait fini par enprendre son parti, comme l’individu s’accoutume aux affectionschroniques.

Une telle inertie, une telle résignation lâcheet sourde : voilà le motif pour quoi les peuples ne se sontpas noblement confédérés en États-Unis du Globe, afin de résister àl’ennemi commun, l’Invisible – ainsi que l’avaient espéré desublimes rêveurs.

À nos yeux, en dépit de tout, les sarvantssont demeurés des pêcheurs de personnes, alors qu’au vrai ce sontles assaillants de l’humanité. On a repoussé dans la nuit des tempsà venir cette idée insupportable, mais, un jour lointain, cesêtres, qui partagent avec nous l’empire de la Terre, peuvents’aviser de nous asservir, ou bien de nous exterminer, comme unjour peut-être nous irons occuper le bas des océans. Ils peuventresurgir, opérer une descente en masse, et nous dire :

– Part à deux !

Part à deux ? Seulement àdeux ? Cela est modeste. Qu’en savons-nous ?Cette aventure nous a fait entrevoir toute l’immensité de notreinconnu. Après cela, ce serait une grave et puérile inconséquencede borner notre monde au monde des sarvants, qui n’est endéfinitive que la plus récente de nos découvertes, et non l’étapefinale de notre science. Part à deux ? Si c’était part àtrois ? à quatre ? à cinq ? à six ?…

Nous ne connaissons pas les bas-fondsocéaniques beaucoup mieux que les hauteurs de l’atmosphère. Ily a peut-être dans le Pacifique, au creux de la fosse de Tuscarora,qui descend à 8.500 mètres, au fin fond du ravin des Carolines quis’enfonce à 9.636 mètres, des créatures sociables, de malicieuxcrustacés, impuissants à gravir les montagnes sous-marines, et dontle rêve séculaire est de monter, parmi leur épaisse altitude, versle secret des eaux culminantes.

Un beau soir – qui sait ? – une machineincroyable peut émerger de l’onde (un bateau qu’il faudra nommer unballon), chargée de monstres qui seront suspendus à quelque bulleénorme gorgée d’un air artificiel fabriqué in profundiscomme nous fabriquons l’hydrogène de nos aérostats, et vêtue d’unréseau de soie tissée de goémons inattendus. Cette montée decrabes, futurs envahisseurs de nos côtes, serait la contrepartie dela descente des araignées invisibles, venues à nous dans une pochede néant. Leur pays aquatique est peut-être semé de prodigieusescuriosités. J’y vois stagner d’étranges lacs d’un fluideénigmatique, plus lourd que le mercure, ainsi que dorment nosétangs au fond de l’air, ainsi que l’air somnole au fond du vide,et je crois ces lacs de l’abîme peuplés de bêtes émouvantes que lespoissons appellent poissons.

Que nul ne se récrie ! La faune desmers inférieures est moins connue de nos savants que celle despériodes géologiques. Nous ignorons encore si les reptilesgéants des ères trépassées ne vivent pas toujours aux profondeursglauques, et si le grand serpent de mer n’est pas l’antiqueplésiosaure. En fait, le précipice aérien, la cuve marine, legouffre compact du sol, nous sont également douteux, Aucunphysicien n’est en mesure d’affirmer que l’écorce terrestre nelaisse point passer certains rayons solaires, obscurs et froids,dont l’action suffirait à la vie de races souterraines, comme lapellicule des continents sus-aériens n’intercepte aucune desradiations chaudes et lumineuses qui entretiennent l’activité de lanature à la surface de la Terre. Aussi bien, le milieu de la boulecontient peut-être des peuples qui n’ont pas besoin du soleil pourexister. On s’imagine aisément toutes ces créations superposéesautour du même centre… et rien n’empêche de soutenir que le mondedes sarvants n’est pas la plus extérieure de ces sphèresconcentriques, puisqu’il est seulement à la superficie de lapremière couche atmosphérique et qu’il en existe une deuxième. À lasurface de celle-ci, entre le vide relatif et l’éther absolu,peut-être y a-t-il un second univers invisible, une Terre suprême,aux dimensions jupitériennes…

Ainsi peut-on se figurer notre planètecomposée de globes l’un dans l’autre – isolés toutefois et sanséchanges intermondiaux – avec leurs habitants, leurs animaux, leursplantes… Cela ressemblerait à l’Enfer de Dante Alighieri, dont lescercles enferment les cercles… Et serait-ce donc une grande sottiseque de développer ce parallèle ? À considérer les tourments denos jours, calmés de plaisirs si piètres et si brefs, n’est-on pastenté quelquefois de douter que notre vie soit réellement lavie ? Ne croirait-on pas sans effort que notre existenceréelle est accomplie, que nous sommes tous des morts, et quel’espace où l’on nous voit, sous forme de bipèdes glabres etmoroses, n’est qu’un purgatoire – un cercle moyen, une sphère aumilieu des autres – dans lequel nous expions, par un état demédiocre souffrance, les péchés véniels d’une vieantérieure ?… N’a-t-on pas été jusqu’à prétendre que laqualité de sarvant était notre condition première et que leurdescente constituait une descente aux Enfers ?… Mais voilà unehypothèse bien entachée de métempsycose ; et nous devonsretirer de la secousse bleue des leçons plus fertiles.

