Le Péril Bleu

Chapitre 6L’AMORCE

À travers un sommeil agité, M. Le Telliercrut sentir une main qui le touchait. Il s’éveilla tout d’uncoup.

Mme Arquedouve se tenait prèsde son lit, dans la clarté de l’aube. Le château dormait. Lapendule, cette veilleuse du silence, faisait seule un peu de bruit.Quatre heures du matin.

– Jean ! Ils sont là !

« Ils » prononcé d’une voixpareille, « ils » c’étaient les sarvants.

M. Le Tellier sauta de sa couchette, etpassant une robe de chambre à la hâte il demandait àl’aveugle :

– Vous les entendez ?

– Le bourdonnement, oui. Je les entendsdepuis un quart d’heure. Je doutais… je craignais de me tromper… Cesont eux.

– Un quart d’heure ! Qu’est-cequ’ils fabriquent donc ? Où sont-ils ?

– Je crois qu’ils ont d’abord tournéautour du château. Maintenant, on dirait qu’ils ne bougent plus…N’ouvrez pas votre fenêtre, non, c’est inutile. Je crois qu’ilssont de l’autre côté du château, derrière.

– C’est surprenant, je n’entends rien dutout. Et par ici, vous avez raison, devant Mirastel on ne découvreabsolument rien.

– Venez dans la galerie, conseillaMme Arquedouve. De là, vous pourrez voir. Maisfaites bien attention en passant près de la porte de Lucie ;rappelez-vous que la moindre alerte pourrait amener unerechute !

Ils se rendirent, sur la pointe des pieds, àla galerie. On appelle ainsi un large corridor qui longel’arrière-façade, au premier étage.

– Le bourdonnement se rapproche, murmural’aveugle. Ou plutôt, c’est nous qui nous en rapprochons. Jean,vous ne sentez pas ? Il fait si calme pourtant !

– Si, je commence, chuchota M. LeTellier. C’est comme une petite mouche qu’on aurait dans le cœur,emprisonnée… Arrêtons-nous.

Ils allaient arriver à la première fenêtre dela galerie.

– Ne vous montrez pas, ma mère ; jevais m’avancer en tapinois…

Les carreaux frémissaient imperceptiblement.M. Le Tellier avançait sa tête avec précaution. Il évoquait lepaysage qui allait lui apparaître : la pelouse montante,ceinturée de bois, sur l’escarpement du Colombier dominateur ;et il s’émouvait grandement à supputer quels personnages, quellemachine habitaient ce décor… Derrière lui,Mme Arquedouve, se retenant de haleter, attendaitqu’il parlât.

Il vit, dans le cadre de la fenêtre, lesarbres de la métairie, la pente de la montagne, le bois, lecommencement de la pelouse-clairière, le quart de celle-ci, letiers, la moitié…

– Qu’est-ce qu’il y a, Jean ? Vousavez tressailli… Mais dites-moi donc…

– Ah ! c’est la joie, ma mère !s’écria M. Le Tellier dans l’allégresse Maxime… Maxime, estlà !… Il a pu s’échapper. Ah !… Maxime, mon enfant !J’accours !

– Mais, Jean, Maxime est là toutseul ?

– Oui, seul au milieu de la pelouse. Ilest assis au milieu de la pelouse… Laissez-moi descendre, courir…Je crois qu’il a besoin qu’on le soigne…

– Allez ! allez vite !… Maximeest revenu ! répétait joyeusement la grand-mère.

Et elle s’en fut par tout le château,réveillant ses filles, le docteur, les domestiques, et leurapprenant la nouvelle enchanteresse :

– Maxime est revenu ! Il s’estéchappé de là-haut ! Venez ! Venez !

Cependant l’astronome débouchait sur le perronet criait à son fils :

– Pourquoi n’entres-tu pas, monpetit ? As-tu mal ? Tu aurais dû nous appeler…

Mais à la vue de son père, Maxime se dressa,et, de loin, avec une voix et des gestes de catastrophe :

– N’approchez pas ! ordonna-t-il. Aunom de Dieu, restez dans la maison !

M. Le Tellier s’arrêta. Ce n’était pasles sarvants qui lui faisaient peur, mais son fils. Il le voyaitbeaucoup mieux que de la fenêtre, étant plus près de lui.

