Le Péril Bleu

Chapitre 18APPARITION DE L’INVISIBLE

Après le départ du savant dont l’autoritéavait dominé la phase parisienne du Péril bleu, on profita de saretraite pour mettre à exécution certain projet que l’astronomeavait toujours combattu. Nous voulons parler de l’admission dupublic au Grand-Palais. M. Le Tellier ne s’y opposait pas enprincipe, mais il soutenait avec raison qu’elle devait êtregratuite, et que, en tout cas, il fallait attendre que l’aéroscaphecessât d’être invisible, au moins en partie, grâce àl’intermédiaire d’une peinture ou de tout autre procédé.

Malheureusement, le public grondait.(C’est-à-dire que trois ou quatre publicistes le faisaientgronder.) On vit le moment où la question deviendrait électorale,et, encore que le sous-aérien fût toujours rétif à tout maquillagele rendant visible, l’accession du peuple fut décidée et taxée àcinquante centimes par tête au profit des sinistrés bugistes.L’entrée payante ne fut imposée que pour éviter l’encombrement.

Dès le premier jour, dimanche 22 septembre, ilarriva ce qu’avait prédit M. Le Tellier. La foule aperçut, entout et pour tout, une haute et solide barrière défendant un enclosinoccupé ; des agents de police la doublaient à l’intérieur.C’était bien le cas de dire qu’on avait payé pour ne rien voir.Dans l’âme obtuse de la multitude, cette idée avait pris corps que« fichtre, on verrait toujours, à n’importe quoi, que cetruc-là était invisible ! » Et on voulait voir ! Eton était furibond de ne rien voir pour ses dix sous !

Une émeute éclata. « On nous vole !une supercherie ! » L’existence des sarvants n’était plusqu’une fumisterie destinée en fin de compte à gruger lecontribuable, une fois de plus. Tous ces travailleurs endimanchésse rappelaient entre eux les sommes énormes envoyées au secours duBugey, de tous les points de la France et de l’étranger, et dont lecomité de répartition n’avait distribué que 3.746,95 francs. Ceuxmêmes qui avaient accepté l’invisible, au carrefour Louis-le-Grand,ne l’admettaient plus maintenant qu’ils avaient déboursé leur pièceblanche afin de le contempler.

Sur un ordre, les agents frappèrentl’aéroscaphe retentissant…

– Ouh ! Ouh ! Compères !Robert Houdin ! Ouh ! Ouh ! Compères !Assez ! Assez ! Honteux !…

En exécution d’un deuxième ordre, les agentsrétablirent des cordages autour du sous-aérien…

Puis les gradés atteignirent la plate-formeocculte, et s’y promenèrent sans appui, comme les astres dansl’infinie subtilité…

Puis on alla chercher les moulages de l’héliceet de la pince-cisaille-panier…

Puis douze citoyens furent invités à venirtoucher l’aéroscaphe…

Mais rien ne put retourner la foule, quivoyait partout des compères. Le Grand-Palais s’emplit d’un vacarmesans nom. Le public bouillait comme une flaque en fermentation.S’il avait cru à la réalité du bateau, il aurait tenté de le mettreen pièces. Çà et là, des échauffourées se produisirent ; onétouffa quelques marmots. Il fallut rendre l’argent.

Le prestige du Péril bleu venait de recevoirune atteinte irréparable. Le lendemain, les journaux del’opposition prétendirent qu’il ne s’agissait pas seulement d’uneescroquerie, mais aussi d’un stratagème pour distraire de lasituation sociale, sans cesse plus étendue, l’attention civique. Lepouvoir s’était servi de ce dérivatif indigne comme il se servaitparfois d’alarmes de guerre, aussi fallacieuses que la nuisance oul’existence même des terres invisibles. Et quand, triomphalement,le chimiste Arnold, de Stockholm, annonça par le monde qu’il avaittrouvé la peinture tant désirée et fait apparaître ainsi le morceaud’aéroscaphe que la France lui avait confié, la démocratie refusad’y voir autre chose qu’un nouveau machiavélisme des imposteurs.« Quelle attrape ! Ils allaient peindre à neuf quelquevieux sous-marin déclassé, hors service, et l’exhiber comme étantl’aéroscaphe invisible recouvert de la célèbrearnoldine ! Bravo, les tartufes ! Mais on savaità quoi s’en tenir. »

Ainsi naquit la légende du Péril bleu, quiétait pourtant bel et bien de l’histoire.

