Le Péril Bleu

Chapitre 21LE PÉRIL BLEU

Mobiliser les troupes alpines, c’était depuislongtemps un fait accompli. Sous prétexte de manœuvres – afin,paraît-il, d’éviter une recrudescence de l’affolement public – lepouvoir avait ordonné des battues militaires, et chaque garnisonprenait les armes tour à tour. On explorait le Bugey de fond encomble, sans éveiller de soupçons. Les reconnaissances d’officierss’y accordaient avec les inquisitions de la sûreté ; l’armée,et la police agissaient parallèlement. L’inspecteur Garan, revenude ses erreurs, avait coopéré maintes fois aux stratégies les plusastucieuses.

Mais, ni dans les Alpes, ni dans le Bugey, lesarvant ne se laissait même entrevoir.

Les bouges des faubourgs, les caves et leségouts des villes, les souterrains des vieux donjons, lescarrières, les gouffres, les grottes, les forêts, les cryptes desruines et les catacombes des abbayes furent explorés sans résultat.L’antre des flibustiers demeurait une énigme. Les dirigeables etles aéroplanes prêts à s’élancer derrière le ballon-fantômerestaient inactifs, et ceux qui croisaient dans l’atmosphère,au-dessus des mornes solitudes, revenaient bredouilles de la chasseaux Croquemitaines.

À l’heure où M. Monbardeau réclamait lamobilisation des Alpins et fulminait contre le ministère, il yavait donc bel âge que l’œuvre de l’État s’était donné carrière enBugey comme aux alentours, avec une discrétion que motivaient nonseulement le trouble des citoyens (il nous semble, au contraire,que l’aspect des troupes les eût rassurés), mais aussi la peurd’une gigantesque plaisanterie. Les Camelots du Roy, par exemple,étaient capables de toutes les impertinences, du moment qu’ils’agissait de ridiculiser le régime.

À la vérité, cette œuvre de l’État, on avaitdécidé de la continuer jusqu’à la victoire. Mais il se produisitplusieurs disparitions impressionnantes de sentinelles avancées,d’agents solitaires… Et l’on dut couper court à cette traquephénoménale pour éviter les refus d’obéissance et lesdéfections.

L’existence des sarvants n’étant pasofficiellement reconnue, on cachait avec plus de soin encore queles recherches se poursuivaient dans toute la France et même fortau-delà. Car, sans comprendre pourquoi leur champ d’action seréduisait aux parages bugistes et s’étendait si lentement, onsoupçonnait les brigands d’aller très loin déposer leurs prises.L’échec des perquisitions régionales semblait en faire loi.

Impuissant à découvrir quoi que ce fût, etcraignant l’extension d’un mal dont la gravité lui apparaissait dejour en jour, le gouvernement jeta le masque et s’efforçad’organiser un système protecteur, dans le but de circonscrire lefléau. Il édicta des mesures préventives – des dispositions deprophylaxie, pour ainsi dire – applicables sur tout le territoire.Et alors les populations qui n’avaient pas subi la tyrannie dusarvant se prirent à la redouter.

Celui-ci n’augmentait son empirequ’insensiblement, c’est entendu. Mais là, c’était l’abomination dela désolation.

Les services administratifs, la vie socialen’y fonctionnaient plus. Le pays se vidait peu à peu de seshabitants. Depuis le rapt de Mlle Le Tellier et deses cousins, chaque enlèvement avait provoqué de nouveaux départs.Il était arrivé à Lyon, à Chambéry, des trains bourrés de paysans,et la frontière suisse avait vu l’exode des réfugiés français. Lapanique les saisissait tout d’un coup. Pour subsister ailleurs, ilsvendaient leurs bestiaux à vil prix, quelques-uns cédaient leurschamps et leur ferme, et ils s’enfuyaient, bien heureux d’avoirtrouvé acquéreur. C’étaient des riches. D’autres n’avaient pas dequoi s’en aller. Quinze mille, peut-être. Ceux-là vivaient de riendans leurs masures barricadées, comme au fond de tanières. Nul necorrespondait avec son voisin ; pourtant, les nouvellesarrivaient jusqu’à eux, mais dénaturées, grossies, et redoublaientleurs transes. L’aigle de Robert fut la chauve-souris géante quel’on appelle « vampire », et le poisson de Philibert pritforme de requin volant, de dragon, de tarasque des tempsgothiques…

Autour des villages condamnés, jaunissaientles moissons que personne ne récolterait. Les prairies poussaienthaut et dru ; les vignes s’emmêlaient de longs rejetsflexibles, et l’herbe verdissait le sol des routes blanches. Unsilence de mort planait.

Parfois, un vagabond se risquait à la maraude.Il vint aussi des bandes de voleurs, dans l’espoir de piller lesbiens à l’abandon… Mais subitement des cris horribles s’élevaient àl’intérieur des maisons ou dans la campagne lointaine :batailles d’hommes contre des chiens enragés, contre des chatsoubliés, contre des rivaux, contre la peur, ou bien contre… on nesavait quoi. Les pillards, au bout de quelque temps, ne vinrentplus. À partir de ce jour, les seuls êtres humains que l’on viterrer par les champs et les bois furent de misérables insensés,dont le nombre augmentait d’heure en heure. Ils sortaient de leursgeôles volontaires sous la domination d’idées puériles, produits del’épouvante et de la claustration. Demi-nus, désœuvrés, lesmalheureux allaient au hasard, se nourrissant de grains et deracines. Le sarvant, d’après l’histoire, en choisitquelques-uns ; la majorité se suicida.

