Le Péril Bleu

Chapitre 6PREMIÈRES RECHERCHES

– Elle n’est pas arrivée àArtemare ? Oh !

Devant Maxime, qui tordait fébrilement sacourte barbe, Mme Le Tellier répétait :

– Marie-Thérèse n’est pas arrivée chez satante ?… Elle n’est pas arrivée ?

Défaite, égarée, tenant sa tête à deux mains,elle tournait sur elle-même. Mme Arquedouve, trèspâle mais toujours impassible, tâchait de l’apaiser.

– Écoutez, maman, reprit Maxime,Marie-Thérèse est certainement avec Henri et Fabienne. C’est unesauvegarde, cela.

– Où penses-tu qu’ils soient ? fitla grand-mère.

– Dans le Colombier ! Ils ont euquelque aventure pendant leur promenade. Un accident…

– Mais lequel ? Il n’y a pas decrevasses…

– Que sais-je ? Il y a desfondrières…

– Voilà ce que c’est ! gémitMme Le Tellier. Je ne voulais pas qu’elle sortîtsans être accompagnée ! Je n’ai pas cessé de m’yopposer !

– Oh ! maman, pour aller chez mononcle ! Deux kilomètres à faire en plein jour, sur une routedes plus fréquentées ou par une sente constamment déserte !…Mais, justement, il faut que je sache… Voyons d’abord : àquelle heure Marie-Thérèse est-elle partie, hier matin ?

– À dix heures, répondit sa mère. Ellem’a dit au revoir dans le vestibule. Ah ! si j’avaissu !…

– Et vous êtes certaine, n’est-ce pas,qu’elle se rendait à Artemare ?

– Absolument, Marie-Thérèse ne sait pasmentir.

– C’est vrai. Quel chemin a-t-ellepris ? Par le haut ? ou par le bas ?

– Ah ! cela, je l’ignore.

– Moi aussi, ajouteMme Arquedouve.

– Quelle robe avait-elle ?

– Sa petite robe grise, et son chapeau detulle noir.

– Son costume de touriste, à jupecourte ?

– Non. Mais tu sais, elle n’avait pas dutout l’idée de faire une excursion…

– Oh ! avec Marie-Thérèse, peut-onjamais savoir ! Ce n’est pas le vêtement qui la gêne. Ellefranchirait les Alpes en toilette de soirée. Vous savez bienqu’elle adore la marche ; et si, étant passée par le haut,elle a rencontré son cousin et sa cousine en route pour leColombier, nul doute qu’elle ne les ait suivis, malgré sa jupelongue et ses bottines légères… Elle était sûre que son absencen’inquiéterait personne, puisque mon oncle et ma tante n’étaientpas prévenus de sa visite et puisque nous ne devions les revoirtous qu’au déjeuner d’aujourd’hui… Depuis quelque temps, elle neparlait que de monter au Colombier… Enfin, nous ne pouvons tarder àsavoir… Je vais commencer mes recherches.

– Fais atteler le poney, ditMme Arquedouve. Ta mère et moi nous irons tenircompagnie à ta tante. Je ne veux pas qu’elle reste seule pendantvos explorations.

Maxime s’enquit, auprès des domestiques, de ladirection que Marie-Thérèse avait adoptée en sortant du parc. Ilsne purent le renseigner.

Alors il sortit et se trouva d’emblée aucarrefour de quatre voies. À sa gauche, s’amorçait le sentier duhaut. À sa droite, descendaient en divergeant les trois cheminsconduisant à la grand-route ; le premier la rejoignait dansTalissieu, le second en pleine voie (c’était, on s’en souvient, unsentier de traverse, un raidillon direct et brutal), et letroisième au village d’Ameyzieu.

De ces quatre voies Marie-Thérèse avait prisl’une ou l’autre. Si la jeune fille avait préféré la descente à lamontée, il était peu probable qu’elle eût choisi dans cettepatte-d’oie le chemin de Talissieu, qui l’écartaitd’Artemare ; mais une raison quelconque pouvait l’avoirinduite à faire ce détour.

Maxime présumait avec bon sens que sa sœuravait pris par le haut. Par acquit de conscience, il voulutcependant examiner l’hypothèse contraire, et s’en fut vers lebas.

Il interrogea les choses. Nulle trace de pasne se distinguait sur les macadams durement empierrés. Nulle tracenon plus sur les déclivités du sentier. À l’endroit humide oùcelui-ci débouche sur la route, on remarquait pourtant de multiplesempreintes dans la glaise marécageuse ; mais il y en avaittant et tant, de toute sorte, qu’on s’y perdait.

Maxime questionna les gens. Personne n’avaitaperçu, la veille, Marie-Thérèse.

Ayant acquis la certitude prévue que nulvestige d’accident, nulle trace de sa sœur n’existaient de ce côtédans l’aspect des choses ou le souvenir des hommes, Maxime,détective scrupuleux, tenta une nouvelle expérience. Sans douteserait-il plus heureux en suivant la piste du haut. Marie-Thérèseavait certainement grimpé à Chavornay par la sente. Elle comptaitla suivre jusqu’à cette commune, et là, utilisant un cheminvicinal, rattraper à Don la route d’Artemare, c’est-à-dire laroute qu’Henri et Fabienne avaient dû emprunter dans l’autre senspour gagner les hauteurs. Maxime reconstituait la rencontre desa sœur avec ses cousins, à la jonction des voies, un peu au-dessusde Don, ou bien entre ce point et Artemare. Le reste s’expliquetout naturellement… jusqu’à l’accident.

Voilà Maxime en train de gravir la sente aumilieu des broussailles.

À présent, convaincu de l’excellence de lapiste, il opérait, sans le vouloir, avec plus de soin. À Chavornay,l’un de ces nabots difformes et crétins que l’on voit tout le jouraccroupis sur les seuils ne comprit ses demandes qu’à moitié et nevoulut jamais convenir qu’une demoiselle en gris, avec un chapeaunoir, eût traversé le hameau. Mais, près de Don, parvenu à lacroisée des routes, Maxime aperçut, montant la côte et venant àlui, la grande auto blanche de son père suivie de la voiture du DrMonbardeau – et cette coïncidence le confirma dans la suppositionque Marie-Thérèse s’était trouvée, là ou un peu plus bas, en faced’Henri et de Fabienne.

M. Monbardeau conduisait sa voiture,auprès de lui, M. Le Tellier. Dans l’autre véhicule avaientpris place Mme Arquedouve, ses deux filles etRobert, qui sauta du siège aussitôt l’arrêt. La présence des femmesétonna Maxime. Robert en donna les raisons :Mme Monbardeau avait tenu à prendre part auxrecherches. Pendant qu’on recueillait dans Artemare quelquesindications, sa mère et sa sœur étaient arrivées ; rienn’avait pu les empêcher de venir, elles aussi. Alors, on avaitfrété la neuf-chevaux.

– Bon ! C’est l’affolement !grommela Maxime.

Mais sa grand-mère, très surexcitée, luidemandait :

– As-tu des nouvelles, Maxime ? Nousen avons, nous. Henri et Fabienne ont monté par ici.

– C’est exact, dit Robert. On les a vussortir d’Artemare quelques minutes avant dix heures, habillés enexcursionnistes, ayant, lui, des bas, elle, une jupetrotteur ; et tous les deux leurs cannes ferrées. Sur la routede Don, un cantonnier les a remarqués, et il précise l’heure – dixheures – s’appuyant, pour la certifier, sur ce que le petit trainlocal quitte Artemare à dix heures précises pour monter vers Don,et sur ce que la locomotive sifflait au départ quand les Monbardeaule saluèrent en passant. À Don, plusieurs personnes aussi les ontvus. Ils y sont arrivés en même temps que le petit train. Lemédecin nous l’a dit. Il était venu chercher à la station un de sesconfrères venant de Belley. Mais, à cet instant-là, M. etMme Henri Monbardeau étaient seuls.

– Donc, interrompit Maxime, Marie-Thérèseles a rencontrés entre Don et la croisée où nous sommes ; celava de soi. C’est là qu’ils ont fait cause commune. Ensemble, ilsseront allés jusqu’à Virieu-le-Petit, comme on fait toujours ;ils auront acheté à l’auberge de quoi déjeuner dans les bois, selonla coutume ; et je les vois d’ici monter à travers la forêt…Allons, vite ! À Virieu-le-Petit !

L’espoir était sur les visages.

On atteignit rapidement Virieu-le-Petit – à800 mètres d’altitude – qui est le point extrême où les voiturespeuvent mener les promeneurs du Colombier.

Maxime entra chez l’aubergiste, une vieillebrave femme. « Oui donc, qu’elle avait vu M. Henri !Il lui avait acheté, vers midi, du pain, du saucisson, du vin, etmême emprunté un carnier pour loger tout ça, avec les couteaux etles trois verres… »

– Trois ? Trois verres ?Ah !

Maxime sentait la joie le prendre augosier.

