Le Péril Bleu

Chapitre 3 ÀL’ASSAUT DU CIEL

Et l’annonce de la découverte Le Telliercourut au long des fils télégraphiques et traversa les océans surl’onde hertzienne ou dans le câble sous-marin.

Aussitôt, la masse des explorateurs, partoutdisséminés en quête du Sarvant, s’arrêta de chercher. Caravanesdans le désert, missions dans les sylves pernicieuses, régimentschez les Barbares, chaînes d’ascensionnistes au flanc des aiguillesde glace, tous procédèrent au retour. Les chevaux tournèrent le nezdu côté de l’écurie, les bateaux mirent le cap sur le port. Laparole était aux seuls aéronautes.

Depuis longtemps déjà – depuis qu’on avaitreconnu la possibilité d’une poursuite aérienne – les chantiersd’aérostation travaillaient avec zèle. Mais quand il fut avéré queles bandits avaient élu domicile in excelsis, leuractivité redoubla et les ateliers pullulèrent.

C’est que le problème se corsait. À l’origine,il consistait seulement à établir des engins de vitesse,d’obéissance et de stabilité propres à donner la chasse auxpirates. Et voilà qu’impromptu la question d’altitude venait toutmodifier. Et quelle altitude ! Cinquante kilomètres !…ils étaient admirables, ces écumeurs qui faisaient tenir leur bougeà cinquante kilomètres en l’air, dans un milieu réputé à peine« portant », dans une atmosphère si pauvre que la sciencey reconnaît le vide presque absolu, tel qu’on l’obtient par lamachine pneumatique ! Admirables, en vérité !… Mais quisaurait les égaler ? Qui serait admirable aussi ? Quiretrouverait leur trouvaille et permettrait aux honnêtes gens demonter là où quelques gredins de génie avaient perché leurasile ?…

En attendant la solution du problème, il étaitjudicieux d’employer ballons et aéroplanes à l’observationrapprochée de la tache, et de leur appliquer tous lesperfectionnements de la dernière heure. Armés de la sorte, ilspourraient au moins éviter le dirigeable-fantôme, ou – selonquelques-uns – l’attaquer.

Par malheur, on manqua de prudence. Le lecteurse souvient que de hardis professionnels, montant des aérostats oudes biplans ou des monoplans rudimentaires, avaient déjà commisl’étourderie généreuse d’évoluer au-dessus des régions suspectes. Àpartir du 9 juillet, leur nombre s’accrut de jour en jour. Jamaisl’atmosphère n’avait été si dangereuse, et jamais on ne vit tantd’appareils affronter la Grande Sournoise. Des hangars de planchesentouraient le Bugey d’une ceinture de baraquements. À chaqueminute, un nouvel éclaireur s’enlevait. Il y eut des lâchers deballon qui firent dans le ciel comme des bulles de gaz dans uneflûte de champagne. Les aéronautes et les aviateurs emportaient deslunettes de prix. Leurs noms parfois étaient célèbres. Desétrangers notoires quittaient leur pays et déclaraient forfait auxconcours les plus attrayants, pour venir explorer l’air au zénithde Mirastel. Les vainqueurs des Semaines triomphales, voulanthonorer leur propre gloire, prenaient sans cesse l’atmosphère, avecun acharnement sublime. Jour et nuit, les belles unités de l’État –ses aéronefs militaires, jaunes comme des cocons pointus de vers àsoie – passaient et repassaient, faisant la police des hauteurs etperquisitionnant chez Uranus.

À tout prendre, ce n’était qu’un matchd’altitude que les circonstances dramatisaient. C’était à quis’approcherait davantage de la tache carrée, pour la distinguerplus précisément. Et ils montaient, montaient… montaient… jusqu’auxparages effrayants où l’on doit inhaler l’oxygène de la provisionet vivre d’une vie artificielle, avec le secours de l’artificieusechimie. Grâce à d’étranges casques, respiratoires, on dépassa leslimites où d’illustres martyrs avaient trouvé la mort. On surmontadix mille huit cents mètres. Ce fut le record.

Le plus habile était donc resté à plus detrente-neuf kilomètres de la tache ; et il n’avait déterminéqu’un vague carré, sombre, quadrillé, formé de rectangles opaqueset de lignes transparentes qui étaient tout bonnement des solutionsde continuité entre les parallélogrammes. Par instants, ces lignesse bouchaient partiellement d’un point obscur…

Tout cela, on le savait déjà.

On savait bien aussi que monter plus haut nese pouvait pas. Mais telle est l’ardeur des sportsmen qu’ilsessayaient tout de même de réaliser l’impossible performance.

Il fallut la catastrophe du Sylphepour les refroidir.

Le Sylphe, gros sphérique del’Aéronautique-Club, partit du camp de la Valbonne, fut poussé versle Bugey par une brise assez fraîche. Il gagna tout de suite unealtitude considérable ; néanmoins, on le suivit quelque temps.À la lorgnette, il était loisible d’apercevoir les quatre voyageurs– deux astronomes et deux aéronautes – occupés de leursobservations. La nuit vint. Le ballon disparut… On ne devait pas lerevoir. Il n’atterrit nulle part. Des automobiles fougueusesparcoururent la zone épouvantée, où peut-être il était tombé. Ellesne trouvèrent pas le Sylphe. Les Bugistes reclus,interrogés à travers les portes closes, répondirent qu’ilsn’avaient rien noté de terrible depuis des jours. Comme ils nesortaient plus, le sarvant, faute de gibier, semblait renoncer à lachasse.

(Ici, les automobilistes auraient pu s’étonnerde ce que les sarvants n’étendissent pas leur cercle de ravageau-delà d’un territoire dépeuplé… Mais ils ne s’inquiétaient que duSylphe.)

Le lendemain de leur rentrée, plusieursascensions furent décommandées. Une stupeur consternée pesait surles hangars. On placarda l’ordonnance des comités prohibant l’usagedu ballon libre et prescrivant de ne prendre l’air qu’avec desaéroplanes, des hélicoptères ou des aéronefs ayant fait leurspreuves de souplesse, d’endurance et de promptitude.

Malgré l’autorisation visant les machinesdirigeables, quatre ou cinq casse-cou s’aventurèrent. On serappellera toujours l’Antoinette 73, qui, dans lecrépuscule, descendit tout à coup du ciel, comme un javelot, etvint flotter sur la Saône, les ailes tendues. Son cavalier n’avaitpas bronché. C’était un des rois de l’espace. Immobile dans sonbaquet, bouclé de courroies, la cigarette légendaire collée à seslèvres exsangues, il était mort, avec un grand trou dans le crâneet deux griffes sauvages, l’une à la gorge, l’autre à la nuque.

 

Mais, au milieu de l’abattement, coup sur coupces nouvelles-ci éclatèrent comme des bombes d’enthousiasme :le duc d’Agnès et le pilote Bachmès, son chef d’atelier, venaientde « sortir » un merveilleux monoplan, unaéroplane-éclair, nanti d’un capteur d’électricité atmosphérique etd’un stabilisateur ingénieux au possible ; et, simultanément,l’escadre aérienne de l’État s’était enrichie d’un nouveau croiseurincrevable, étonnant de pétulance et de soumission.

Le public français sera toujours le même. Unrevirement le tourna vers ces deux actualités. Il les enveloppad’une seule admiration, d’un seul orgueil ; mais, pour lui,c’étaient des rivaux cependant. Rivaux, parce que plus lourd etmoins lourd que l’air. Rivaux, parce que chose publique et choseprivée. Rivaux, parce que c’étaient deux conquérants du mêmeélément, deux candidats à la même victoire par un même moyen, lavitesse. Dans son idée, il était indispensable que l’un fûtvainqueur de l’autre. Une rencontre s’imposait.

Le gouvernement saisit l’occasion de canaliservers le sport la nervosité populaire, et ainsi de faire diversion àl’angoisse du Péril bleu. Il institua pour le mois de septembre, unprix de 400.000 francs à une course entre un aéroplane et undirigeable, sur une distance à déterminer. (C’était désigner àl’avance les deux champions de qui tout le monde s’entretenait.) Ilpria les journaux de stimuler jusqu’au jour de la coursel’emballement des esprits. Sous le manteau, toutefois, il donnaitl’ordre à ses ingénieurs et le conseil aux entreprisesparticulières d’étudier comment on pourrait monter chez lessarvants. Il promit secrètement de fabuleuses primesd’altitude et sollicita par lettres personnelles les compétences detoute nation et de toute race.

Ces lettres parvenaient aux destinataires lesplus divers, sous des toits blancs de neige ou brûlants desoleil ; à la même seconde, celui-ci recevait la sienne àl’automne et celui-là au printemps. Après l’avoir lue, chacun semettait à la besogne. De petits hommes jaunes se courbaient sur despapiers soyeux et peignaient de délicates géométries ; degrands hommes blonds, la craie à la main, s’approchaient d’untableau noir. Et tous, ils dessinaient une même figure, cettecoupe : une circonférence représentant le tour de la Terre,puis une autre circonférence plus vaste et concentrique à lapremière, qui délimitait la couche atmosphérique au-dessus delaquelle on ne trouve plus que le vide presque absolu. Sur cettedeuxième ligne, le pinceau ou la craie posait un point : latache, puis tirait une droite du point jusqu’à la Terre, dans ladirection du centre – la distance à franchir.

« Cinquante kilomètres ! »songeaient les savants.

Et alors, se rappelant la teneur de la lettreet ce qu’on leur demandait d’inventer, ils secouaient la tête. Etcelui-ci disait un mot bref et rauque, celui-là doux et long, telautre mélodieux, et tel autre encore guttural. Mais tant de parolesdiverses avaient un sens unique, et il n’était si médiocre jargonqui ne possédât le terme opportun ; car dans toutes leslangues, en dépit des proverbes, l’adjectif impossible ason équivalent.

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