Il n’était pas rare, en effet, qu’aux arbres,aux poteaux des chemins, aux croix des carrefours, se balançassentdes pendus qui avaient fui la peur dans la mort. À travers lavallée, une succession de pylônes soutenait les câbles électriquesde Bellegarde à Lyon ; presque tous avaient servi d’échelles àd’étranges désespérés, qui touchaient les câbles ets’électrocutaient. Des momies carbonisées tordaient leurs posturessimiesques au sommet de ces miradors et semblaient bouffonner entreelles. Les rivières charriaient des cadavres, messagers de l’effroiqui sévissait. La voie du chemin de fer était un rendez-vousd’écrasés. Il régna de grandes puanteurs. Mais, grâce aux nuées decorbeaux qui s’abattaient sur le pays, le charnier qu’il était futvite un ossuaire.

La postérité s’étonnera d’une telle débâcle.C’est qu’elle oubliera comment les hommes comprenaient la calamité.Ce n’était plus une brimade, ce n’était plus un stratagème deforbans. C’était la fin du monde. Ils évoquaient avec angoisse lesbêtes d’Apocalypse qui avaient été vues dans le ciel : unveau, un aigle, un brochet. Pour eux, le sarvant devenait l’Angeexterminateur. Et ils croyaient que Jéhovah commençait par le Bugeyà dépeupler la terre.

Dix siècles auparavant, les mêmes alarmess’étaient répandues. Les terreurs de l’an mil neuf cent douzeégalaient à celles de l’an mille. Et, si elles devaient moins segénéraliser, c’est qu’elles avaient une raison d’être, tandis queles autres étaient filles de l’inépuisable fantaisie[5].

 

Il semblait qu’une épidémie infestât ce coinde l’humanité. De fait, les persécuteurs vous enlevaient àl’improviste, sans que rien n’y fît, comme souvent procède lecholéra. Comme en temps de choléra, les survivants gardaient unefigure d’esclave poursuivi, où la peur s’était imprimée à jamais.Ils ne s’inquiétaient même pas de savoir où les disparus s’enétaient allés. Aucun ne doutait de leur massacre. Les femmespleuraient un peu quand elles y songeaient ; cela faisait enelles une heureuse détente, et le moment des larmes se trouvaitl’instant du bonheur. Le rire n’était plus, au tréfonds desmémoires, qu’un vague souvenir de paradis perdu. Tous les cœurs seserraient, la nuit surtout.

La nuit, on la passait aux écoutes, à guetterle trop célèbre ronflement. On s’imaginait le percevoir. On lepercevait par autosuggestion.

Et quand l’aube poignait dans sa splendeurcaniculaire qui rôtissait dehors les charognes sans nombre, alors,par une fente de la porte, par une lézarde de la muraille, entredeux tuiles disjointes, les pauvres gens fixaient le cielimperturbable, limpide et bleu, sillonné d’hirondelles, le cielfourbe, avec son masque de sérénité. Tout le jour, ilscontemplaient cet azur aveuglant. Leurs yeux éblouis voyaientapparaître des façons de petits vers ondulés, incolores, qui sedéplaçaient lorsqu’on voulait les regarder. Ils s’en effrayaient,c’étaient les vaisseaux mêmes de leurs yeux.

Le murmure de la saison se déguisait en unbourdonnement redouté. Soixante fois par minute, ils se figuraientdistinguer n’importe quoi. Beaucoup prétendirent avoir surpris dela sorte l’ascension de créatures et d’objets divers, montant seulset tout droit dans l’atmosphère. Mais ils n’en auraient pas juré,sentant bien qu’ils étaient de méchantes vigies.

Mirastel fut le dernier château qu’on habitât.Mme Arquedouve et sa fille Lucie n’étaient guèretransportables, et M. Le Tellier se cramponnait à l’idée qu’ilretrouverait ses enfants là où le sarvant les avait capturés.

Les représentants du département profitèrentde la circonstance et lui demandèrent un rapport détaillé sur lasituation.

À la suite de ce rapport, on voulut appliquerune nouvelle tactique défensive. Mais les fonctionnaires déléguésen Bugey n’y restaient pas une semaine. Cet enfer avait raison desmeilleures volontés, des pires ambitions, des bravoures les pluséprouvées.

Toute la terre alors surveilla le Bugey.C’était un point gangrené dont elle suivait avec effroi l’horribleépanouissement. Tel un incurable qui, la sueur aux tempes, couvedes yeux son chancre envahissant, le monde entier contrôla sansrépit les progrès du cancer français. La presse internationaletournait au bulletin sanitaire.

San Francisco ne souriait plus.

Toute la terre surveillait le Bugey, et toutle Bugey surveillait le ciel. D’un bout à l’autre du pays, celaseul importait. On se moquait de tout, excepté de cela.L’engraissement des porcs, la vendange à venir, les foins à faner,les seigles florissants, la température propice ou défavorable, lesquerelles municipales – chacun s’en désintéressait. La fortune etla misère ne comptaient plus, la politique avait perdu sonimportance, une guerre pouvait survenir, une invasion menacer levieux monde, le Péril jaune pouvait fondre sur l’Europe – qu’est-ceque cela faisait ?

Un souci méritait seulement l’inquiétude. Unseul danger valait d’être écarté : LE PÉRIL BLEU.

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