Le Péril Bleu

Chapitre 14L’ÉPAVE DE L’AIR

– Messieurs !… citoyens !… mesamis !… je vous supplie d’attendre ! s’écria M. LeTellier.

Il se jeta au-devant des ouvriersmétallurgistes qui, d’une poussée, avaient rompu le cercle. Lecompagnon Virachol, dit Gargantua, le ferronnier de France quidéplace le plus gros volume d’air, s’avançait à leur tête en jouantde son levier comme d’une canne de tambour-major.

– Assez de boniments, monastrologue ! dit-il. Moi, s’pas, j’comprends qu’unechose : c’est qu’il y a des frangins à délivrer. On les entendqui grattent… Allons-y, mes poteaux ! Rentrez-ydedans !

– Arrêtez ! au nom de votre vie,arrêtez ! ou je vous fais expulser sur-le-champ ! Etécoutez-moi. Si je vous ai gardés près de nous, au lieu de vousfaire reconduire à votre chantier par la troupe, c’est que jeconsidère vos aptitudes spéciales comme pouvant nous être trèsutiles. Mais j’exige de vous une discipline rigoureuse. À lapremière incartade, bonsoir ! J’entends que vous vous laissiezguider dans votre travail par les savants et les officiers quim’entourent, et je leur demande vis-à-vis de moi la mêmesoumission. Pour la minute, écoutez-moi. Approchez-vous, les gardeset les pompiers ! – et ne vous préoccupez pas de cesgrincements, nom de nom !…

L’astronome accéléra son débit :

– Messieurs, vous devez maintenantm’approuver d’avoir pris connaissance du journal de M. Collinavant de toucher à ce corps invisible. Grâce à mon regrettésecrétaire, qui a si bien déduit du connu l’inconnu, voilà que noussavons à quel engin nous avons affaire. Il ne s’agit pas d’unemachine venue des astres, comme le bruit en court, mais d’unappareil tombé d’une terre invisible, supérieure à la nôtre et quifait partie de notre planète ; ce n’est pas un uranoscaphe niun éthéroscaphe, c’est tout bonnement unaéroscaphe. C’est un sous-aérien, qui voguait parmi l’aircomme nos sous-marins naviguent au sein de l’eau ; et ceciaccentue encore la ressemblance si souvent remarquée entre lesnavigations aérienne et sous-marine, de même qu’entre l’air, typepopulaire des gaz, et l’eau, type populaire des liquides.

Ce bateau invisible a été frété par un peupleinconnu, invisible, sus-aérien. Sans aucun doute, il est monté pard’invisibles matelots. On peut affirmer, de plus, qu’il fut armépour la prospection des bas-fonds sous-aériens (autrementdit : notre sol) et dans le but de faire ce qui est pour nosvoisins d’en dessus « de l’océanographie ». Si vouscomparez cela aux études de SAS le prince de Monaco, vous direzavec moi que cette embarcation, dont la forme rappelle nossubmersibles plus encore que nos dirigeables, est unePrincesse-Alice invisible et submersible, un yachtplongeur, destiné à la pêche au fond de la mer, unePrincesse-Alice et un Nautilus tout ensemble.Nous ne possédons rien d’analogue…

– Pardon, monsieur ! réfuta vivementun capitaine de frégate qui écoutait de toutes ses oreilles. Ilexiste un sous-marin pour la pêche aux éponges. C’est un prêtre quil’a inventé. Cela fonctionne dans la perfection.

– Les sarvants ne sont donc pas desnovateurs aussi originaux que je le croyais, reprit M. LeTellier. Cependant, ils ont oublié d’être bêtes, car, étant donnél’évidente légèreté spécifique de leur substance constitutive, ilsavaient à surmonter de singulières difficultés pour descendre aufond de l’atmosphère, à cinquante kilomètres au-dessous du niveaude leur mer. Supposez des hommes naturels voulant plonger au fondd’un océan d’eau de cinquante mille mètres ! Les sarvants onteu autant de peine à descendre jusqu’à nous que nous en aurions àmonter jusqu’à eux… La matière de leur vaisseau doit être à cellede leur individu comme le plomb est à notre chair…

« Les malheureux, d’ailleurs, ont payéleur audace d’une catastrophe. Ce sont des martyrs de la scienceque nous avons là près de nous. Car – messieurs, écoutez-moi, ceciest de la plus haute importance pour le succès des travaux que nousallons entreprendre – M. Robert Collin l’avait admirablementsoupçonné : nous assistons à l’épilogue d’un drame pareil àceux du Lutin, du Farfadet et duPluviose, que nous nous rappelons tous et qui endeuillentla marine française.

« Au cours d’une plongée effectuée le 12août par cet aéroscaphe par ce sous-marin de l’air – undétraquement se produisit dans son organisme, à un instant où il setrouvait encore dans les régions les plus élevées de l’atmosphèreocéane. À partir de ce jour-là, il s’est enfoncé lentement, et,lentement poussé par le vent du sud-est qui souffla jusqu’àmercredi, l’épave de l’Air est enfin venue s’échouer à Paris, aubout de trois semaines d’un engloutissement ininterrompu. C’estdonc un naufrage, et qui serait terrifiant, si lesnaufragés n’étaient pas les ennemis féroces de l’humanité.Vous entendez, monsieur Virachol ?

« Tout porte à croire que plusieurs desmatelots mystérieux vivent encore. Ces grincements font foi de leuractivité. De même que l’équipage du Lutin ou duFarfadet vécut de longues heures au fond de l’eau dans saprovision d’air, de même l’équipage de l’aéroscaphe survit au fondde l’air dans sa provision de vide, celle-ci plus inépuisable sansdoute que celle-là, puisque nulle respiration ne saurait ladépenser et que, selon moi, les Invisibles doivent être exempts depoumons comme ils sont privés de cœur.

« Oui, me fondant sur les révélations dujournal de M. Collin, j’affirme que c’est un naufrage. Pointcapital, messieurs. Car ainsi, nous n’avons pas à redouter quecette descente de l’aéroscaphe soit une ruse ourdie contre nous. Ilen résulte que nous sommes les maîtres de l’heure. Nous pouvonsagir, mais avec la plus extrême prudence.

« Il y a là-dedans des êtres du vide quine sont pas morts. Donc là-dedans, il y a encore du vide ;l’air – dont l’infiltration a provoqué la descente – n’a pas toutenvahi, loin de là. Cela nous donnera du mal. Sans compter quecette substance si dure… Enfin, pour faciliter notre tâche et notreintelligence de la question, supposons, n’est-ce pas, que nousallons manier une chose coulée à fond dans la mer. (Car on peutappliquer aux corps plongés dans l’air tout ce qu’on dit des corpsplongés dans l’eau, et ici notamment toutes proportions se trouventgardées.) Méfiez-vous aussi des tours que pourrait vous jouerl’invisibilité. Somme toute, sous ce rapport, ce qui se passe estl’opposé de ce que raconte le cahier rouge : au lieu d’être laréunion de quelques personnes exceptionnellement visibles dans unmonde invisible, c’est un objet exceptionnellement invisible dansun monde visible.

« Monsieur Virachol, de lapatience ! et de la prudence ! Ne risquons pas notrebelle vie pour extraire de là deux ou trois brutes quisuccomberont dès qu’elles seront à l’air. C’est cela que vousne comprendrez jamais ! Comme des poissons, monsieurVirachol ! Comme des poissons ! Y êtes-vous ?…

« Et maintenant, qu’on veuille biensuivre mes instructions.

 

Ici commence vraiment l’inénarrable découvertede l’aéroscaphe.

Sous la direction de M. Le Tellier, à quile duc d’Agnès servait de secrétaire, chacun s’ingénia de son mieuxà se procurer de la chose un spectacle tactile. M. d’Agnèsnotait scrupuleusement les trouvailles de M. Le Tellier. Onapporta des échelles qui furent dressées contre l’invisible. Ellesavaient l’air d’échelles magiques, penchées en équilibre instable.Ceux qui les employèrent semblaient de merveilleux acrobates sejouant de la pesanteur au point de l’annuler. Parvenus à cinqmètres du sol, ils prenaient pied à même le néant, puis, avec milleprécautions, ils s’avançaient au milieu de l’air, comme des dieuxnovices. Quelques-uns marchaient ; on voyait leurs semellespar-dessous. La plupart abordaient à quatre pattes et continuaientainsi. Tous admiraient la difficulté de se tenir debout sur cetteplate-forme cependant unie et résistante, uniquement parce qu’elleétait invisible.

On mesura strictement le sous-aérien. Il avait5 mètres 8 centimètres de haut sur 40 mètres 10 centimètres delong. Le contact ne révélait qu’une surface glacée aux deux sens dumot (les uns parlaient de marbre, les autres citaient l’acier ou leverre), sans joints, sans rivets ni boulons, comme si cette coqueeût été ciselée d’une seule pièce dans un pain colossal de matièreinvisible. La formidable collision du carrefour Louis-le-Grand nel’avait pas seulement cabossée. Sur les côtés, on reconnut deuxfiles de rond creux, simulant deux rangées d’assiettes à soupe.M. Monbardeau soutint que c’étaient des hublots, et il affolatout le monde avec l’idée de visages possibles installés à cesœils-de-bœuf, grimaçant, regardant l’assemblée d’une manièreeffroyable, et grinçant des dents de cette façon exaspérante quin’en finissait pas.

M. Le Tellier lui dit que, justement, ilétait nécessaire que les sarvants grinçassent contre le bordagepour pouvoir se faire entendre, vu qu’ils étaient dans le vide. Aumême instant, on relevait sur le plateau horizontal del’aéroscaphe, suivant la ligne médiane, cinq disques successifs àpeine saillants. Celui du milieu comptait 4 mètres de diamètre, lesautres 50 centimètres seulement. Chacun voulut les palper. On futd’accord : ce devaient être des couvercles, des panneauxobturant des écoutilles.

Cependant un groupe animé se tenait àl’arrière et garnissait plusieurs échelles doubles, serrées lesunes contre les autres. L’hélice invisible en était la cause. Sonaxe la tenait à 2,50 mètres de terre. On la faisait tourner à lamain facilement, sans aucun bruit, ce qui prouvait que lesrouages de la machinerie fonctionnaient encore dans le vide.

Cette hélice faisait l’étonnement du ducd’Agnès. Courte et large, savamment volutée, multiple, mobile,gauchissable, pareille à quelque tronçon de tire-bouchon hirsute etdéchiqueté, c’était en somme une vis d’Archimède supérieurementperfectionnée. Inutile de chercher ailleurs la sirène involontairequi bourdonnait son chant doux et sombre dans les nuitsd’épouvante, le ventilateur dont le vent s’ajoutait à celui dupassage de l’aéroscaphe pour remuer les arbres et pour fairetourner sur elle-même la girouette de Mirastel, quand lesous-aérien décrivait tout autour ses spirales d’approche.

Les hommes de science venaient, un par un,tripoter l’incomparable propulseur ; si bien que l’un d’eux –M. Martin Dubois, de l’Institut – se sentit rudement calottépar l’une des pales, tandis qu’un de ses collègues faisait marcherl’hélice. En présence de cet accident, M. Le Tellier résolutd’atténuer dans la mesure du possible les inconvénients del’invisibilité, en opérant la délimitation de l’aéroscaphe.Provisoirement, il le fit cercler de cordes, celles-ci même quiavaient servi à l’apporter. On eut alors sous les yeux une carcasseextraordinaire qui ressemblait mal au squelette d’une baleineimitée avec de la ficelle – un squelette où il n’y avait que descôtes – une cage thoracique de chanvre, en forme de cigare équarripar le milieu. Autour de l’hélice, on planta des perches.

Puis, à la grande satisfaction de Gargantua,on attaqua les couvercles. Il faisait chaud ; les ouvriers semirent le torse nu.

– Pas trop tôt ! grommelaitVirachol. Il a dit que c’était kif-kif le Lutin. Alors,moi, j’avais un aminche quartier-maître.

Et il ne pouvait se représenter que, sil’aéroscaphe avait contenu des « aminches », il lesaurait vus, à travers cette enveloppe ultra-diaphane, aussinettement qu’il voyait s’épanouir devant lui son gros ventrepantagruélique, déjà tout ruisselant d’une sueur anticipée.

Les couvercles résistaient aux pinces. Lespics sonnèrent et s’émoussèrent sur la substance qui avait aplatila balle de Robert Collin et subi sans fléchir deux torrentsinverses d’automobiles. Une émotion bizarre étreignait lesspectateurs : dans quelques minutes, ils allaient savoir cequ’étaient les sarvants ! La dernière énigme allait serésoudre ; le dernier voile de l’Iris monstrueuse était sur lepoint de tomber.

Mais les écoutilles refusaient de s’ouvrir, etl’incommodité de les déboucher s’accroissait encore de ce queM. Le Tellier avait défendu de s’en approcher à moins d’unmètre, par crainte du vide, au cas d’une brusque perforation.

Les travaux de l’arrière-Grand-Palaisnécessitaient l’emploi d’un treuil à vapeur ; on l’amena.Mais, accroché au couvercle de poupe, il enleva l’aéroscaphe toutentier, malgré le contrepoids de cent hommes pendus aux cordages.Le vide, sous les panneaux, les maintenait collés par l’énormepesée de l’atmosphère. En définitive, c’était là une variante deces bons vieux hémisphères de Magdebourg, à qui tout écolier gardeun souvenir attendri.

Le treuil fut remisé. M. Le Tellier montasur l’aéroscaphe pour tâter à nouveau les couverts invincibles. Unesuite nombreuse l’y rejoignit. Et c’est maintenant qu’on va savoirce qu’il advint de Virachol.

Hors de lui, révolté dans son humanitarismeingénu par les lenteurs du « sauvetage », il embaucha sescamarades pour l’exécution d’un funeste projet. Il avait reconnuque les grincements provenaient d’un endroit du sous-aérien situédans le bas et à l’avant. Il résolut d’attaquer là, directement, etde saborder le navire, afin de « donner de l’air » auxnaufragés ! Pendant que les couvercles détournaientl’attention, Virachol repéra les grincements : juste audernier « hublot » du côté de la proue. Ensuite, ilessaya de tracer sur l’aéroscaphe invisible une circonférence à lacraie, pour que l’on pût diriger toujours au même point les coupsde la perforatrice. Mai la craie ne marquait ni sur le« hublot » ni sur la carène. Alors il plia son mètre enfigure de pentagone, et le fit tenir par un compagnon, à la bonneplace, entre deux cordages.

Ils étaient huit à soutenir le grand levierpointu de Virachol-Gargantua. Un moment, ils le balancèrent encadence, et, piquant droit dans le pentagone, ils frappèrent. Lebélier rebondit… Les chocs sonnaient avec la régularité d’unpendule et le timbre d’une cloche.

Au premier heurt, l’astronome avait toutdeviné.

– Empêchez-les ! ordonna-t-il duhaut de la plate-forme.

– Vite ! C’est fou !Empêchez-les donc ! Le vide ! Le vide…

Gargantua soufflait, ahanait etgraillonnait :

– Hardi, bon Dieu ! Magne-toi, lacoterie !

Il était en avant des autres, et poussait lelevier, de toute sa lourdeur phénoménale, suant, rougeoyant,exhalant des onomatopées sauvages.

– Finissez donc ! imploraitM. Le Tellier se hâtant de descendre. Vous allez vousfaire…

Mais il était trop tard.

On entendit un coup de sifflet prodigieux,bref, acéré, assourdissant ; il fut suivi d’une sonorité mate,flasque et d’un cri perçant. Virachol avait lâché sa pince etfaisait des gestes nouveaux. On jugea sans hésitation qu’il étaitappliqué contre le sous-aérien. Vainement il s’arc-boutait,vainement ses amis affolés le tiraient en arrière, le désespéré nepouvait plus s’en détacher, et il regardait avec effroi son ventreabusif où tout à coup une excroissance congestionnée s’était mise àpousser.

Un attroupement se concentra vers lui.M. Le Tellier calma les esprits :

– Ne tirez pas, c’est inutile.

– Les sarvants le tiennent ! ditquelqu’un.

– Mais non, répliqua vertementl’astronome. C’est le vide, et pas autre chose.

Les ouvriers expliquaientl’aventure :

– Subito, la pince nous a échappé. Onaurait dit qu’elle avait de la volonté pour ficher le camp… Il y aeu le sifflet, et Gargantua s’est plaqué dans l’air comme s’ilavait voulu suivre la pince !

En effet, chacun pouvait contempler la grossebarre de fer à l’intérieur du bateau. Elle semblait êtreperpétuellement sur le point de tomber, soutenue qu’elle était parl’invisible force opposée. Aussitôt qu’elle eût percé le flanc del’aéroscaphe, le vide l’avait absorbée avec avidité, ou, si l’onaime mieux, l’air rentrant l’avait entraînée, puis il avait aspiréGargantua qui, à cette heure, aveuglait de son propre abdomen lavoie d’air ainsi pratiquée. Sa chair élastique se trouvaitsucée par la ventouse formidable ; l’appendice apoplectiques’allongeait, se gonflait et saignait. On pouvait craindre,semblait-il, que l’homme tout entier finît par s’introduire dans cepetit trou… Virachol éperdu tira son couteau ; il préférait secouper un morceau de panse plutôt que d’adhérer une minute de plusau suçoir du gigantesque poulpe artificiel…

M. Le Tellier l’en empêcha :

– Il faut simplement faire entrer del’air dans cette chambre vide.

Déjà un autre bélier battait la carène sonore.Les gaillards qui le manœuvraient s’étaient passé des câbles autourde la ceinture, et des pompiers, au nombre de cinquante, lesretenaient.

Le second bélier partit comme le précédent,mais aucun homme ne fut ventousé, en dépit du courant d’air quisiffla plus bruyamment qu’un steamer en détresse.

Virachol put se dégager. On l’emporta sansconnaissance. Les grincements avaient cessé.

– Morts ! chuchota M. LeTellier à l’oreille du duc d’Agnès. Les matelots invisibles sontmorts noyés dans l’air.

– Alors, il n’y a plus de vide dans lesous-aérien ?

– Oh ! oh ! que si. Nousn’avons fait entrer que dans un seul compartiment : le coup desifflet n’a pas assez duré pour qu’on puisse supposer le contraire.Pardieu ! après tout, je vais défoncer les couvercles purementet simplement. Le vide nous y aidera. Tant pis pour les dégâts.J’aurais préféré les ouvrir…

Autour du couvercle de poupe, six ferronniersathlétiques levèrent ensemble six merlins à long manche de vingtkilos chacun, et, jacquemarts visibles d’une cloche invisible,commencèrent à frapper l’air retentissant.

Pendant qu’ils martelaient, le duc d’Agnèsprit à l’écart M. Le Tellier :

– Je vais vous paraître stupide… Mais,l’invisibilité ?… Je ne comprends pas encore… Et beaucoup degens sont logés à la même enseigne, qui n’osent pas l’avouer…Robert Collin avait l’air de trouver tout naturel qu’il existât desmondes invisibles, des êtres invisibles…

M. Le Tellier répondit :

– De toute Antiquité, les hommes ontadmis qu’il pût y avoir des corps invisibles. Les dieux dupaganisme se cachaient aux yeux des mortels ; on leur prêtaitcette faculté olympienne de l’aorasie, qui n’est autre quel’invisibilité. Une légende millénaire, reprise par La Fontainedans Le Roi Candaule, nous apprend l’histoire de Gygès, leberger devenu roi grâce à l’anneau qui le rendait invisible. J’aisouvenir aussi de certain turban des Mille et Une Nuits,qu’il suffisait de coiffer pour disparaître…

– Mythologie ! Fable !Littérature !

– Certes. – Mais ne sommes-nous pasentourés de choses invisibles ? Réelles maisinvisibles ? L’énergie, le son, l’odeur, l’air qui nousbaigne, le vent, que vous savez si bien être invisible que vousemployez sur votre aéroplane un dispositif agencé pour le rendrevisible ?… Vous reconnaissez que voilà des chosesinvisibles ! Eh bien, cela suffit à dépouiller de toutedéraison la conjecture de mondes invisibles qui ne seraient formésque de ces choses-là…

– Oui donc : des choses, mais desêtres ?

– Oh ! des êtres !Voyons : qu’est-ce qu’un être ? Allons aussi loin quepossible : qu’est-ce qu’un homme ? Une âme et un corps.Parfait. Mais l’âme, elle, est toujours invisible ; vousn’avez jamais vu d’âme se promener toute seule, n’est-ce pas ?Bien. Pour le corps, abstraction faite de l’âme – mon Dieu, lecorps n’est qu’une certaine quantité de manière [sic] ni plus nimoins estimable qu’une certaine quantité d’atmosphère ; et,partant, je ne vois pas pourquoi l’on refuserait à l’une n’importequelle propriété que l’on accorde à l’autre, fût-ce la propriétéd’être optiquement imperceptible… Car…

« Car, ne l’oublions pas, l’invisibilité,ce n’est que cela ; c’est la qualité de ce qui n’impressionnepas notre rétine. Pour un corps, il n’est donc pas plusextraordinaire d’être invisible que d’être inodore ou insipide,quand nous admettons sans difficulté qu’il ne sent rien ou qu’illaisse le goût indifférent. Estimez-vous prodigieux de n’entendrepoint glisser les nuages ? Alors, pourquoi êtes-vous surprisde ne voir point passer les sarvants ? Pourquoi, vous quiadmettez des choses impalpables, reconnaissez-vous à contrecœur etavec stupéfaction l’existence de choses invisibles ?

« Notre émerveillement en présence duPéril bleu provient de ce que ces corps invisibles nouvellementrévélés sont solides, et que l’invisibilité et la soliditésont deux qualités de la matière qui ne se trouvent pas réuniesdans les conditions habituelles où s’exercent notre vue et notretoucher. Cependant ! Cependant, même avant notrepremier contact avec le monde invisible, nous avons assisté déjà àla rencontre de ces deux qualités dans un même objet. Un corpssolide, animé d’un mouvement rapide, ne se voit plus ;exemples : un projectile dans sa trajectoire, une hélice quitourne à l’abri du soleil. Et, autre exemple fort différent desolide invisible : un vase de cristal incolore plongé dans uneeau pure qui a le même indice de réfraction. Incolore,ai-je dit. Mais une chose incolore est déjà invisible, et vous avezsans doute admiré des panneaux de glace si incolores, siaériens sous le rapport visuel, que les fenêtres qu’ilsclosent semblent toujours grandes ouvertes.

« Or, remarquez, je vous prie, que, detoutes ces substances dont nous parlons, quelques-unes au moinssont aussi importantes dans l’univers que l’argile périssable denotre corps.

– N’importe ! repartit le ducd’Agnès, instinctivement, on est tenté de nier la réalité de ce quiest invisible.

– Eh oui, parce que la vue est celui denos sens qui a le plus vaste domaine, c’est le sens que nous disonsprincipal, et voilà pourquoi vous contestez l’existence des chosesqu’il n’apprécie en aucune façon. Mais imaginez un être qui neserait doué que d’un sens unique, l’odorat par exemple (un tel êtren’est pas absurde ; il doit se trouver dans la multitude descréatures), et songez alors à l’infinité de choses dont il nieraitl’existence ! Toutes les choses inodores ! Cet aveugledémentirait la réalité de toutes les choses visibles qui n’auraientpas de parfum !…

« Nous lui ressemblons. Vis-à-vis del’aéroscaphe, des sarvants et du monde sous-aérien, nous sommesainsi que des aveugles. Depuis le commencement de la vie, nousavons joué avec les sarvants un jeu de colin-maillard terrifiant,et c’est nous qui avions le bandeau sur les yeux ! (Ce ne sontpas, d’ailleurs, les seuls ennemis invisibles que nous ayons depuissi longtemps. Pensez à l’acide carbonique, le traître, à l’oxyde decarbone, l’empoisonneur son complice, et tant d’autres !) Noussommes des aveugles en face des sarvants, vous dis-je ? voilàtout ; c’est une question de mots. Nous ne les avons encoreperçus que par l’oreille et le tact. PourMme Arquedouve, qui, elle, ne peut rien voir, ilssont exactement comme les autres êtres, puisqu’ils manquent d’unequalité qu’elle est incapable de percevoir. Toucherait-elle cetaéroscaphe, l’impression qu’elle en retirerait serait la même ques’il s’agissait d’une embarcation visible, à moins que son toucher,perfectionné par l’expérience, ne l’avertisse que cet objet possèdeun caractère spécial qui, pour les voyants, se traduit eninvisibilité. Celle-ci ne saurait exister pour les aveugles. Unaveugle-né, même, ne pourrait comprendre ce que c’est, à ce pointde vue, il ne ferait aucune différence entre le métal del’aéroscaphe et notre chair. Étonnez-vous donc, monsieur,étonnez-vous encore d’une exception qui, fatalement, paraît àcertains hommes la règle générale et que la raison leur imposecomme telle, de toute sa toute-puissance !

« Voulez-vous rompre le sortilège del’invisible ? Qu’à cela ne tienne : fermez lesyeux !

– Rhétorique, monsieur !Rhétorique ! De plus, reconnaissez que les objets que vous mecitez comme étant invisibles ne le sont que passagèrement,occasionnellement. Le projectile ne devient tel que s’il estlancé ; l’hélice si elle tourne, et le vase s’il plonge dansl’eau. Quant aux choses invisibles d’une façon permanente,ce sont des gaz, impalpables et fort loin de…

– Qui vous a dit qu’il ne pourraitexister de gaz palpables ?

– Ce ne serait plus des gaz, pardéfinition. L’air ne devient palpable que liquéfié, sous de hautespressions, quand il se métamorphose de gaz en liquide…

– Bravo, jeune homme ! Mais,dites-moi : ce liquide lui-même, ce « gazhonoraire », peut devenir glaçon ; et pourquoi ce gaz –devenu de la sorte un solide – perdrait-il forcément sa vertud’invisibilité ? Il ne faudrait qu’une exception bien peuexceptionnelle !Simple question d’indice de réfraction.Le sable, monsieur, le sable qui est une manière de liquide solide,le sable opaque ne devient-il pastransparent lorsqu’on le transmue en cristal ? Alors,s’il vous plaît, pourquoi le gaz invisible neresterait-il pas invisible en adoptant une autreconsistance ? Dans le cas présent, rester n’est-ilpas beaucoup moins ardu que devenir ?

– Soit. Et les mondes invisibles auxquelsRobert Collin faisait allusion ?…

– Vous vous rappelez que les planètes –dont la Terre ne décrivent pas autour du Soleil un orbe dont leSoleil serait le centre, mais une ellipse, dont le Soleil occupeseulement l’un des deux foyers. Qu’y a-t-il à l’autre foyer ?à ce deuxième centre, si je puis dire, où l’on ne voit rien, maisoù il faut qu’il y ait quelque chose d’assez puissant pourcontrebalancer l’action du Soleil et faire qu’au lieu de rondl’orbe des planètes se trouve elliptique ?… Des esprits devaleur soutiennent qu’aux seconds foyers des ellipses planétaires,d’autres Soleils, invisibles aux prunelles des hommes,s’épanouissent. Lisez là-dessus la plaquette de JeanSaryer[8] :

Le Soleil et l’autre Soleil invisible,foyers réels de l’ellipse, sièges de deux forces égales accoupléesdans l’immensité… entraîneraient la Terre avec une influenceconstante de direction… L’autre astre rayonnerait peut-être de lalumière froide et éclairerait des êtres invisibles àl’homme.

« Un monde de la même contexture quecelui de là-haut qui nous enveloppe ! Des êtres pareils auxsarvants ! Le regard n’a pas de prise sur eux ; ils sontdoués d’une transparence absolue ; la lumière les traverseintégralement.

– Nous nous sommes fiés bêtement autémoignage de notre vue, fit le duc d’Agnès. D’abord, nous avonspris les victimes pour les ravisseurs (souvenez-vous des hommesvolants) et ensuite les prisonniers pour la prison (rappelez-vousla tache carrée) !

– Et l’inexplicable poisson voltigeurqui, en vérité, sautillait sur le fond du cylindreinvisible !

– Ah ! ils sont…

M. d’Agnès s’interrompit de bavarder pourse boucher les oreilles. Un sifflement qui vous lardait le crâne,accompagné d’un coup de vent subit, venait de remplacer lebattement des marteaux. Sous leurs chocs répétés et sous le poidsde l’Air, le couvercle invisible avait enfin cédé. Il s’étaitenfoncé avec une brutalité surprenante. On avait entendu le brisdes choses qu’il démolissait en traversant de haut en bas lesous-aérien ; et, comme un trou se forma soudain dans le sol,on connut qu’il avait transpercé jusqu’au fond de cale, agissant àl’instar d’un boulet de canon pneumatique.

Pour combattre l’aspiration, les sixjaquemarts s’étaient jetés à plat ventre et formaient une étoilehumaine rayonnant autour de l’orifice. L’un d’eux, qui avait latête tout au bord et qui s’y cramponnait, se releva promptement etcria :

– Il y a quelque chose qui m’a frôlé ensortant avec violence, aussitôt après le sifflement ! Ça m’apassé devant…

Mais à peine avait-il exprimé sa surprisequ’on entendit dans les hauteurs un bruit de carreaux cassés… Dansl’attente d’une dégringolade invisible, tous arrondirent le dos…Après une seconde, il tomba sur l’assistance une pluie d’éclats devitres. Ce fut tout. Le toit du Grand-Palais venait de crever, onne savait ni pourquoi ni comment.

– Eh ! c’est le corps d’un desmatelots ! expliqua M. Le Tellier. Légers comme ilsdoivent être ! Dès que l’air fut rentré, l’équilibre étantrétabli, ce corps est remonté à la surface de l’Air, commeun bouchon de liège, comme un de nos corps remonterait du fond dela mer, avec une force incalculable… En voilà un de perdu. Tâchonsde sauvegarder les autres, ceux qui grinçaient à l’avant…

Et il songeait : « Ce ne sont pasdes hommes, c’est impossible. Si légers ! sans cœur !sans poumons ! Ce ne peut pas être des hommes, même adaptés,que diable ! Le transformisme a des bornes… Alors, qu’est-cedonc ? »

Son imagination forgerait des créaturesépouvantables et fabuleuses. L’idée de Marie-Thérèse ne pouvait ques’y mêler en d’infernales évocations ; et l’astronome sesentait de plus en plus tremblant, à mesure qu’on approchait de laconnaissance finale.

Par la brèche invisible, un aspirant de marinese glissa : M. Rigaud. Il descendit dans l’aéroscaphe enprenant toutes sortes de précautions. Il indiquait à voix haute lesformes de ce qu’il rencontrait. Il allait et venait au milieu del’air, d’une façon miraculeuse. On entendait ses pas circonspects,le toc-toc de ses doigts percutant les cloisons. Sa voix, peu àpeu, s’étouffait. Il remontait et redescendait, contournait desinfléchissements, semblait ouvrir des portes et des trappes,rampait le long de boyaux invisibles et suivait d’étroits corridorsen se mettant de guingois. On ne l’entendit plus ni parler, nimarcher, ni cogner. Il poursuivait l’exploration du labyrinthefantastique, et, subitement, pâlit et se livra aux gestes de lapeur. Il s’était égaré. On l’apercevait à quelques mètresde soi, on croyait pouvoir l’atteindre d’un saut, et pourtant ilétait captif d’une geôle inextricable… Des pompiers, se tenant parla main, firent une chaîne à travers le dédale, jusqu’àM. Rigaud. Il sortit de là pour n’y plus rentrer, sinon,disait-il, avec une cordelette déroulée en fil d’Ariane.

C’est, du reste, au moyen de cet antiqueprocédé que l’on put reconnaître toute la partie étanche del’aéroscaphe, où donnait accès le premier couvercle. Puis onenfonça les autres, jusqu’au cinquième exclusivement.

Le navire était divisé en alvéoles trèsnombreuses et très petites. Point d’escaliers, mais des plansinclinés. M. Martin-Dubois, de l’Institut, découvrit descaissons qui devaient être des airballasts, et, de ce fait que laplupart étaient pleins d’air, il déduisit la cause du naufrage, àsavoir que la pompe refoulante n’avait plus fonctionné ; queles sarvants s’étaient donc trouvés dans l’impossibilité de refairele vide dans les airballasts et, par conséquent, de regagner lasurface de la mer aérienne.

Au centre, une large cheminée tenait toute lahauteur de l’aéroscaphe. C’était l’inoubliable cylindre qu’un givremomentané avait fait apparaître à Robert et qui servait d’aériumprovisoire aux victimes des sarvants. On les faisait entrer par lebas, dont le double fond s’ouvrait à coulisse. Par le haut, quebouchait le plus grand des cinq couvercles, on les transvasait dansleur cellule définitive.

Ce fut M. Le Tellier qui, le premier,palpa la terrible pince-cisaille complétée d’un panier en réseau demailles métalliques, avec laquelle les Invisibles coupaient lesbranches, saisissaient leur proie et la déposaient dans lecylindre. Montée au bout de longs bras articulés qui sortaient aubon moment par l’ouverture inférieure de la cheminée, cettepince-cisaille-panier constituait un chef-d’œuvre de mécanique,autant du moins qu’on en pouvait juger à l’aveuglette, avec desmains néophytes et méfiantes.

Le plancher à coulisse élucidait le miracle ducoq d’Angleterre. Tandis que la trappe s’ouvrait pour que lacisaille pût aller cueillir le coq du clocher, un véritable coq,déjà soustrait, s’était mis en émoi, et l’ouverture avait permis àla vieille dame de l’entendre jeter ses cris d’affolement. C’estaussi par là que le nabot de Ruffieux s’était laissé choir, ausommet du Colombier, à l’instant précis où le plancher glissaitpour le passage du malheureux reporter-photographe. Une causerestée inconnue avait empêché les sarvants de ressaisir leurprise : sans doute l’arrivée impromptue de quelque gibierremarquable.

Cependant, il restait à pénétrer dans lapartie antérieure de l’aéroscaphe, où les grincements s’étaientmanifestés. Si grand que fût l’intérêt de la machinerie, qu’onvenait de découvrir, on abandonna toute autre attraction lorsqueM. Le Tellier annonça qu’il était temps de réduire le dernierfort où le mystère se retranchait.

L’astronome avait défendu d’enfoncer lecouvercle de cette portion, dans la crainte que les corps desmatelots invisibles ne s’en retournassent au ciel comme le premier.Nulle part on n’avait tâté d’objets ressemblant à descadavres ; il était hors de doute que les marins s’étaientréfugiés à l’avant, tous, dans le meilleur asile du sous-aérien,laissant à l’arrière un de leurs camarades. Dévouement ?Punition ? Accident ? Hasard ? On ne le sauraitpas.

Des tarières, à l’extrémité de flexibles,percèrent des trous d’aération dans les étanches de proue. Il yavait encore du vide dans les compartiments du haut. Les autres setrouvèrent accessibles par le moyen de portes en métal souple quis’enroulaient à l’imitation de nos stores, comme les fermetures denos boutiques.

Une série de petits réduits très bas…M. Le Tellier et M. d’Agnès, courbés en deux, avançaientprudemment… Le cœur vibrant de forts battements, ils arrivèrentauprès du levier de Virachol. Le duc, se baissant, ramait dansl’air avec ses mains…

– C’est au plafond qu’il faut chercher,lui dit l’astronome. Tenez ! Ah !

Cinq corps inertes, maintenus contre leplafond par leur étonnante légèreté, furent palpés l’un aprèsl’autre et reconnus pour cinq corps humains. Comme on s’yattendait, l’énorme pression anormale les avait cruellementdéformés ; ils présentaient des boursouflures et desrugosités, dues à cette mort épouvantable qui tuméfie sihorriblement les cadavres noyés au tréfonds de la mer. Mais ce quisurprenait au-delà de toute expression, c’était que les sarvantsfussent des hommes, des hommes spéciaux, cela va de soi, etcependant des hommes ! Quoi ! ces êtres du vide, cescréatures invisibles, presque impondérables, privées de systèmecirculatoire, dénuées d’appareil respiratoire, ces collectionneurset ces bourreaux d’hommes, étaient aussi des hommes !

Sans s’attarder à de vaines réflexions,M. Le Tellier les fit charger de lourdes chaînes, afin qu’ilsne pussent s’envoler. On apporta des cercueils de zinc remplis deglace, où furent couchés les invisibles trépassés. Puis M. LeTellier les remit au Dr Monbardeau, avec ordre de les conduireboulevard Saint-Germain, dans son laboratoire, aux fins d’autopsie.Dans une heure, il le rejoindrait pour commencer le travail.

Cela dit, aux protestations de quelquesmédecins qui ne manquèrent pas de crier à l’accaparement,M. Le Tellier, à tâtons, retourna vers les machines. Et il sesouvient qu’alors il se représenta la disproportion fantastique quiexistait entre la taille (moyenne) des hommes invisibles etl’exiguïté des cabines de l’aéroscaphe, où certes le moins granddes matelots n’aurait pu se tenir debout, non plus que s’allongerde tout son long.

Les machines prenaient douze chambrettes,séparées seulement par de grêles colonnes. (On ne se doute pas desdifficultés qu’on eut à surmonter pour dénombrer toutes ces logeset pour en dresser le plan approximatif, sans y rien voir.) Il yavait là beaucoup de doctes personnages qui trébuchaient à cause duvertige, et qui, ardemment, pétrissaient devant eux des contoursimpossibles à regarder. Ils nourrissaient une vive curiosité àl’égard de la machinerie et de la force motrice employée par lesInvisibles pour actionner l’hélice, les pompes et peut-être même lecalorifère du cylindre. La plupart étaient assurés qu’on allaitdécouvrir un capteur d’électricité encore plus parfait que celui del’Épervier.

Or, il arriva qu’au bout de la machine opposéeà l’hélice, on trouva une grande quantité de boîtes régulièrementréparties sur des tablettes. Des pièces de métal mobiles lesréunissaient aux organes de transmission. Ces semblantsd’accumulateurs ou de pile furent ouverts sans effort…

Ils contenaient chacun le cadavre d’une bêtetrapue et baroque, une espèce de crapaud tout en muscles, enfermédans un tambour rotatif qu’il avait mission de mettre en mouvementet qui, tournant lui-même par l’entraînement de tous les autres,obligeait l’animal à courir dans sa roue creuse, sous peine d’yêtre durement secoué, et à contribuer ainsi au labeur général.Cette énergie, communiquée par de petites bielles à l’arbrecentral, s’allait transformer de mille façons à travers un fouillismécanique.

Ainsi, les civilisés de là-haut, ces gens dontla science paraissait accomplie, en étaient encore au moteuranimal ! Leurs crapauds-esclaves tournaient dans des tambours,comme l’écureuil fait aller sa cage ronde, et comme le cheval desbatteuses monte sa côte fuyante ! C’étaient des animauxmachinisés, des brutes-outils, rappelant la chiourme des rameurssur les trirèmes d’autrefois ; c’étaient desgalériens-grenouilles !

La légèreté de ces batraciens domestiques futestimée incomparable. Elle tendait à les enlever comme desbestioles d’hydrogène massif. La compression les avait forcémentdétériorés. On en compta jusqu’à cent trente, ce qui fit direplaisamment à M. Salomon Kahn, le physicien, que la puissancede l’aéroscaphe était de 130 crapauds-vapeur.

Et cela démontrait l’existence sus-aérienne detoute une faune du vide, invisible et d’une complexion analogue àcelle des sarvants.

M. Le Tellier se réserva quelques-uns desnouveaux asphyxiés. Mis dans la glace avec des poids, ils prirentle même chemin que feu leurs maîtres.

Pendant ce temps-là, les ingénieurs quicaressaient, toquaient, frottaient et auscultaient les machines, nepouvaient se retenir d’en admirer l’ingénieuse complexité.Toutefois, la sphère y jouait un rôle si cocasse et si prépondérantque les techniciens les plus graves se prenaient à rire, à force derencontrer sous leurs doigts tant de billes, de globes, de bouleset de pommes.

Ils riaient, et grommelaient aussi. Car lamaudite invisibilité les empêchaient de saisir bien desagencements. Plusieurs jeunes aveugles, choisis pour leurintelligence parmi les pensionnaires d’une institution, leurrendaient pourtant de précieux services avec leur tactperfectionné. Mais ce n’était qu’une demi-mesure, et M. LeTellier s’aperçut bientôt qu’il devenait indispensable de rendrevisible l’aéroscaphe et ses détails, si l’on voulait en faire uneétude efficace.

Ah ! que ne pouvait-on lebadigeonner ! Mais l’aéroscaphe était réfractaire à toutbarbouillage. Rien ne marquait sur lui, pas plus que la craie ducompagnon Virachol. Depuis la détrempe jusqu’au ripolin, toutes lescouleurs du monde furent essayées tour à tour. Autant vouloirpeindre du verre à l’aquarelle.

Une telle déconvenue incita l’astronome àfaire prélever des morceaux du sous-aérien pour l’analyse chimique,afin que cette analyse provoquât l’invention d’une peinture capablede s’attacher à la matière invisible et, par suite, de la faireapparaître.

En attendant cette heureuse éventualité,M. Le Tellier se contenta de faire venir une équipe destaffeurs avec des sacs de plâtre. Ils entreprirent séance tenantele moulage des morceaux les plus simples, entre autres de lapince-cisaille-panier et de l’hélice. Comme cela, on aurait aumoins des moulages de l’invisible.

Le jour baissait.

– Venez, dit l’astronome au duc d’Agnès.Maintenant nous allons disséquer les sarvants… Quand je pense à mafille, il me semble que je les aurais volontiers charcutés toutvivants !… Venez, monsieur. Nous emmenons cet aveugle que vousvoyez là-bas ; il s’appelle Louis Courtois et sait l’anatomie.Le directeur de l’institution me l’a chaudement recommandé. Allezle chercher, je vous prie.

Quand le trio, bras dessus, bras dessous,quitta le Grand-Palais, l’hélice de plâtre sortait de son moule,hétéroclite, invraisemblable, toute blanche – reproduction fidèled’une hélice merveilleuse que n’avaient pas conçue les seuls qui,jusqu’alors, se fussent appelés les hommes.

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