Le Péril Bleu

Chapitre 10LE FAMEUX VENDREDI 6 SEPTEMBRE

Pour la première fois, le vieux ciel de Lutèceallait servir de lice à des régates aériennes. Il était d’un bleude gala.

Toute la ville fourmillait, la moitié dupeuple envahissait les toits. Depuis le matin, les édifices secouronnaient du grouillement des hommes. Des lucarnes s’étaientlouées comme des avant-scènes de première. Surchargés despectateurs, plusieurs balcons avaient déjà croulé. Certainesmaisons semblaient animées, tant leurs façades et leurs terrassess’enduisaient d’humanité remuante. L’onde épaisse de la foulemouvait ses lents tourbillons dans les fleuves des rues, dans lesétangs des places, et surtout dans les quartiers coupés parl’itinéraire du match. Cette droite idéale, tirée des Invalides àla cathédrale de Meaux, traversait le carrefour de la rueLouis-le-Grand, de la rue de la Chaussée-d’Antin, du boulevard desItaliens et du boulevard des Capucines ; et là mieux qu’autrepart, les immeubles disparaissaient à demi sous une carapacevivante. La cité prodigieuse tenait lieu d’estrade à tout le monde.Une infinie rumeur de Colisée-titan la remplissait. Une odeur deménagerie et d’arrosage montant du sol alourdissait la chaleur dubeau jour estival.

On ne parlait plus du Péril, on ne parlait quede la course. Les deux appareils compétiteurs défrayaientd’intenses causeries. Personne encore ne les avait aperçus, etcependant chacun tenait pour son favori, les uns préférant le moinslourd que l’air au plus lourd, les autres pariant contre l’État oucontre le Capital, et beaucoup d’autres basant leurs opinions surla sympathie plus ou moins irrésistible qu’ils éprouvaient àl’égard des pilotes.

Les pilotes – les dieux du moment – c’étaientle duc d’Agnès, jockey de l’Épervier, et le capitaineSantus, cornac du Prolétaire. Des camelots vendaient leurbiographie et leur portrait. Ils les tendaient au bout d’une percheaux curieux des balcons, et s’accrochaient aux voitures quis’efforçaient de gagner la banlieue, du côté de Meaux.

À mesure que l’heure avançait, le public,tassé, devenait trépidant. La circulation des chaussées augmentaitcomme dans les artères d’un fiévreux.

Au carrefour Louis-le-Grand, l’effervescenceatteignit son maximum vers neuf heures quarante-cinq. Dès cetinstant, ceux d’en bas, ne pouvant rien entrevoir, criaient à ceuxd’en haut, derrière les lettres monstres des affiches, parmi lesinscriptions-réclames et les tuyaux de cheminées :

– Les voyez-vous ? Sont-ils enl’air ?

De la plate-forme du pavillon de Hanovre, descombles du Vaudeville, du sommet de tous les toits, on leurrépondait :

– Non !

Des lazzi s’ensuivaient. Cela produisait unejolie confusion d’apostrophes. Et ceux d’en bas continuaient àregarder ceux d’en haut, qui regardaient tous, au loin, à droite dudôme des Invalides plus doré de soleil encore que de ses bronzes,deux granules brillants, deux ballonnets captifs, maintenus àl’intervalle de cent mètres et déterminant la ligne de départ, quiétait aussi la ligne d’arrivée.

Là-bas, sous les petits ballons, il devait yavoir un déploiement considérable de tribunes, de musiques et defleurs. Le faste national y drapait son velours incarnat auxcrépines d’or. La Marseillaise, sans doute…

Mais à neuf heures cinquante, l’assistance destoitures s’agita, pareille au champ que la brise réveille. Il y eutcomme un soupir d’allégresse, profond, frémissant, gigantesque, etpuis cette phrase cent mille et cent mille fois redite :

– Voilà le Prolétaire quis’enlève !

Ils le voyaient. C’était un long cigareeffilé, jaune, vermeil. Il montait, satiné de reflets matinaux.Dans les lorgnettes, on distinguait l’hélice qui tournait avec deslueurs d’éclair…

– Voici d’Agnès ! Voicil’Épervier maintenant !