Maxime se tenait debout. Il avait l’air sitriste, si triste… Il était hâve, malpropre ; sa vestedécousue pendait en loques ; pas de chapeau ; et puis,par-dessus tout, ce faciès égaré que les yeux agrandis d’horreursemblaient envahir… Et tout cela baigné de soleil levant et dansl’aurore d’un retour !

« Maxime est fou ! pensa M. LeTellier. Cette aventure a terminé l’œuvre de folie que l’histoirede la petite Jeantaz avait commencée… Maxime estfou ! »

Sans faire une enjambée de plus, pour ne pasle contrarier ; il lui adressa des parolescalmantes :

– C’est entendu, je ne bougerai pas. Maisalors, viens, viens ! Nous t’attendrons. Il ne faut pas resterlà…

Le jeune homme fit un signe désespéré. Degrosses larmes coulaient sur ses joues émaciées.

– Papa ! Je ne peux pas venir !Je ne peux pas…

– Voyons, voyons, mon cher petit,remets-toi… As-tu vu ta sœur, là… où tu étais ?… EtSuzanne ?… Et Henri ?… Fabienne ?… As-tu vuRobert ?

– Je n’ai vu que Robert. Etencore !

Là-dessus, il se fit dans le château quelqueagitation. Tous ceux que Mme Arquedouve avaitprévenus sortaient au-devant de Maxime, à peine vêtus, la mine enfête : sa grand-mère, sa mère, son oncle et sa tante, lesvieux serviteurs…

Et lui, convulsif, impérieux, désolé,hurlait :

– N’avancez pas, personne !Allez-vous en ! Rentrez ! Ils vont vous prendre aussi.Ils vous guettent. Vous n’entendez donc pas lebourdonnement ?

Halte ! Le bourdonnement ! c’estvrai ! Chacun l’entendit alors… Mais qu’est-ce qui leproduisait ?… Les regards faisaient le tour du boisenvironnant, c’était la seule cachette où l’on pût soupçonnerl’embuscade du sarvant.

– Mais on ne voit rien ! ditM. Le Tellier. Sont-ils dans le bois, Maxime ?

– Vous ne pouvez pas comprendre ;mais obéissez-moi. Nous n’avons pas de temps à perdre encommentaires… Obéissez, n’approchez pas… On ne peut rien voir, maisils me tiennent quand même. Je suis là comme un appât… une amorcepour attirer les gens… parce que, depuis quelque temps, ils nepeuvent plus en capturer… Vous comprenez ? Alors, n’avancezpas. Si vous m’aimez, faites qu’ils me remportent seul !

Un cri sourd accueillit cette prière, etMme Le Tellier regagna follement lechâteau. Plusieurs servantes, fort émotionnées, la suivirent. Ondistingua leurs colloques effarés et les exclamations de lamalheureuse maman qui fuyait. « Ils vont le remporter !Ils vont le remporter ! Oh ! ils vont le remporter !Oh ! Oh !… »

M. Monbardeau raisonna :

– Écoute, Jean : pour moi, ton filsexagère. Réfléchis ! On ne voit rien, que diable ! et iln’y a pas de nuages !… Maxime doit être pris dans un fluideélectromagnétique, dont la production cause le bourdonnement, unfluide gouverné du haut de la tache. Rappelle-toi, c’est unehypothèse de ton cru : l’aimant animal. Seulement, suis-moibien : les sarvants n’ont jamais enlevé plus de troispersonnes à la fois. J’en suis sûr qu’en nous mettant à cinq, avecensemble… en nous précipitant sur Maxime, toi, moi, le jardinier,ton chauffeur et le cocher… Oui ? Ça va, Jean ? Ça va,Célestin ? Clément ? Gauthier ?… Attention,alors ; je vais compter trois. À trois, nouschargeons sur M. Maxime, et nous le portons au château. Un…Deux… trois !

Le docteur avait pensé juste : le sarvantn’était pas en mesure de prendre d’un coup cinq personnes. L’équipede sauvetage parvenait à moitié chemin du prisonnier sans prison,lorsqu’une force énigmatique, soulevant Maxime, alla le déposervingt mètres plus loin, contre la lisière du bois. Lebourdonnement, plus aigu cependant, reprit dans les ténèbres. Lescoureurs s’étaient arrêtés.

Quelle scène ! Il faudrait savoir manierle crayon du sardonique M. Jean Veber, pour dessiner cechâteau derrière cette pelouse : aux fenêtres, des facesrévolutionnées de bonnes sans bonnet, en camisole de nuit, devantle perron, quelques domestiques mâles autour deMme Monbardeau raidie d’effroi sous le peignoir,Mme Arquedouve avec des yeux d’aveugle élargis parle désir de voir, sur la pelouse, le bloc des cinq hommes serrantl’un contre l’autre le pyjama du docteur, le tablier du jardinier,la robe de chambre de l’astronome, le gilet rayé du cocher, lacotte bleue du mécanicien, et faisant la grimace des calamités,puis, seul, en face de tous ces regards, le lamentable objet detant d’émotions, affalé dans l’herbe et pleurant comme un Jésustombé pour la troisième fois. Cela dans une atmosphèrecontradictoirement légendaire et quotidienne, donc burlesque.

– Mais que faire ? que fairedonc ? chevrotait M. Le Tellier. Dis, Maxime, qu’est-cequ’il faut faire ?

– Hélas ! hélas ! Qu’ilsprennent l’un de vous, et ils me remporteront ! Qu’ils neprennent personne, et ils me remporteront également !… Tâchonsde faire durer… C’est si terrible là-haut ! Il y a dessupplices !…

Mais, tout à coup, M. Le Tellier jetacette alarme :

– Qui va là ?… J’ai vu quelqu’unglisser sous bois… Qui va là ?… Une ombre, vous dis-je, quise… Ah !

Un éclair fulgura parmi les branches, unedétonation retentit dans le bois, tout près de Maxime, de la fuméeblanchâtre apparut. Le jeune homme s’abattit lourdement…

Sa mère un fusil au poing, sortit de la fumée.Une femme de neige eût été moins blafarde. Ellevociférait :

– Comme ça, ils ne le feront plussouffrir ! Il ne souffrira plus ! J’aime mieuxça !

– Malheureuse ! ne sors pas !vociférait aussi M. Le Tellier. Cache-toi ! Maiscache-toi donc !

La démente recula dans les broussailles,jusqu’à disparaître.

À ce moment précis, le corps de Maxime futpris d’un grand soubresaut et retomba. La stupeur des assistants seprolongeait. Pareil au regard du serpent, fascinateur, lebourdonnement du sarvant exerçait une influence magnétique surleurs oreilles.

Puis cette sonorité obscure et grave semblatout à coup s’affaiblir, s’éloigner au fond des poitrines, et l’onentendit plus que la nature et le matin.

M. Le Tellier interpellaMme Arquedouve. Il était si bouleversé quel’aveugle ne savait pas qui venait de parler.

– Ma mère, je vous demande si vous croyezqu’ils sont partis… ou du moins si… la force n’est plus là… si lefluide est remonté… si l’aimantation a cessé d’agir…

– Il n’y a plus rien, à maconnaissance.

– Comment ! dit M. Monbardeau.Ils auraient abandonné Maxime ?… Oh ! alors, c’est qu’ilest mort ! Vite, allons voir !… C’est qu’il estmort ! Ils n’ont que faire d’un cadavre, cesvivisecteurs ! Voilà pourquoi ils l’ont laissé !

Tous ensemble, ils marchaient vers la formeétendue.

– Ah ! saperlotte, saperlotte !fit tout bas le médecin. En pleine tête ! En pleinrocher ! Ah ! saperlotte ! Non !s’exclama-t-il. Pas mort ! Il respire !… Vivant !mais il a l’air d’un mort. Ah ! les canailles ! Ils n’ontpas vu ça de là-haut, avec leurs télescopes ! Ça ne m’étonnepas, d’ailleurs, à cinquante kilomètres !

– Vivant ? Mme LeTellier sortait du bois. Vivant ? Maxime ?… Il nousreste, et je ne l’ai pas tué ?…

Elle riait aux éclats, la chère bienheureusedame ; elle embrassait le visage inanimé de son garçon. Et sachevelure dénouée, mi-partie rousse et blanche, s’épandaitbizarrement.

Or déjà, sans distinction de sexe, les vieuxserviteurs et les jeunes domestiques buvaient l’alcool qui suit lespasses émouvantes.

Et ce fut ce jour-là, onzième du mois d’août,que le vent du sud-est commença de souffler.

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