Oh ! je ne fais pas allusion au belexemple de générosité que les sarvants nous ont donné. Cela esttrop manifeste.

Mais leur invisibilité nous révèleencore que – sans aller chercher des peuples à cinquante kilomètresen l’air ou cinquante kilomètres en bas – nous pouvons conjecturerla présence de créatures invisibles et intangibles au milieu mêmede l’humanité. Elles seraient pétries de gaz ou formées de rayonsX, comme nous sommes faits de substance charnelle. Nos sensrestreints n’en pourraient percevoir le signe le plus faible. L’âmede ces êtres subtils aurait pour support une quelconque matièreimpondérable – ce qui est, je pense, plus raisonnablementacceptable que l’assurance d’une âme sans aucun support, assuranceadmise pourtant de tous les partisans de la vie éternelle et quisont légion parmi les hommes intelligents. Ces personnagesinsaisissables pourraient habiter notre sol, et vivent là,peut-être, à notre insu. Peut-être qu’ils ne se doutent pas denotre existence pas plus que nous de la leur. Peut-être lestraversons-nous et nous traversent-ils en marchant, peut-être leursvilles et les nôtres se pénètrent-elles, peut-être nos désertssont-ils pleins de leurs foules et nos silences de leurs cris… Maispeut-être sommes-nous leurs esclaves inconscients. Alors, nosmaîtres insoupçonnables s’installent en nous-mêmes et nous dirigentà leur gré. Alors, pas un geste de nos mains qu’ils n’aient vouluque nous fissions ; pas un mot de notre bouche dont ils nesoient les promoteurs. À cette pensée, l’esprit se soulève dedégoût… et cependant il suffirait que ces êtres-là, invisibles,intangibles, tout-puissants, joignissent à leurs monstruositéscelle de pouvoir être un seul ou plusieurs, à volonté, comme lesSarvants, pour unir des mérites que l’on révère en tous lieux, sousd’autres noms – divins.

La concurrence vitale est donc sans doutebeaucoup plus grande qu’on le présume. Voilà ce que la découvertedes sarvants nous enseigne d’abord. Mais ce n’est pas tout.

Si nous considérons l’aventure sous un angleplus vaste, elle nous apprend une vérité qui serait bonne àretenir, même en admettant que le Péril bleu ne soit qu’une fable,tellement alors cette fable resterait prodigieusement possible. Etc’est qu’à tout moment des cataclysmes inopinés, d’une sorteanalogue, peuvent fondre sur nous, sur nos fils ou leurdescendance.

L’humanité, ne possédant sur l’univers qu’unpetit nombre de lucarnes qui sont nos sens, n’aperçoit de lui qu’unrecoin dérisoire. Elle doit toujours s’attendre à des surprisesissues de tout cet inconnu qu’elle ne peut contempler, sorties del’incommensurable secteur d’immensité qui lui est encoredéfendu. Qu’elle se cuirasse donc d’abnégation et qu’elle s’arme descience pour supporter les chocs et lutter contre l’avenir. Maissans trêve – ô sensible, ô nerveuse et vaillante Humanité ! –qu’un sourire fleurisse à ta bouche innombrable, à mesure ques’enrichit l’arsenal prestigieux devant qui l’inconnu recule chaquejour ! Et dis-toi bien, malgré tes maux et teschagrins :

– C’était tout de même un présent nonpareil que la Destinée fit à l’homme, de le placer au sein du mondeinfiniment admirable et divers, en lui donnant la joie de ledécouvrir peu à peu, merveille par merveille, à coups de génie, àforce de travail, tout seul.

C’est pourquoi il est mauvais que l’onenvisage l’histoire du Péril bleu comme une légende mystificatrice,et qu’on méprise les clichés et les plâtres des Arts et Métiers.Quand même les générations à venir obtiendraient la certitude deleur fausseté, la preuve du truquage – quand même ellesrefuseraient de croire au Péril bleu, et qu’il nous menacetoujours, et que demain peut-être il recommencera de sévir – ellesdevraient, si la sagesse est avec elles, mener leurs jeunes gens àce Conservatoire, et tenir ces propos en face des moulages et desphotographies :

– Regardez. Puis réfléchissez. Puisrêvez. Cela n’est pas impossible.

Et, comme toutes les fables, grain d’amèrephilosophie roulé en pilule d’or dans tout le sucre d’un apologue,la fable des sarvants aura porté son fruit.

M. Le Tellier le savait, aussidésirait-il un récit populaire du Péril bleu.

 

Tout est dit, maintenant.

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