– Hé ? si petit ? cette petitechose qui plane, qui va et vient ?…

– C’est lui ; mais vous voyez bienqu’il décrit des spirales autour du dirigeable…

– Ah ! ils sont deniveau !…

– De niveau avec les ballonnets…

– Au-delà des ballonnets !…

On suivait passionnément les évolutions del’aéroplane et de l’aéronef. Le Prolétaire, majestueux,vira de bord et mit le cap sur Meaux. On ne l’avait plus de profil,mais de face. Il ressemblait ainsi à quelque sphérique de faibledimension. L’Épervier, près de lui, étendait ses ailesrigides. C’est de la sorte qu’ils devaient passer la ligne dedépart ; on le comprenait.

Alors tonna le coup de canon, signal tiré parune coulevrine des Invalides antérieure aux montgolfières etmaintenant deux fois historique. Alors tonna le coup de canonpathétique, somptueux, solennel, à qui répondit une immense clameurpopulaire, et qui roula sur Paris en échos d’enthousiasme et degloire.

Santus et d’Agnès étaient partis.

Une joie énorme remplit le plomb desterrasses. Ils venaient droit sur le carrefour. Les ombrelles sefermèrent et, plus haut que tout, les cinématographes découpèrentleur silhouette attendue. Les lorgnettes affublaient les gens dedeux longs yeux de langouste noire. Elles leur montraient leProlétaire et l’Épervier côte à côte, de plus enplus gros, le Prolétaire jaune et l’Épervier…ah ! bleu ! Bleu ; l’Épervier !… Lanouvelle courut à travers la foule ainsi qu’un feu folletretentissant. Bleu ! le monoplan était bleu ! On ne s’yattendait pas, et on était content que cet oiseau fût bleu, couleurdu temps et du Péril, comme un peu de ciel matérialisé en élégance.Bleu, l’oiseau ! D’une taille des Mille et une Nuitset de la nuance des contes de fées !

« Vole à moi promptement ! »disait la multitude avec des rires sans nombre…

Les cinématographes commencèrent àfonctionner, les photo-jumelles étaient en joue…

Ils volaient à cent pieds de haut. Dans l’aircalme, ils approchaient en trombe, silencieusement. L’aéroplane,muni de son capteur électrique, ne faisait pas la bacchanaleordinaire. On voyait les deux hélices tournoyer, semblables à deuxsoleils nébuleux… et on écouta leur double vrombissement de sirènessuraiguës, donnant une espèce d’accord irritant qui émouvait lesnerfs comme des chanterelles. On discerna les antennesstabilisatrices de l’Épervier, fines, fines ainsi que despoils de moustaches de chat tout autour de l’appareil, ou plutôtainsi que de maigres pattes de grand cousin…

Une traînée d’ovations les suivait. Quand ilsarrivèrent au carrefour, il en jaillit une explosion de vivats sieffrénés, que c’était comparable au bouquet d’un feu d’artifice. Cefut un rythme de vociférations, où chacun s’époumonait, criant lenom du concurrent préféré :

– Bravo, Santus ! Bravo !Hardi, d’Agnès ! Hardi donc !

Parce qu’alors le Prolétaire, àdroite et au-dessus de l’Épervier avait une légèreavance.

Les cœurs palpitaient d’un lyrisme chauvin. Lafoule papillotait de mouchoirs et de chapeaux frénétiques. Lecapitaine Santus enleva son képi, ses aides saluèrentmilitairement ; le duc d’Agnès fit un signe de la main.

Vous auriez cru voir un obus de cuivrepoursuivi par un aigle d’acier. Les deux tempêtes qu’ilsprovoquaient secouèrent les oriflammes au faîte des mâts. Un ventd’orgueil et d’ivresse balaya des figures pâles, et sur le toit duVaudeville une actrice connue, s’adressant à l’univers, proclamaitde sa belle voix :

– C’est chic tout de même d’êtreFrançais !

Mais soudain le chœur grandiose s’épouvanta,l’océan des hommes houla d’inquiétude.

Au moment où les rivaux franchissaient lepavillon de Hanovre, le Prolétaire avait plongé de lapoupe ; son empennage cruciforme baissa d’une saccade, baissaencore, et son enveloppe increvable se creva tout à coup comme si,à l’intérieur même du ballon, quelqu’un l’eût tirée avecobstination… Ralenti, le dirigeable piquait de l’arrièredésespérément… Mais la poche se regonfla de même qu’elle s’étaitformée, à l’improviste ; l’aéronef tangua, fit un bond,repartit… et…

Et ce fut le tour de l’Épervier, quisans cause apparente, se mit à pencher d’une manière effroyable,l’aile gauche levée… On aperçut le duc d’Agnès qui maniait sescommandes à toute volée, virait malgré lui et ne pouvait seredresser. Le monoplan donnait de la bande… il allait s’abîmer dansle gouffre tapissé de créatures… Le gouffre eut un râle d’arméeagonisante… puis un rugissement de victoire !l’Épervier bourlinguait, un roulis du diable balançait sonenvergure bleue – mais il ne penchait plus. Un second virage luirendit l’aplomb et le relança dans la joute, au pourchas duProlétaire.

L’acclamation qu’ils semaient en passantdiminua. On s’était retourné pour les suivre à perte de vue. Desfemmes cependant respiraient leur flacon de sels. « Dieu,qu’elles avaient eu le trac, ma chère ! » Les automobilesronflaient, cornaient, sirénaient, sifflotaient, impatientesd’arriver au-delà de Pantin.

Qu’est-ce qui s’était passé ? Les remousdes hélices s’étaient-ils contrariés mutuellement ? Un courantd’air atmosphérique ?…

Les commentaires allaient leur train, quand unbruit sinistre éclata sourd : des gémissements, des chocs, unhourvari d’horreur…

Tous les regards se dirigeaient vers laterrasse du pavillon de Hanovre. Une bousculade y jetait les unscontre les autres. Ces affolés levaient les yeux ; des filstélégraphiques s’étaient rompus spontanément, leur chute avaitprovoqué le désordre. La balustrade de pierre contenait une cohue,et les groupes sculptés qui la décorent soutenaient des grappes defuyards, en quête d’un abri.

La sculpture de gauche s’effondra tout d’uncoup avec son équipage hurlant. Le bloc tomba sur les badauds dutrottoir, dans le sang, l’effroi, l’ébahissement… Il y avait tropde monde sur les statues, pardi ! les autres allaient aussidégringoler…

Mais non. Ce qui dégringola, ce furent desmoellons, des gravats, qui n’arrêtaient plus de se détacher de lamuraille, au même endroit, et criblaient de nouveaux coups lesblessés pantelants. Issue de la brèche dans la galerie, uneinfernale source de ruine et de démolition descendait le long duvieux mur gris ; une foudre lente labourait la maçonnerie,l’entamait d’un sillon blanc, profond, cruel…

Et la foule des foules qui garnissait le lieu,saisie d’angoisse, regardait s’allonger l’éraflure, effrayante…Elle continuait à descendre, écorchant la rotonde, ravinant sadevanture, crevant les fenêtres, brisant les ferronneries, lapidantles morts et les moribonds… Comme elle arrivait à la hauteur dumarronnier voisin, l’arbre tressaillit, craqua… cette foudre sansflamme, sans tapage, cette foudre paresseuse froissa les feuilles,cassa les branches, de haut en bas… Et puis se passa l’événementindescriptible.

On entendit brusquement, au plein milieudu carrefour, le terrible patatras de deux trains quis’abordent et on vit une catastrophe sans égale dans les siècles del’histoire : un tohu-bohu fantastique de voitures télescopées,de chevaux abattus, de cochers livides, de chauffeurs déments etd’êtres ensanglantés qui se démenaient et fuyaient de toutes parts,en beuglant :

– Le Péril bleu !

Vue des toits, cependant, la mêlée s’ordonnaitquelque peu. Depuis la rue de la Chaussée d’Antin jusqu’au pavillonde Hanovre, il y avait comme une allée de choses immobilisées,aplaties, d’où venait un concert de plaintes singulièrementlointaines et bizarrement souterraines, et, de chaque côtéde cette avenue de calamité qui barrait toute la largeur ducarrefour, deux bourrelets de véhicules fracassés, pleins deformes, d’égarements, de spasmes.

Échelonnée aux gradins des étages, la fouleenvironnante avait tressauté tout d’une pièce. Çà et là, desénergumènes gesticulaient ; mais les autres, haletants,restaient figés de peur et de stupéfaction. Nul ne disait sestranses, et tout de même il sortait de la multitude un grondementde simoun dans une forêt de baobabs. De loin en loin, s’exhalaientde pauvres lamentations féminines.

Que pensait-on ? Rien, sur l’heure. Aprèsquelques secondes de panique, nombre de témoins eurent l’idéefalote d’un « durcissement de l’air », ou d’une« barricade magnétique », ou encore d’un mur épais decristal – d’un cristal pur au superlatif – abaissé lentement à latraverse du boulevard, ainsi qu’un rideau de théâtre, et contrequoi, de part et d’autre, la circulation serait venue se cogner,tandis que cette étrange herse plaquait au pavé de bois lesmalchanceux qui s’étaient trouvés là. Quoi qu’on pût s’imaginer, lacertitude, c’est qu’une vanne diabolique endiguait la voie.

Malgré la débâcle de cataclysme qui se fitalors au nom du Péril bleu, des sauveteurs se précipitèrent… Maisl’obstacle hypocrite arrêta leur élan. Ils venaient s’y buter avecla dernière violence. Ils butaient dans le vide, contre rien dutout. Ils rencontraient une absence infranchissable.L’air, offensif, leur défonçait le crâne.

La police, à grand-peine, reprit la directionde l’existence. Un officier de paix intervint, fit déblayer lesdeux rangs de voitures, et disposa le cordon de ses agents toutautour de la région perfide, dont l’isolement s’imposait. C’estainsi que fut délimité un espace en longueur, qui partait dupavillon de Hanovre et s’engageait d’une dizaine de mètres dans laChaussée d’Antin. La vue des uniformes engendra la confiance etdélia les langues. Une assemblée révolutionnaire eût été plussilencieuse. On ne parlait plus de la course ; on ne parlaitque du Péril.

Durant les bavardages impétueux, lesambulances et les brancards fendaient la nuée de quidams affluantde partout, et on tâchait sans résultat de parvenir aux malheureuxque l’atmosphère infranchissable maintenait écrasés sur le sol.

Le préfet de police, qui venait d’arriver,commençait à perdre de son assurance, lorsqu’un monsieur décoré, sefrayant passage au milieu d’un véritable gâteau de ses congénères,se fit conduire à lui par un agent.

Ce monsieur avait grande allure. Il portait lebrassard blanc des commissaires officiels et tenait contre sapoitrine un cahier rouge. Il était suivi d’un autre monsieur encostume de voyage. Quelqu’un le reconnut. Son nom voltigea debouche en bouche, pendant que le préfet de police, chapeau bas, semettait aux ordres de M. Le Tellier.

 

L’astronome exerçait une manière de dictature.Les masses craintives, en mal de faiblesse, avaient flairé sacompétence, et l’adoptaient comme protecteur.

Il feuilleta posément le cahier rouge, puis leserra dans sa poche. Ensuite, escorté d’un état-major depersonnages divers, il entreprit d’accomplir le tour de l’espaceimpraticable en le frappant du plat de la main…

L’air, à chaque gifle, rendait un sonmat.

Un agent l’imita. Ses camarades, rassurés, semirent également à claquer l’atmosphère impénétrable ; si bienque tout le cordon tapait, et qu’ils semblaient procéder à unexercice de passage à tabac simulé. Cette boxe dans le vide faisaitcependant un bruit de lavoir. M. Le Tellier s’empressa d’ymettre fin. Mais il avait suffi de cette brève démonstrationd’ensemble pour révéler visuellement la présence d’ungrand corps invisible et le dessin qu’il affectait à lahauteur des agents. Le public des étages supérieurs l’avait saisid’un coup d’œil, et, comme on n’oubliait pas la lézardeinexplicable du pavillon, les esprits voletèrent et l’événementchangea de formule : « Une grande chose oblongue,invisible, venait de tomber du ciel, après avoir failli terrasserle Prolétaire et chavirer l’oiseau bleu… »

M. Le Tellier continuait sa ronde,palpait toujours ; mais aux deux bouts de la chose, il luifallut un escabeau pour l’atteindre : les extrémités s’enrelevaient ; l’une d’elles, d’ailleurs, correspondait à laterminaison de l’éraflure dans la rotonde de Hanovre, et cetteéraflure finissait à deux mètres du trottoir.

L’autre extrémité, dans la rue de laChaussée-d’Antin, fut l’objet d’une attention soutenue de la partde l’astronome. Un escabeau plus élevé vogua par-dessus les têtes,de mains en mains, jusqu’à lui. M. Le Tellier donna quelquesinstructions aussitôt transmises. Des courriers cyclistess’éloignèrent. Et l’examen de la chose se poursuivit.

D’après les gestes et le manège dutoucheur, il semblait qu’elle fût terminée par deuxpointes, à l’exemple d’une torpille… On devine ce qu’un tel motpouvait déchaîner d’appréhensions ! Il y manqua point.« Météore », « étoile filante », on l’avaitdéjà dit ; ce n’était rien. Mais « torpille » !Engin fabriqué ! Machine explosive !Bombe enfin, et démesurée !… Est-ce que les sarvantsétaient des anarchistes ? des nihilistes ayant résolu la pertede Paris ?…

Les brigades centrales et un bataillon de lagarde républicaine, demandés par M. Le Tellier, arrivèrent àpoint nommé pour contenir une déroute aussi dangereuse qu’uneémeute. La troupe régularisa l’écoulement des citoyens, les refoulasans rudesse et déblaya le carrefour. Il était libre à l’apparitionde trois automobiles écarlates, pleines de pompiers aux casquesreluisants, qui tournèrent le coin de la rue de la Michodière aulugubre tocsin de leur trompe à deux notes.

Peu de temps après, nouveaux arrivages depompiers. Ceux-ci apportaient des cordes et des crics.

M. Le Tellier leur demanda de former lecercle et prononça cette courte harangue, d’une voix que sesfamiliers n’auraient pas reconnue :

– Messieurs, M. le Préfet de policevous a fait venir ici pour mener à bien une tâche peu banale. Toutà l’heure, un objet volumineux est tombé sur Paris. À vous d’endébarrasser la voie publique.

« Cet objet, vous ne pouvez pas levoir. Il est là, dans le cordon fermé des agents qui lecernent. Il est là, sur cette couche de misérables gisants ;c’est lui qui les comprime.

« Je vous dis qu’il est invisible ;ne vous en effrayez pas ; pour les sarvants, c’est une choseassez naturelle. Dites-vous simplement que cet objet bénéficied’une transparence absolue, cela vous aidera àcomprendre.

« Qu’est-ce au juste ? Nous n’ensavons rien. Et il est très important que nous le sachions. Aussiai-je résolu, d’accord avec les autorités, de faire transporterl’objet au Grand-Palais, où nous pourrons l’étudier à loisir.

« C’est grand. Mais j’ai tout lieu desupposer que ce n’est pas si lourd qu’on pourrait le croire. C’estfait comme une navette de tisserand qui atteindrait la taille d’unballon dirigeable… sans nacelle. C’est un fuseau dont le milieuseul est carré et dont les bouts sont deux cônes effilés, pointus,tout à fait comme un havane de luxe…

« Je vous recommande la partie qui setrouve dans la Chaussée-d’Antin. Elle est… agrémentée d’un…système… dont il faut prendre soin.

« Je crois pouvoir vous assurer qu’il n’ya aucun danger. Cependant, quoique l’objet soit d’une substancetrès ferme au toucher, je vous prie d’agir avec beaucoup deprudence, comme si votre charge était aussi fragile qu’une verrerieet comme si la mort en devait sortir par la moindre fêlure…

« Approchons-nous.

« Il est échoué en travers… Il obstrue lecarrefour, voyez-vous… Tenez, je suis de l’autre côté, etmaintenant il faut que je crie pour me faire entendre de vous… ilarrête les ondes sonores, mais pas les rayons visuels…

« Allons, au travail !

Les officiers distribuèrent cent hommes àdroite et à gauche de l’objet invisible. Cinquante cordes furentglissées dessous, parmi le fatras de l’écrasement. Chaque sapeurtenait le bout d’un grelin.

Un capitaine commanda :

– Hô… Hisse !

Les cordes se raidirent, soulevant leur faixmystérieux. Mais chacune épousait le profil de son pointd’application, et ainsi les cinquante cordes trahissaient laplatitude naviculaire qui pesait sur elles. Rien n’était plussingulier que les élingues tendues mais nonrectilignes.

Les pompiers firent une conversion que gênal’inextricable enchevêtrement convulsif, puis, entremêlés desergents de ville soutenant l’invisible fardeau et jouant lesatlantes au rancart, dont l’effort s’éternise à supporter le néant,leurs deux files parallèles se mirent en marche vers l’Opéra.

Un escadron de gardes municipaux encadrait leconvoi funambulesque. L’infanterie de la garnison faisait la haiesur la route, contenant avec peine les flots de gavroches et demidinettes, de bourgeois et d’apaches qui s’accumulaient pêle-mêle.Une légende se propageait à travers les groupes, née del’allocution mal interprétée de M. Le Tellier autant que deson titre d’astronome ; on disait qu’un ballon dirigeable encristal de roche était arrivé de la lune, monté par des Séléniteset qu’on ne pouvait pas le connaître avec les yeux. Présentée dansces termes, l’aventure provoqua des risées ; la peur d’êtredupe enfanta le soupçon d’une duperie, à laquelle certains croirontjusqu’à la fin de leurs jours.

Rue de la paix, de la corniche aux entresols,une floraison d’essayeuses et de mannequins, un babil decouturières et de modistes se penchait aux fenêtres pour voirpasser… ce qui passerait. L’ahurissement les fit taire. « Benquoi, c’était tout ça ? Ah ! mince d’enterrement !Où’s qu’est le corbillard ! » La notion de l’invisibleles surpassait.

Rue de Rivoli, un marmiton lança une billeau-dessus des cordes « pour voir des fois si c’était pas qu’onse payait le blair du fils à son dab ». La bille ricocha surun casque. On arrêta le gamin, pour l’édification des plèbes.

Le cortège avançait. Place de la Concorde, sixgénérations de Parisiens, de provinciaux, d’étrangers, étaient àl’entour comme un sable mouvant qui s’amassait en dunes derrièreles ribambelles de soldats, l’arme au pied. La foule donnaitl’impression de l’humanité.

M. Le Tellier, avec le préfet de police,marchait à l’avant-garde. Chemin faisant, il consultait le cahierrouge. On l’entendit, devant l’obélisque, envoyer des gardes àcheval au ministère de la Marine, tout proche, au Bassin d’essaides carènes (à Grenelle) et à l’École supérieure de l’aéronautique,avec mission de convoquer au Grand-Palais le plus grand nombred’officiers de marine détachés à Paris.

Les questions pleuvaient sur les porteurs decorde ; mais la consigne les rendait sourds. Ils éprouvaientla sensation de transporter un vaste appareil relativement légermais offrant beaucoup de résistance et d’inertie, ce qu’ilsattribuaient d’eux-mêmes au cubage.

Entre les chevaux de Marly, la colonne hâtiveoscilla. Sous les visières de métal ou de cuir, des faces pétriesd’alarme s’étaient retournées. Un murmure grandissant accourait dulointain…

Mais ce n’était pas la venue du seconddésastre. La course ! La course revenait ! On l’avaitoubliée…

Deux atomes germaient au fond du ciel, deuxdragons chimériques et vrais, fils de l’homme et de la science,luttant de grâce et de rafale, qui arrivaient dans un sillage dehourras plus beaux que nulle symphonie…

L’Épervier distançait leProlétaire ! Il fondait au but, flèche pour lavitesse, arbalète pour l’apparence…

Le canon, gravement, consacra le triomphe del’oiseau bleu.

Par un chassé-croisé de leurs destins, lecapitaine Santus rentrait dans l’ombre, et M. Le Tellier leremplaçait au pavois du renom, près de M. d’Agnès.

Mais Paris ne savait pas que ses idoles,pourtant si différentes, n’avaient toutes les deux qu’une penséedans l’âme et qu’un amour au cœur et qu’un nom sur leslèvres : Marie-Thérèse.

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