Le Péril Bleu

Chapitre 11SUITE DU JOURNAL

Affairé par la conduite de son appareil, lepilote de l’Épervier n’avait rien remarqué de l’émotiongénérale. Il apprit l’événement miraculeux à sa descented’aéroplane, au milieu d’une assistance clairsemée. L’agglomérations’était portée vers le Grand-Palais, où maintenant convergeaitl’étoile centripète du mouvement parisien. Le pont Alexandreétirait la presse des marcheurs ; le duc d’Agnès s’yengagea.

N’entrait pas qui voulait dans l’édificesévèrement consigné. Le 13ème de ligne engardait les portails contre une foule sans vergogne et, de plus,innombrable.

L’aviateur se présenta au colonel-portier enmême temps que trois officiers de marine. Ayant fait valoir leurstitres, ils passèrent.

La tranquillité du hall, plusieurs foiscathédralesque, si désert, à peine égayé de moineaux pépiards,contrastait bizarrement avec le meeting forcené de l’extérieur. Àcette date de l’année, le temple des salons et du concours hippiquese trouvait libre. Au centre de son aire immense se groupait uneréunion de messieurs infiniment petits. À l’écart, desagents-pygmées et des pompiers-cirons, assis par terre, semblaientse reposer.

Le duc d’Agnès savait bien qu’il s’agissaitd’une chose invisible, il n’en fut pas moins surpris de ne rienvoir.

Il reconnut dans le groupe le Dr Monbardeau etM. Le Tellier qui causait avec le préfet de police.

– Enfin, disait ce dernier, si vous ytenez absolument, lisez-le.

– C’est indispensable, repartaitM. Le Tellier. Je demande instamment que personne ne touche àl’objet avant que nous ayons pris connaissance de tout lejournal. Cela nous évitera sûrement des anicroches et peut-être desaccidents.

– Soit, accorda le préfet de police. Ets’adressant aux officiers : « Messieurs, faites déjeunervos hommes », dit-il.

Les voix aigrelettes d’abord, s’amplifiaientde résonances caverneuses et tonitruantes qui éclataient aux anglesde l’architecture.

– Ha ! monsieur ! fitl’astronome en apercevant le duc. Venez ! qu’on vousfélicite ! et qu’on vous raconte une histoire !

Le jeune vainqueur sourit des félicitations etmanqua pleurer au récit qui lui apprenait la mort de Robert Collin.Mais ce qui l’intriguait en premier, c’était la chose invisible,cette chose qui l’avait ballotté si rudement au-dessus du pavillonde Hanovre.

– Où est-elle ? où est-elle ?disait-il.

– Tenez, indiqua M. Le Tellier,marchez droit devant vous, sur ce pilier de fonte ; vous larencontrerez. Puis, sur le ton du secret, il ajouta dans unmurmure : « Vous savez, il y a une espèce d’hélice, àl’arrière ! »

M. d’Agnès marcha, les bras en avant,comme celui qui est dans le noir ou qui est aveugle, et s’en alladonner contre la chose dure, lisse, froide et qui, pour son regard,n’existait pas. Alors M. Le Tellier lui montra dans lapoussière une empreinte aplatie, de forme naviculaire, semblable aucachet ogival des prélats. Il lui dit que cela était causé par lefond, la base, l’appui de cette étrangeté, et il lui montra, toutautour, de pauvres petits pierrots qui, volant, étaient venus sebriser la tête contre ce rempart insoupçonnable.

– Remarquez, acheva-t-il, ce vent coulisque nous sentions, nous ne le sentons plus ! la chosel’intercepte. Nous serons à merveille, pour lire le journal deRobert, à l’abri de ce paravent singulier…

Il ouvrit le cahier rouge.

Ses auditeurs se rassemblèrent.

M. Le Tellier s’adossa paisiblement auvide et reprit sa lecture da capo.

Il revit la formation du cylindre de glaceautour de Robert éperdu, montant vers le zénith, puis ladisparition du bocal inattendu ; enfin il répéta cette phrasedu mémoire où l’avait arrêté la clameur populaire :

– … C’est alors que je voulus reprendrema jumelle pour observer cette macule. Mais je me rappelai qu’auxpremiers instants de ma pâmoison ; elle s’était échappée demes mains. J’en ressentais une forte contrariété, quand, à maprofonde stupeur, je l’aperçus près de moi, baignant dans une mared’eau circulaire où j’étais moi-même affaissé – un grand paletliquide, imprévu, de 4 mètres de diamètre environ, absolument commel’eau visible d’un tub invisible. Cette flaque ronde m’emportaitcomme le tapis volant de la fable persane. Je prenais un bain desiège forcé, mais je bénissais l’illusion de support permettant àmes yeux de se reposer sur quelque chose et me délivrant ainsi duvertige. Au travers (car elle était claire et paisible), la Terreindéfinie pâlissait.