– Et… il était avec… qui ?

– Avec deux dames, restées au dehors, surla route. Pendant qu’il s’approvisionnait, elles continuaient demarcher à petits pas sur la côte. Il les a rattrapées.

– Enfin, c’étaientMme Henri Monbardeau et ma sœur,Mlle Le Tellier ?

– Oh ! sûr et certain !Maintenant que vous me le dites, pas d’erreur ! Mais, sur lemoment, je les voyais de dos… Il y en avait une habillée en petitefille…

– C’est-à-dire avec une jupecourte ?

– Oui bien. Et l’autre comme tout lemonde.

– En gris ? En gris ?

Toute la famille entourait l’aubergiste. Onpoussa des exclamations de victoire.

– C’était sûr, cela crevait lesyeux ! dit Maxime en riant.

Alors le sentiment de la situation revint dansles esprits. C’était dimanche, l’auberge était bondée. On y trouvasans peine des gars de bonne volonté pour fouiller la montagne.Bornud, un garde particulier, petit vieillard chafouin, nerveux etjaune, clignotant d’un œil noir et malicieux, se mit de la partieavec son chien Finaud.

Mme Arquedouve, exigeant quenul ne s’occupât de son sort, s’accommoda d’une chambre rustique,pendant que la troupe des sauveteurs attaquait la pente duColombier.

Dès que ce bataillon eut gagné la forêt, denombreux embranchements l’obligèrent à se diviser en compagnies,puis en sections, puis en escouades ; car, de toutes lesexcursions possibles, on ne savait laquelle avait séduit les troisdisparus. Comme on allait opérer la première dislocation, Bornuddécouvrit, par terre, des croûtes de pain et des peaux desaucisson. Il fureta dans les environs, et trouva, sous une branchequi le dissimulait, le carnier de l’aubergiste. Après un déjeunerfrugal, Henri avait caché le sac désormais inutile, gênant, et ils’était dit : « Je le reprendrai au retour. »

Cette trouvaille jeta un froid.

Une à une, les patrouilles se détachaient auxbifurcations. L’air vif s’allégeait et se refroidissait au cours dela montée. Bornud assura que la neige couvrait encore le sommet duGrand-Colombier, là-haut, à 1.500 mètres au-dessus du niveau de lamer ; mais le fait n’était vérifiable qu’au pied même de lacime ou très loin de la montagne, à cause des masses environnantesqui faisaient écran.

L’ascension fatiguait les femmes, maléquipées. Mme Le Tellier, naguère si paresseuse,gravissait avec acharnement les sentiers malaisés. L’hiver en avaitfait des lits de torrents, jonchés de pierres coupantes où lespieds se blessaient, où les chevilles se tordaient…

Ce fut, tout d’abord, une battue assezlogique, cernant le Colombier. On observait. De temps à autre,quelqu’un jetait à pleine voix un long appel… Mais, à mesure que lesoleil baissait, la fièvre gagna les malheureux parents. Ilsdescendirent au fond de ravines abruptes qu’il suffisait de côtoyerpour les découvrir tout entières. Mme Le Tellierécartait des feuillages et regardait dessous, inconsciemment. Ilsallaient de droite et de gauche, à tort et à travers. Bientôt, ilsne cessèrent plus de crier. M. Monbardeau hurlait sans trêveun refrain familial, ce joyeux thème de ralliement, ce bout demusique allègre dont les vallons du Colombier avaient retenti jadistant de fois, et qui résonnait aujourd’hui lugubre et mineur, sansque personne s’aperçut de l’étrange modulation.

Un tel désordre s’étendit forcément aux autrespelotons, partout disséminés. Le silence s’emplit de clameurs.L’écho les multipliait ; cela fit croire à des réponses.Pensant aller vers ceux qu’ils recherchaient, les uns et les autresse trouvaient nez à nez. Il leur fallait revenir sur leurs pas etreprendre la voie délaissée. Le temps se couvrit ; la nuitvenait ; l’ombre accumula des formes indécises et transformales choses. Des taches de feuilles rougies, sur la mousse,épouvantaient de loin. On tremblait en fouillant du regard lesà-pics, du haut des roches vertigineuses. La bise anima d’une viefrémissante les sapins funéraires et les fourrés compacts. Onaurait dit, soudain, qu’ils abritaient un blessé convulsif ouquelque présence inopinée… Mme Monbardeau selacérait les mains à force de scruter les buissons épineux. Bornud,l’œil attentif, espionnait la vie forestière, et son chien quêtaitdevant lui, le nez au vent…

Mais rien, rien, rien. Rien de visible sur cesmaudites pierrailles et sur la sécheresse de la terre. Rien, nullepart ! Rien que des clameurs enrouées rebondissant de rocheren rocher ; se mêlant parfois au fracas d’une cascade ettraversant les gorges sombres où la forêt ne plongeait que pourremonter, tantôt profonde et tantôt culminante, mais toujourstaciturne et secrète.

Des vapeurs s’élevaient des bas-fonds. Le cielnoircit.

Mme Le Tellier, qui allaitavec sa sœur, son mari et Bornud, se laissa tomber sur un tertre, àla lisière supérieure des bois ; elle n’en pouvait plus. Decette place, on voyait enfin le sommet du Grand-Colombier. C’étaitun dos d’âne gigantesque et nu, tapissé d’un gazon glissant. Ilopposait à l’escalade un versant hostile. Trois bosses ondulaientsa crête ; elles étaient blanches de neige et sur la plushaute – celle du milieu – se dressait une croix monumentale, infimedans la distance.

Ils levèrent les yeux.

Un homme montait vers la croix,laborieusement, avec des glissades et des haltes fréquentes.

M. Monbardeau se fit une visière de sesmains.

– C’est Robert Collin, dit-il.

Un gémissement lui répondit.Mme Le Tellier, harassée de fatigue et d’inanition,se pâmait. Elle revint à elle. Mais il ne fallait plus songer àpoursuivre la reconnaissance. Du reste, à quoi bon ? Le jourfinissait. Des nuages s’amoncelaient au-dessous d’eux. Etn’avaient-ils pas rempli leur tâche ? Toute la montagne ne setrouvait-elle pas explorée, depuis le bas jusqu’à la crête déserteoù parvenait Robert ?

Le retour fut mortel et s’accomplit dans unmutisme lourd de pensées. Les Monbardeau et les Le Tellier étaientà jeun depuis douze heures ; la faim exaltait leurangoisse.

À l’auberge, où Mme Arquedouveavait fait servir un dîner, la lampe éclaira des faces exténuéesqui s’interrogeaient anxieusement.

Rien. Personne n’avait rien découvert. Et tousétaient rentrés, à l’exception de Robert. Il avait dit àMaxime : « Ne m’attendez pas pour repartir. Jem’arrangerai. Qu’on ne se tourmente pas à mon sujet. »

– Eh bien, mon garçon ? fitM. Le Tellier avec un geste découragé, que dis-tu decela ?

– Moi ? Mais… qu’il faut prévenir lajustice…

– Tu ne crois pas à unaccident ?

– Mon Dieu… oui et non… Mais lajustice…

Un sourire entendu plissa les lèvres despaysans.

– La justice est déjà prévenue, balbutiaM. Le Tellier à voix basse et d’un air confus. J’aitélégraphié ce matin au duc d’Agnès, qui va nous amener des gens dela police…

Maxime, abasourdi, le regardait baisser lespaupières.

– Si ce n’est pas un accident, s’écriaMonbardeau, qu’est-ce que ce serait donc ?… Une fugue ?c’est inadmissible. Il hésita, l’espace d’une seconde : Unenlèvement, alors ?…

– Je commence à le croire, dit M. LeTellier. Je m’attends à recevoir une lettre exigeant la forte sommeen échange de Marie-Thérèse…

– Sans doute, approuva Maxime.

Il y avait là une quarantaine de montagnardsformant le cercle. Ils secouaient la tête en signe d’incrédulité.Mme Monbardeau les imitait.

M. Le Tellier les dévisagea l’un aprèsl’autre.

– Est-ce que vous avez une opinion, mesamis ? demanda-t-il. Si vous en avez une, dites-la.

Bornud répondit pour eux tous, avec l’accentdoucereux du terroir :

– Oh ben là non ! Bien sûr quenon ! Nous autres, on ne peut pas savoir !

Mais la terreur du sarvant planait sureux.

La pluie, tout à coup, tomba violemment. Celafit comme un piétinement soudain de mille petites pattes cabriolantde tuile en tuile au-dessus de la compagnie. Quelques épaulestressaillirent à ce bruit. M. Monbardeau s’approcha de sonbeau-frère, et tout bas :

– Comprends-tu, maintenant, pourquoi levol d’une statue et d’un mannequin les impressionnaitpareillement ? Saisis-tu la progression ?

– Soyons francs, avoua M. LeTellier. Toi depuis hier, moi depuis ce matin, pensons-nous à autrechose ?

– Quelle sottise !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer