Le Péril Bleu

Chapitre 9LE JOURNAL DE ROBERT COLLIN

Tel on va lire le journal de Robert Collin,tel M. Le Tellier le lut à M. Monbardeau, dansl’automobile de M. d’Agnès, au milieu du peuple deParis[6].

4juillet, 3 heures de l’après-midi.

Vingt-quatre heures écoulées depuis monenlèvement. Jusqu’ici, j’ai eu trop de choses à observer pourpouvoir écrire. Je compte faire un journal avec ce que je verrai,et le faire parvenir à qui pourra se servir de mes renseignementspour délivrer les prisonniers. Le faire parvenir !Comment ? Je ne sais… C’est donc hier à trois heures (hiermercredi 3 juillet) que je suis devenu la proie des sarvants.Volontairement. Il y avait déjà du temps que je m’exposais seul.Ils semblaient ne pas vouloir de moi. Enfin, hier, comme jetraversais le Forestel (un pré à mi-chemin du Grand-Colombier et deVirieu-le-Petit), j’entendis le bourdonnement coutumiers’approcher, descendre vers moi.

Le grésillement des sauterelles était aussifort que lui. Il avait l’air loin. Je regardai en l’air, mais nevis rien. Mon cœur faisait plus de bruit que les sarvants et lessauterelles. Le moment si attendu m’effrayait. J’avais bien l’idéede certaines choses, mais vague… Je savais que j’allais êtreemporté en l’air, très haut (j’étais vêtu en conséquence devêtements tout ce qu’il y a de plus chaud). J’attendaisl’impression de pompage ou de l’attraction qui allait m’enleververs un ballon ou, un autre engin caché dans la distance, lorsqueje me sentis happé brutalement par derrière, au torse, et soulevécomme par une poignée gigantesque dure, violente.

Gestes fous. Tentative pour me retourner versl’agresseur. Peine perdue. Je me débattis. Pendant ce temps, ce quime tenait me tira en arrière, à soi, et me lâcha. Seulement, jene tombai pas. Il y avait entre mes pieds et le sol un espace dequelques centimètres. Un claquement inexplicable retentit. Lebourdonnement prit de l’importance et fut compliqué d’autres sons,mais c’est tout ce que j’entendais ; plus de sauterelles nirien autre. Alors j’essayai de me sauver, maudissant ma témérité,fou de peur. Mais incontinent, je me heurtai à une résistance, àune rigidité sans aspect. Je bondis dans le sensopposé : même rempart. Comme si un hypnotiseur m’avait ordonnéqu’il y avait toujours devant moi un obstacle ; comme si l’airsolidifié autour de moi tout en restant aussi transparent, je crusvraiment à de la suggestion, surtout à cause du soulèvement, qui merappelait des expériences de spiritisme taxées de fraudejusqu’alors.

Tout cela : une seconde.

Puis, soudain ; une force incalculablevenue d’en bas – montée inexorablement déchaînée de je ne saisquelle poussée que je sentis agir sous mes semelles tout à coup –me lança en l’air. On aurait dit que la terre me jetait au ciel.J’étais une sorte de boulet de canon projeté…

Et j’étais seul au milieu del’espace, à monter tout droit, vite, vite… En dessous, le pré duForestel n’était déjà plus que le centre mesquin d’un cercleimmense s’agrandissant sans cesse, et le Colombier paraissaits’aplatir au niveau du reste. À cause de mon ascension rapide, lecercle – la Terre – semblait un entonnoir mouvant dont tous lespoints se seraient précipités vers le milieu, aspirés par uneventouse centrale. Sensation de nausée au-dessus de cette cuvettevertigineuse, atrocement écœurante. Le vertige me paralysait.D’abord, j’avais gesticulé comme les hommes de Châtel, pourm’échapper. Maintenant, l’effroi du gouffre me pétrifiait, la peurd’y retomber, si la force mystérieuse venait à manquer.

Je m’aperçus que j’étais dans la posture d’unaccroupi. Accroupi ? Sur quoi ? Sur une immatérielle etpourtant solide plate-forme – immatérielle et pourtant réelle,irréelle et cependant matérielle – un plateau qui n’existait pas etpourtant qui, oui, qui, qui vibrait ! Impossible de bougerpour contrôler les instruments dont je m’étais nanti, le baromètreentre autres ; impossible.

Néanmoins, je parvins à raisonner dans monimmobilité. Je réussis à écouter. Le bourdonnement persévéraitalentour. Il y avait aussi le bruit, le vent de monascension : sssssssssss… Mais je ne sentais aucun souffle.Alors je pensai être dans un courant d’air ascensionnel, au seind’une colonne verticale de vent artificiel, qui me soulevait aussivite qu’elle-même fusait vers le zénith… Mais cela n’expliquait pasle contact solide ni mon point d’appui.

À ce moment-là, j’avais encore la convictionque cette ascension n’était que la première phase du voyage, quej’allais bientôt parvenir à l’engin où se trouvait la pompe oul’aimant, et que cet engin m’emmenait à travers l’éther, sans doutedans un astre. Car mon arrière-pensée avait toujours été que lessarvants étaient les habitants d’une planète quelconque, leursagissements m’ayant toujours paru extraterrestres, merveilleux,comme on dit. Aussi je surveillais en haut l’apparition de cetengin, qui ne se montrait pas.

Et je m’élevais toujours. Le disque de laTerre comprenait une étendue immense de pays, déjà beaucoup moinsriche en couleurs, et flou. Le mont Blanc faisait un ressautéblouissant qui se nivelait de plus en plus. J’avais de beaucoupdépassé sa hauteur.

« Comment ! pensai-je, me voici àplus de 4.810 mètres, et je n’ai pas froid ! »

J’évalue à 6.000 mètres l’altitude où je metrouvais. La température baissant de 1° par 515 mètres environ,j’aurais dû être couvert de glaçons ; ma respiration aurait dûfaire une vapeur épaisse ; j’aurais dû grelotter ;j’aurais dû subir le mal des montagnes, contre lequel j’avaisemporté un ballon d’oxygène… Probablement, tout cela allait seproduire… J’observai mon souffle, qui devait devenir gêné,accéléré, laborieux – mon cœur, qui devait précipiter ses coups. Jeguettai la sensation de plénitude des vaisseaux, le battement de lacarotide. Je m’attendais à saigner du nez d’un moment à l’autre. Matête allait me faire mal, certainement je luttais d’avance, contrel’hébétude des sens, la somnolence, la prostration morale. Il mesemblait déjà sentir la soif caractéristique, le désir des boissonsfroides – nausées, langue sèche, éructations, douleurs aux genoux,aux jambes, comme après une longue marche, épuisement… Mais, saufl’écœurement dû au vertige, rien de tout cela. Aucun des symptômesque j’avais soigneusement étudiés dans les livres.

Et pourtant je montais encore, et j’avais lacertitude que si j’avais pu prendre le thermomètre et le regarder,j’aurais vu qu’il marquait dans les 16° ou 18° au-dessus de 0. Ilfaisait très bon, en somme. Et pourtant j’étais au moins à 9.000mètres ! plus haut que le Gaurinsankar ! là, où lethermomètre aurait dû marquer 35° au-dessous et 0 !… Je merappelai avec stupeur que, sans l’aide de l’oxygène, aucun hommen’avait atteint ces régions sans s’évanouir. Berson et Süring sontarrivés à 10.500 mètres, mais avec des respirols à oxygène. Etd’ailleurs n’étais-je pas plus haut, maintenant ? C’était unrêve ! Il fallait contrôler…

Je fis un effort, qui réussit, le vertigediminuant avec l’éloignement de la Terre ; et je pus saisirderrière mon dos le ballon d’oxygène, dont je tins l’embouchureprès de mes lèvres, en cas d’alerte. Ensuite le thermomètre :+ 180 C. ! Et le baromètre : 760 millimètres !exactement la même pression qu’à la surface du sol ! Lapression moyenne de la terre ferme ! Est-ce que vraimentj’étais encore à terre ?… Je me crus idiot. Mon état d’espritdifférait quelque peu de celui, héroïque, que je m’étaisprédit !

Naturellement, une page de ce cahierreprésente une minute. J’écoutai mieux. Il me sembla percevoir… etje perçus assez nettement, un doux petit clappement double quifaisait, velouté : clip clap, clip clap, et ainsi de suite.Étant seul – et quelle solitude ! – j’attribuai ce bruit àmoi-même. N’était-ce pas un effet de l’altitude sur maphysiologie ?…

Au moyen de ma montre, et pensant que jem’élevais toujours avec la même vitesse, je fis des approximationsde hauteur. Bientôt je fus assuré d’avoir atteint 30.000 mètres –et le record des ballons-sondes non montés ! Mais làj’éprouvai l’illusion d’être immobile, parce que l’éloignementcontinu de la Terre trop lointaine n’était plus sensible d’un seulregard. En levant les yeux, par exemple, je vis le ciel sedébleuir, s’assombrir ; et puis, soudainement, au-dessus demoi, j’aperçus à ma droite – c’est-à-dire un peu au sud du pointvers lequel je montais – une noirceur qui grossissait à vue d’œil.Il me sembla qu’elle tombait, mais c’est moi qui montais vers safixité.

J’allais la regarder dans ma jumelle ;mais un malaise, à l’improviste, m’en empêcha. Un bourdonnementd’oreilles battit une roulade incessante de tambours. Il me sembleque le clip clap venait de s’arrêter brusquement. Je fus saisi parun grand froid ; mes bras et les muscles de mon cous’ankylosèrent (électivement et progressivement). J’éprouvai unedifficulté incroyable à respirer, mes yeux se voilèrent, et c’est àpeine si je pus constater que le thermomètre, avait baissé, d’unplongeon terrible, vers – 22°, et qu’il continuait à baisser… Il mefut interdit d’aller chercher le baromètre dans l’une de mespoches… Toutefois, mes yeux défaillants crurent discerner une formequi s’affirmait partout, de tous côtés à la fois. Il me parut quel’air s’obscurcissait… Mais n’était-ce pas une résultante de cedébut d’évanouissement ?

L’instinct de la conservation me fit trouverl’embouchure de la vessie pleine d’oxygène ; et alors,immédiatement, je repris mes sens. Toute faiblesse futdissipée.

J’étais enfermé dans un haut et vaste cylindrede glace, une espèce de tourelle close. J’étais accroupi sur lefond d’un bocal de glace dont l’épaisseur augmentaitcontinuellement et qui atténuait le jour de plus en plus.

Et il neigeait dans ce cylindre. Mes vêtementsétaient couverts de givre, ma barbe avait des stalactites gelées,mon haleine se résolvait en grésil, j’avais l’air d’être emprisonnédans un cruchon de verre frappé…

Tout d’un coup, le doux clap reprit, avec unentrain – dirai-je alerte ou même allègre ? – comme pourrattraper le temps perdu. (Je crois que c’était derrière mon dos.)Ce bruit enchanté s’accompagnait d’une espèce de courant de chaleuret de sécheresse. La température remonta ; la lumièrerevint ; le flacon réfrigérant fondait. Bientôt il n’en restaplus qu’une mince feuille de gel cylindrique, et cette feuille – cetube – disparut à son tour, comme essuyée. Avec elle, partit ledernier soupçon de malaise, comme essuyé aussi…

Je me retrouvai seul au milieu de l’immensité,montant toujours. Le mirage avait duré quelques secondes.Cependant, le ciel était sensiblement moins bleu qu’avant, et lepoint noir, très grossi, était devenu une macule carrée.

C’est alors que je voulus reprendre ma jumellepour observer cette macule. Mais je me rappelai qu’aux premiersinstants de ma pâmoison, elle s’était échappée de mes mains… J’enressentais une vive contrariété, quand, à ma profonde stupeur…

 

Ici, M. Le Tellier cessa de lire lecahier rouge. Une clameur immense avait détourné son attention.

L’automobile débouchait place de l’Opéra. Lecoup de canon venait d’annoncer le départ de la course et roulaitsur Paris en échos d’enthousiasme et de gloire.

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