Je compris que cette eau provenait de la fontedu cylindre. Et puisqu’elle était là, ronde et plane autant qu’unemeule, c’est qu’il y avait sous elle un invisible plancher qui noussupportait, elle, moi et ma lorgnette. La glace – pardieu ! –s’était formée à l’intérieur d’un cylindre matériel, permanent,mais invisible, une tourelle-ascenseur à l’aide de quoiles habitants de cette macule carrée enlevaient leurs prisonniersjusqu’à eux ! Je n’étais ni dans une colonne d’atmosphèreaspirée, ni dans un fluide magnétique, mais dans un monte-chargeinvisible, mû par une force ignorée – un vase clos où la pressionet la température étaient maintenues égales à celles d’enbas ; où par conséquent le baromètre et le thermomètreindiquaient toujours les mêmes chiffres… Et tout à l’heure, quandla glace avait fait son apparition, quand j’avais défailli – lacause ? Une panne ! Une simple panne de cetteorganisation !…

J’en demeurai quelque temps assommé…Toutefois, nous autres astronomes, nous ne saurions nousémerveiller longtemps à propos d’une invisibilitéquelconque[7], et, si admiratif que je fusse d’unpavillon, d’une logette, qui, après tout, n’était pour mes yeux quece qu’un véritable ascenseur a toujours été pour mon nez,c’est-à-dire imperceptible, qui n’était pour mes yeux que ce quel’oxygène, par exemple, a toujours été pour eux, c’est-à-direinvisible, mais qui pour mes mains était bel et bien dur, poli,tournant et froid et qui, heurté du doigt, sonnait à mes oreilles.Cela ne m’empêcha pas de sécher ma jumelle avec mon mouchoir, afinde regarder la macule carrée où l’ingénieuse benne allait sansaucun doute me déposer. Assurément ; la benne, on la hissaitde là-haut (car, à de telles altitudes, il ne pouvait être questiond’aérostats, même gonflés d’hydrogène pur et encore moins de pluslourds que l’air). Drisses invisibles ? Courantshertziens ? Attraction aimantée ? l’un ou l’autre.C’était de la macule qu’on m’expédierait dans une planète…

Je raisonnais comme cela, et je me trompais.Plus j’avais monté, plus s’était accentué vers le sud l’écart decette macule, qui se présenta sous l’aspect d’un carré brun,quadrillé de lignes sans couleur. Je piquais donc vers autre part.Et cela me donna de l’ennui.

L’horizon terrestre s’était élevé au cours demon ascension. Au sud, à l’ouest, au nord, il se teintait d’un bleuvert caractéristique… Les mers ! Il fallait que jefusse prodigieusement haut !

Ayant fait des approximations numériques, jetrouvai que nous devions être à 40 kilomètres du sol… Encore 10kilomètres et j’atteindrais une zone…

« Ah ! bigre ! pensai-je. C’estbien par là que la science se situe… Voyons donc, que dit-elle del’atmosphère, la science, au point de vue quim’intéresse ?

« L’atmosphère : couche gazeuse quienveloppe la Terre et la suit dans tous ses mouvements. Sonépaisseur n’est pas connue avec certitude. On sait qu’elle ne seperd pas dans le vide ; c’est tout. Sa limite théorique seraità 10.000 lieues ; les appréciations varient de 70 kilomètres à40.000 !

« Ce qu’on sait de source évidente, c’estqu’il y a dans l’atmosphère deux couches distinctes.

« L’une, la plus basse, en contact avecle sol, mesure à peu près 50 kilomètres de profondeur. Elle estriche, instable, parcourue de nuées, tourmentée de vents. Elle estle milieu propre à la vie terrestre, et c’est d’elle que parlentles gens quand ils parlent de « l’atmosphère ». Cettecouche se raréfie à mesure qu’elle s’éloigne du sol et vers 50kilomètres, elle devient le vide, non pas le vide absolu, non pasl’éther, mais le vide relatif, qu’on peut obtenir par la machinepneumatique.