 

Cependant, au vrai, l’arnoldine étaitdécouverte.

Le chimiste suédois vint à Paris sans perdreune minute. Il apportait le fragment d’aéroscaphe sur lequel tantde combinaisons avaient éprouvé leur impuissance, avant l’amalgamevainqueur. Arnold avait eu soin de n’en peindre que lamoitié ; c’était donc une barre moitié invisible et moitiéjaune – d’un magnifique jaune serin. Mais, première déception, lesChambres se refusèrent à voter la plus faible subvention. Et,secondement, un projet de société anonyme au capital de quatre centmille francs, pour la peinture de l’aéroscaphe, avortamisérablement.

Arnold se montra plus grand que tout unpeuple. Il prit à sa charge les dépenses considérables – car cettecouleur valait plus de 3.000 francs le litre – et fabriqua desquantités d’arnoldine.

D’habitude, la peinture dissimule les choses.Aujourd’hui, la peinture allait montrer les choses.

 

Quand tout fut préparé, Arnold convoqua autourdu navire un congrès de savants, pour assister à ce vernissage d’unnouveau genre, tel que le Grand-Palais n’en avait jamais contenu.Belloir échafauda ses gradins, environna d’un cirque de planchesl’invisible appareil…

Au jour dit, qui tomba le 5 octobre, devantune galerie de célébrités cosmopolites, le Scandinave endossa lablouse blanche et donna le premier coup de pinceau. Lescinématographes et les instantanés dessinaient un grand rond :les pots d’arnoldine étaient répartis de tous côtés ; unorchestre jouait une marche héroïque. L’invisible apparut peu àpeu.

Comme si la brosse chargée de crème avait eule don de les créer, tous les détails du bateau surgirent dansl’espace, un par un. Ce fut en premier lieu la terrible pince, etl’effroyable cisaille et l’affreux panier en forme d’épuisette,avec son réseau de mailles – tous trois au bout de tiges articuléess’allongeant au moyen de douilles à coulisse. Les machinesexhibèrent ensuite leurs complications de finesse etd’enchevêtrement, leurs sphères innombrables et drolatiques, lesboîtes désertes où le galop sur place des batraciens mécanisésengendrait la force vive de l’appareil. On vit l’arbre de couches’allonger, devenir un long tube et se couronner d’une hélice jaunecomme lui, jaune comme les machines et la pince-cisaille. On vit leblaireau d’Arnold peindre en ronde-bosse, à même l’atmosphère, desinstruments désordonnés, les uns d’aspect élémentaire etvolumineux, d’autres infiniment complexes et multiples, dontl’arnoldine, hélas ! empâtait les mignardises.

Suspendu au milieu du vide, Arnold rampait,glissait, se coulait parmi l’agencement invisible des cabines.Ayant peint l’organisme de l’aéroscaphe, il s’adjoignit des aideset continua sa besogne d’enchanteur.

La pince-cisaille et son panier disparurentdans une tour safran qui ressemblait à la cheminée d’unsteamboat ; l’assistance frémit : elle avait reconnu lecylindre où tant de captifs s’étaient abandonnés à tant deterreur…

Mais l’air se cloisonnait de murailles, deplafonds et de planchers ; les cellules s’accumulaient àl’entour de la machinerie et des attirails. L’aéroscaphe avaitl’air d’une embarcation que l’on eût construite à l’envers desautres, en commençant par où d’ordinaire on finit ; la coquefaisait encore défaut. Pour la badigeonner, Arnold et ses aides,montés sur des échelles, étendaient l’arnoldine à grands coups.Pièce à pièce, les entrailles du sous-aérien se cachaient sous lerideau soufre, rigide et bombé, qu’ils déployaient d’une façonmagique.

