Le Péril Bleu

Chapitre 19TIBURCE ABANDONNE

Dans sa chambre blanche et rose, toute claireau clair matin qui fait les chambres des jeunes filles plus quejamais « chambres de jeunes filles »,Mlle d’Agnès venait d’achever sa toilette.

La servante arrangeait un désordre defanfreluches.

Mlle Jeanne d’Agnès regardason visage au fond d’un miroir et lui adressa une petite grimacetriste, parce qu’il n’était pas trop beau. Puis elle s’approchad’un calendrier perpétuel, et fit jouer le déclic, afin de lemettre à jour.

Le calendrier marqua :

MERCREDI

16

octobre.

Et le cartel anglais carillonna :

– Dix heures !

Mlle Jeanne pensa, presquesimultanément, que l’heure du courrier était passée, que depuis unmois Tiburce le fol, Tiburce l’entêté, Tiburce le Hutin, n’avaitpas donné de ses nouvelles, et qu’elle avait vingt ansaujourd’hui.

Le front aux vitres de sa fenêtre, elleregarda s’effeuiller les marronniers de l’avenue Montaigne.

Trois coups discrets troublèrent sarêverie.

– Qu’est-ce que c’est ?fit-elle.

Une voix d’homme répondit, obséquieuse etsourde :

– C’est M. le duc, mademoiselle, quidemande si mademoiselle veut bien descendre un petit moment dansson cabinet.

– ?… !…

Sans rien dire, toute glacée, le seinfrémissant, Mlle d’Agnès se rendit chez sonfrère.

Il l’attendait debout, et, quoiqu’il fût àcontre-jour, elle distingua ses yeux rouges et son air défait. Illui dit à brûle-pourpoint, d’un ton extraordinairement doux etaffectueux :

– Écoute, Jeanneton… D’abord,écoute : tu aimes bien toujours Tiburce, n’est-ce pas ?Pauvre petit, te voilà toute tremblante… Ne crois pas…

– Mais oui… je l’aime, Tiburce…

– Eh bien, mon Jeanneton, tu l’épouseras,va, mon petit ; tu l’épouseras quand même. Autrefois, tu sais,j’étais inepte de m’opposer à votre mariage ; et depuis, lesubordonner au succès de Tiburce, vois-tu, faire dépendre votrebonheur du mien, ça, c’était d’un égoïsme sans nom !… Mais tul’épouseras, va, mon petit !

– François, je te remercie de tout moncœur… Elle lui prenait les mains et parlait timidement. Il… il n’apas réussi, alors ?… Tu dis que je l’épouserai quandmême ?… et tu pleures !… Elle l’embrassait… Il n’apas réussi ?

– Parbleu ! s’écria le duc enchevrotant. C’était bien sûr qu’il échouerait ! Je ne sais pascomment j’ai été assez idiot pour me raccrocher à cettehypothèse ! Mais c’est que l’autre, l’autre hypothèse, celledes sarvants, était si affreuse !… Si affreuse et sidéfinitive ! Tiens, j’ai encore vu deux ingénieurs ce matin,et mon courrier… ce n’est que des réponses d’ingénieurs ! Toutça ; désespérant ! Jamais on n’ira là-haut. Jamais !Jamais, jamais !…

Mlle d’Agnès reprittendrement :

– Tu as une lettre de Tiburce ?

– Oui. La voilà. C’est pour te la fairelire et pour te rassurer en même temps, que je t’ai demandée.

Elle déploya le billet.

(Pièce 934)

Angora, Turquie d’Asie. Ce 11 octobre 1912.

« Mon cher, oh ! bien cher ami,pardonne-moi !

Pardonne à ma sottise !… Ceux que jepoursuivais autour du monde n’étaient pas ceux que jecherchais !

Je vois clair à présent. La douleur a lavé mesyeux de tant de larmes !…

J’ai pris le change plusieurs fois de suitesur des voyageurs différents, poussé par mon idée fixe et moinsconduit par les circonstances que par une marotte que j’agitaismoi-même devant mes propres pas !

Oh ! ces dernières semaines ! Cettecourse fiévreuse, à cheval, de Bassora jusqu’ici, cette galopade àtravers la Mésopotamie, le long du Tigre, où, chaque jour, jegagnais du terrain sur les Yéniserlis et les Rotapoulo !

Eux, ils allaient sans se presser, visitantles ruines, s’attardant aux paysages, faisant un crochet versBabylone, revenant à Bagdad… explorant les décombres de Niniveaprès avoir goûté Mossoul… Ils avaient une avance de quinzejours…

Je les ai rejoints entre Diarbékir et Angora…et là j’ai constaté que ce n’étaient pas Hatkins avecMlle Le Tellier et les Monbardeau, mais réellementdeux jeunes ménages grecs, de vrais Yéniserlis, de vrais Rotapoulo– de braves gens, somme toute, à qui j’ai confié ma désillusion etqui m’ont consolé de leur mieux.

Nous sommes arrivés ici de concert, Angora,c’est le point terminus de la voie ferrée qui vient deConstantinople. Une journée de wagon me sépare de la capitale de laTurquie. Mais je suis brisé de fatigue et d’ennui, et je compterester ici – combien de temps ? je ne sais – à me reposer dansles fleurs et le soleil, en songeant à ma bêtise comme à quelquemaladie dont je serais convalescent. Hélas ! faire du romandans la réalité ! Devenir Sherlock Holmes ! Pauvre demoi ! Malade que j’étais !…

Mais, François, maintenant – je t’ensupplie ! – ne me laisse pas désespérer à propos deMlle Jeanne. Promets-moi que peut-être… dans bienlongtemps… Pardonne, je termine.

Quand je pense à cela, ma vue se brouille.

Adieu !

TIBURCE. »

Mlle d’Agnès contempla sonfrère.

– Moi aussi, François, j’ai besoin depardon. Je savais bien que Tiburce ne retrouverait pasMarie-Thérèse, et si je l’ai laissé partir, c’est que je comptaissur son acharnement pour fléchir tes résolutions. Mais à l’heure oùmon plan vient enfin d’aboutir, il me semble que ce n’est pas trèshonnête, cette machination…

– Ah ! mon amie, c’est ta diplomatiequi avait raison contre mes préjugés ! D’ailleurs,apaise-toi : Tiburce serait parti malgré ta défense ; ilétait si convaincu !

– C’est possible et j’éprouve un étrangesoulagement à le savoir désabusé. Un si bon garçon dans de telleserreurs !… Mais, j’y pense, François, comment toi, connaissantla vérité, pouvais-tu te laisser prendre à ces sornettes ?

– Depuis qu’on m’a enseigné ce que c’estque l’aérium et ce que sont les sarvants, me dire que Marie-Thérèseest la proie des sarvants dans l’aérium… C’est cela que mon espritne peut pas supporter, et non les idées folles, non les foliesencourageantes !

– Du courage, mon frère. Je t’aime aussi.Du courage.

– J’en aurai. J’en ai. Mais je suisécroulé… Je vais tâcher de dormir un peu. Laisse-moi, mon petit,veux-tu ?

Quand sa sœur se fut retirée, le duc d’Agnèssentit un isolement plus absolu qu’il ne l’avait désiré. Partout,désormais, ne serait-il pas seul comme il était seul dans cettesalle ? Pouvait-on n’être pas seul en l’absence à jamais deMarie-Thérèse ?…

Il tendit vers le ciel des sarvants la menaceet la vanité de ses poings, et tout à coup lui vint une ivressed’amertume, un désir forcené de souffrance et de sanglots.

« Ah ! songeait-il comme un enfantgâté. On veut que je sois malheureux ! Ah ! on leveut ? Eh bien, je le serai, malheureux ! et même au-delàde ce qu’on veut ! »

Ainsi l’homme prétend toujours avoir raison desa destinée.

Pour endeuiller encore son effroyablesolitude, le duc pensa donc à s’ensevelir dans le noir linceul del’obscurité. Mais tel était son égarement qu’il avait oubliél’heure. Il tourna le commutateur électrique, en vue d’éteindre lesoleil qu’il prenait pour une lampe. Un plafonnier s’illumina,jaunâtre et dépaysé dans l’éclat du jour, comme un œil de hibou.M. d’Agnès se ressaisit.

– Mes compliments ! fit-il touthaut. Voilà que tu deviens gâteux… Ah ! non ! non !Ah ! pas de ça, mon garçon ! Quand ce ne serait que pourla voir une dernière fois, morte et défigurée – pour lui porter desfleurs et la mettre au tombeau – tu dois vivre ! Et vivre toutentier, de corps et d’âme !… Allons ! du nerf !

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