« C’est ce vide relatif qui constitue ladeuxième couche d’atmosphère, dont l’épaisseur est problématique.Celle-ci est une atmosphère éthérée, selon le mot deQuételet ; c’est un vide à peine nuancé d’air, un videlégèrement aéré, où l’homme ne pourrait pas plus vivre que dans levide absolu. Zone stable et sereine, elle se superpose à lapremière – insensiblement, disent les météorologistes, maiscertainement vers 50 kilomètres – et peu à peu devient le videabsolu. »

Ainsi donc, pour peu que mon ascension sepoursuivît, j’allais pénétrer dans cette couche aussi terrible pourmoi que le fond de l’eau !…

Et le milieu que je traversais devait êtredéjà si raréfié ! Mais alors, la macule ?

La macule, je l’observai. Sur le cielextraordinairement foncé, elle était presque de niveau avec moi. Jela voyais donc à l’aise. Comme de raison, elle avait changé deforme. Mais mes yeux médiocres, et j’y portai la jumelle. En mêmetemps, je débouclai la courroie de mon appareil photographique pourm’en servir… Paf ! Une secousse violente me renversa tout demon long dans la flaque soudain clapotante, et – malheur ! –mes besicles tombèrent et ma jumelle m’échappa !Simultanément, il me sembla que la nuit tombait tout à coupau-dessus de moi. J’entendis au-dessus de moi desglissements métalliques, des chocs secs… L’horrible étreinte rigidequi m’avait enlevé du Colombier me ressaisit, et, juste à l’instantoù je tirais de ma poche des besicles de rechange, je me sentissoulevé verticalement, puis arrêté. J’entendis sous moi unglissement métallique ; l’étreinte me baissa d’un pouce, melâcha, et je me trouvai debout sur un nouveau support invisible quidevait être à la hauteur du plafond du cylindre, si je me rappelaiscorrectement l’apparition glacée. Mais cinq mètres plus bas, laflaque ronde se calmait. Pour comble de malchance, mon appareilphotographique s’était détaché aussi : je le voyais nageant,hors d’atteinte, près de ma jumelle et de mes lunettes. C’était ungrand désastre pour moi. Mais… [Ici quelques motsbiffés.]

Or, le ciel, tout d’un coup, était devenu noircomme de l’encre, et cependant, il faisait jour. Du haut de lanouvelle cabine où je comprenais bien qu’on m’avait transvasé aprèsl’avoir superposée à la première, voici ce que jedécouvrais :

Une surface horizontale s’étalait au loin, detous côtés, absolument nue et calme. Elle décrivait autour de moi,à l’horizon, l’immense circonférence de la pleine mer, et au-dessusd’elle le firmament était une coupole noire où les astresbrillaient à outrance, tous, et tous fixes. Etdans ce ciel ultra-nocturne, pareil à celui qu’on verrait de lalune ou de quelque astre sans atmosphère, le soleil, sans rayons,déclinait, large disque précis. La surface neigeuse de cette merluisait argentine vers l’horizon. Mais plus elle était près de moi,moins elle luisait et plus elle devenait diaphane, idéale,fantomatique, elle finissait par disparaître. Sous moi, je n’avaisque l’abîme de 50.000 mètres, sans que rien s’interposât entre luiet mes yeux, et cet abîme était plein de lumière.

Je me trouvais à la surface d’un océan declarté, ou plutôt d’atmosphère, un océan dont on voyait lefond : la Terre, avec les algues de ses forêts, les bancs deses montagnes. Je venais d’émerger dans un milieu mortel, à lasurface d’une mer atmosphérique ; et cette mer n’était autreque la première couche, la fameuse première couche, qui nes’achevait pas graduellement, par une progression raréfiée, commela science l’avait supposé à bon droit, mais qui s’achevait toutd’un coup, net, comme une mer véritable. Si contraire que cela fûtaux propriétés expansives des gaz, les deux atmosphères sesuperposaient comme deux liquides de densité différente ; et àprésent, le vide horrifique m’environnait.

Dans mon nouveau récipient, même températureet même pression que tout à l’heure ; même bruit de clapet. Jem’aventurai à palper l’invisible case, et je la trouvai cubique etexiguë ; je pouvais toucher le plafond.

Comme je me livrais à cette occupation, ungrincement innombrable se fit entendre aux parois de ma cellule etsur le toit (?). Raclement de ferrailles, cliquetis de crochets.Tout cela ne devait faire aucun bruit à l’extérieur, dans le vide,mauvais médium ; mais moi, dans mon cube d’air conducteur desonorité comme de lumière, j’entendais tout ce qui touchait lescloisons.

Soudainement, je me sentis puissamment enlevé,moi et ma loge, et, grâce à mes trois objets perdus qui semblèrenttout à coup s’abaisser et décrire un arc plongeant, je devinaiqu’on venait de me faire décrire une courbe montante assezcompliquée, analogue à celle des marchandises au bout d’une grue àvapeur, quand on les décharge… L’eau de la flaque, là-bas, avaitdisparu ; sans doute le départ de ma cabine l’avait mise encontact avec le vide et l’on sait que dans le vide il ne peut yavoir de liquide.

Immobile, à présent, plus haut qu’avant, jeregardais, stupide, ma jumelle et mon détective perdus… Le vertigeme reprenait… Et puis voilà que les grincements recommencèrent etque la cabine s’ébranla. Des cahots la faisaient résonner ; unroulement de roues me parvint, répercuté à travers la substanceinvisible, et je vis s’éloigner jumelle et détective. Je meretournai brusquement dans le sens de la marche, hors de moi à lapensée qu’un accident pouvait me mettre en contact avec le vide, etvoulant savoir où j’allais…

La macule venait à moi.

Elle me parut située à 4 ou 5 kilomètres versle sud (les étoiles me renseignèrent mieux que la boussole, quifonctionnait mal). Autant que mes besicles me permettaient del’estimer, c’était une espèce de maison à claire-voie. La seulecaractéristique dont je pus m’assurer – et facilement – c’estqu’elle n’était pas posée comme un ponton, à même le plateau rêveuret fantômal, mais qu’elle semblait se tenir toute seule dans levide, passablement haut – à douze fois sa hauteur – au-dessus de lamer atmosphérique.

(Je crois que j’écris mal. Mais si on savaitdans quelle situation je me trouve !)

Et mon véhicule invisible, lui non plus, necheminait pas au niveau de la mer aérienne. Il suivait une ligneonduleuse, à des hauteurs variables, traçant des sinuosités de basen haut, de droite à gauche, montant et descendant des pentes,tournant des coudes, ralentissant aux montées, accélérant auxdescentes, mais se rapprochant continûment de la maison àclaire-voie. On aurait dit qu’il roulait sur une route invisible,sur un sol invisible posé à même la surface de l’air ainsi qu’uneîle flottante. On aurait dit que, parvenu à certain havre céleste,après une traversée gazeuse, un palan m’avait déposé sur un quai,sur un camion qui attendait là, et que ce camion me transportaitpar une route flexueuse, à travers un paysage inaperçu, àdestination de cette bâtisse grillagée, visible celle-là, maisconstruite sur une colline indiscernable…

J’allais enfin connaître mes ravisseurs etrevoir la personne pour qui j’étais venu.

Le vertige pourtant se fit sentir à nouveau,plus fort que jamais, aggravé par l’allure « montagnesrusses » de mon wagon. (Wagon ?) Je dus étendre mapelisse sur le plancher (?) pour le solidifier à mes yeux et cacherla vue de la Terre-fond-d’abîme.

Quelle situation !

Je m’appliquai à me faire croire à moi-mêmeque cet étrange sol, inébranlable et invisible, soutenu parl’atmosphère à sa périphérie, pouvait fort bien être de créationartificielle, pouvait être une fabrication d’ingénieurs. J’auraisvoulu le croire, pour me rassurer de l’épouvante que me causaitl’idée d’une pareille chose naturelle et inconnue, cegrenier insoupçonné de la Terre… ce grenier de Damoclès… J’étaissuprêmement surexcité… Cette idée tournoyait sous mon crâne commeun papillon affolé dans une boîte – cette idée, sous cette formepuérile et morbide : que certains savants, s’étant donné del’air, étaient devenus les sarvants Mais j’avais beau faire :je sentais bien que j’étais dans un monde naturel. Lemieux le plus agréable, était de supposer que ses habitants étaientles hommes mêmes qui l’avaient découvert… peut-être des hommesinvisibilisés… peut-être visibles autant que moi-même, et quej’allais les voir, enfin dans leur château de palissades.

Des palissades. Il me semblait toujours quec’étaient des palissades. Il arrivait, ce château ; jegravissais la côte vers lui. Je gravissais l’invisible montagne, aumilieu du vide. J’ascensionnais au-dessus de l’air maintenant, versla construction. Je ressentais le besoin de témoigner la joie quim’envahissait à cause de la personne que je venais rejoindre ici…et dont cette bastille contenait probablement… [Encore des motsbiffés.]

Ah ! cette bastille ! elle meménageait le plus atroce crève-cœur…

 

En lisant ces derniers mots, M. LeTellier ne put se défendre d’une grande émotion. Le cahier rougetrembla dans ses mains comme s’il eût été vivant et sur le point demourir. La lecture s’acheva sur un couac d’autant plusimpressionnant qu’il était un peu risible…

Ce que voyant, le duc d’Agnès, qui écoutait,les sourcils froncés, s’empara du journal et continua de cettefaçon…

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