Enfin, la couche d’arnoldine étant parfaite,un long cigare, de la couleur des canaris, se trouva dans lecirque ; et, devant sa ressemblance que la teinte citrineaccentuait encore – chacun s’étonna bruyamment.

Arnold rentra dans le sous-aérien pourbarbouiller le fond de cale… et quand il ressortit par l’une desécoutilles, aux accents de l’hymne suédois, seul, debout au milieude l’arène, sur le dos de l’aéroscaphe qu’il semblait terrasser, onlui fit une apothéose.

La couleur ! La couleur ! Principede visibilité sans lequel nos yeux seraient d’inutilesmerveilles ! La couleur, qui seule justifie l’existence de lavue ! La couleur, il l’avait donnée à la matière clandestine,et maintenant tout le monde voyait l’invisible.

Arnold salua. Les taches de sa blouseensoleillaient son geste, et, de sa brosse imbibée d’arnoldine, desgouttes d’or tombaient superbement.

La foule se retira comme à regret. Quand ledernier spectateur eut quitté le Grand-Palais, la peinture étaitsèche, et la nuit sans lune et sans étoiles était venue, si épaisseque l’aéroscaphe aurait pu se croire encore invisible, perdu dansles ténèbres, qui abolissent la couleur et crèvent nos yeux.

Or, au cœur de cette ombre, tandis qu’unbanquet de quinze cents couverts alimentait le Congrès de savantset fêtait la victoire des hommes sur l’invisible – au cœur de cetteombre, une œuvre obscure, inexorable, s’accomplissait – l’œuvreincompréhensible de forces inconnues, infinitésimales, une œuvred’atomes et de corpuscules en travail, en lutte peut-être…

 

Cela se passa dans l’ombre et le silence. Onne sait pas comment cela s’est passé.

Belloir, qui vint dès le potron-jacquet pourdémonter le cirque, ne trouva plus le sous-aérien, mais seulement,à sa place, un tapis de poussière jaune serin, naviculaire. Untapis fort mince. Une poussière ténue au suprême degré.

On eut beau courir en tous sens, et tâterl’air, et gauler le vide avec d’immenses perches… L’aéroscaphen’existait plus. La peinture suédoise, corrosive de la substanceinvisible, l’avait rongé en quelques heures. La gloire du chimistesombrait dans la ruine et le ridicule. Il s’arrachait lescheveux ; il ne comprenait pas comment l’aéroscaphe s’étaitpulvérisé, alors que l’échantillon, prélevé sur le bateau même etdont il s’était servi pour ses expériences, avait résisté àl’attaque…

Enfin, la vérité se fit jour dans l’espritd’Arnold. Parmi tous les traitements qu’il avait fait subir auspécimen avant de réussir, quelque bain, sans doute, possédait lavertu de l’immuniser contre l’action nocive de l’arnoldine – aulieu que l’aéroscaphe, lui, n’avait bénéficié d’aucune opérationpréalable.

Un bain ! Oui, mais lequel ? Il enavait tant essayé !… Et puis, à quoi bon le rechercher, àprésent que l’aéroscaphe n’était plus ?

Arnold, cependant, s’efforça de confectionnerde la matière invisible, de faire la synthèse de cette bizarreriedont l’analyse lui avait coûté mille tourments (et cela pour resterincomplète, le composé donnant, avec les acides, des réactionsextravagantes). Il ne réussit qu’à diluer plusieurs spécimens dansun mélange démoniaque, enfiévré de courants alternatifs, ets’arrangea si bien qu’il détruisit de la sorte tout ce quidemeurait ici-bas du métal inestimable.

Ce fâcheux inventeur y laissa l’entendement.Sa patrie l’hospitalisa. Il est toujours à Göteborg. Tantôt il veutaller peindre les continents sus-aériens, pour les réduire enpoudre. Et tantôt, croyant avoir trouvé le correctif del’arnoldine, l’insensé parle de vernir cette voûte transparente,afin que la nuit s’étende à jamais sur l’ingratitude et surl’ironie.

 

C’est de cette façon que l’invisible – passez,muscade ! – apparut et redisparut.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer