Le Péril Bleu

Chapitre 15LA VÉRITÉ SUR LES SARVANTS

Le Dr Monbardeau les attendait impatiemmentdans le laboratoire du boulevard Saint-Germain, bel atelier depeintre que M. Le Tellier avait aménagé pour toutes sortes demanipulations scientifiques, au sixième étage de sa maison. Ledocteur s’y promenait à grands pas, sous la lumière crue des arcsélectriques. Il avait disposé, sur une table, des aciersétincelants et des liquides aux nuances chimiques, empruntés pourla circonstance à des confrères parisiens.

Les cinq bières de zinc s’alignaient côte àcôte. Et s’alignaient aussi les boîtes frigorifiques descrapauds-moteurs.

Le duc d’Agnès et l’astronome se mirent endevoir d’ouvrir un des cercueils. Pendant quoi, le docteur, sansdiscontinuer ses marches et contremarches, interpellait l’aveugleet le prenait à témoin de la rigueur des événements :

– Des hommes, monsieur ! quellehonte ! Des hommes ! Des bimanes bipèdes macrocéphales,comme vous et moi ! Des êtres qui ont l’honneur de ressemblerà Claude Bernard, à Pasteur, à… Tolstoï ! et qui pêchent leurssemblables ainsi que des goujons !… Et qui lescollectionnent ! Oh !… Ah ! pauvre humanité,monsieur !

– Bah ! répondit M. Courtois,si nous pouvions, nous ferions de même. Sous prétexted’ethnographie, on se livre, au jardin d’Acclimatation, à desexhibitions de sauvages qui rappellent assez l’aérium des sarvants.Et tenez, docteur, cette jouissance perverse qu’on éprouve,paraît-il, à regarder vivre une personne sans qu’elle s’en doute, àtravers le trou de la serrure ; c’est tout bonnement de lavolupté du collectionneur !

– Pauvre humanité, vous dis-je !

– Viens nous aider, Calixte, fitM. Le Tellier.

Le couvercle de la bière sauta.

Au milieu des chaînes et de la glace fondue,un vide affectait confusément la « silhouette en volume »(passez-nous l’expression) d’un être humain, ni gros ni mince, nigrand, ni petit.

Cette visibilité temporaire et imparfaitesuggéra au directeur de l’Observatoire l’idée de faire mouler lescadavres dès le lendemain, comme l’hélice, et elle permit de saisirle sarvant par les pieds et sous les bras, sans tâtonner. Salégèreté ascensionnelle neutralisait le poids des chaînes ;l’ensemble équivalait à zéro gramme, zéro centigramme, zéromilligramme.

On l’étendit sur une claie, et les quatreopérateurs commencèrent à palper, non sans aversion.

Impulsivement, ils regardaient l’endroit oùleurs mains s’appliquaient, comme si les regards avaient le pouvoirde rendre les choses visibles, et que l’aspect des choses ou leurnon-aspect fût une simple conséquence de l’attention visuelle.

Les trois hommes s’aperçurent très vite que,au contraire, les yeux fermés, ils touchaient pluscommodément. Pour l’aveugle aux mains sagaces, il tenait sa têtedroite, et ses doigts s’agitaient dans l’air avec une agilitéprestidigitatrice. Il y avait là quatre aveugles, dont troisvolontaires ; et cela dans un but de clarté !

M. Le Tellier, après un silence, ouvritles paupières. Il fut troublé de l’ahurissement qui se peignait auvisage de Louis Courtois, si impénétrable d’habitude.

– Bigrement déformé, n’est-ce pas  ?lui dit-il. Je ne sens ni les yeux, ni la bouche…

– Non : pas d’yeux, confirmal’autre, ému. Et pas de bouche… Mais il y a pis que cela. La face…les traits… sont d’un modelé tellement grossier… grumeleux… Etpuis, dites, messieurs, cet homme est habillé, il mesemble ?…

– Parbleu !

– Sans doute !

– Mais oui…

– Eh bien, mais sentez donc : il n’ya pas de différence entre la peau de la figure et l’étoffe ducostume… la peau des mains non plus…

– Des mains, ça ! se récria ledocteur, ces espèces de moignons grenus qui révoltent letoucher ?…

M. d’Agnès répétait d’un airdégoûté :

– Quel sale contact ! mamelonné,visqueux…

– Ah ! çà, mais… fit l’aveugle, cene sont pas des habits ! Cela fait corps avec l’individu…C’est la même consistance, la même substance ! On dirait unesorte de molle effigie, faite de pelotes grossièrement agglomérées…Ces pelotes… ces pelotes… Ah ! s’écria-t-il, j’en tiensune ! Et l’on vit ses doigts trifouilleurs s’accrocher dans levide, sur la poitrine invisible. Je la tiens !… Je la détache…péniblement… Elle vient. La voici ! Bon ! je l’ailâchée !

Un bruit sec, au plafond, claqua.

– Elle est allée se coller là-haut, commele sarvant du Grand-Palais, qui a traversé le vitrage, continuaLouis Courtois. Maintenant, il y a une cavité dans la poitrine, àla place de cette boule.

– Il faut la rattraper, décidal’astronome. Avec un marche-pied…

Mais l’aveugle disait, en crispant unedeuxième fois ses mains blanches :

– Inutile : j’en tiens une autre…qui ne pourra m’échapper… Là !… Dieu du ciel !

– Quoi donc ?

Les trois autres regardaient les mains, puisla physionomie de l’infirme. Ses doigts remuaient fébrilement, etl’horreur verdissait sa face. Un geste frissonnant le fit reculerdans l’attitude de la répulsion la plus invincible ; ses mainss’ouvrirent. Un second bruit sec, au plafond, claqua.

– Pouah ! Il tremblait comme s’ilavait eu froid. C’est une araignée !… Une immondearaignée à courtes pattes, de la grosseur d’un œuf de poule… Unearaignée morte…

On s’écarta du cadavre invisible.

M. Le Tellier fit appel à toute sonénergie et se rapprocha brusquement de la claie où les chaînesesquissaient la configuration de l’épouvantable sarvant.

– Allons ! un peu de cœur auventre !… Il faut savoir. Tout ça…

Et, seul, il reprit la hideuse besognemanuelle. Puis, formulant ses trouvailles à mesure qu’il lesfaisait, voilà qu’il eut à prononcer des paroles qui resteronténormes dans les siècles des siècles :

– Non, non… Vous l’avez dit,monsieur : ce n’est pas un homme que je touche… C’est uneagglomération de bêtes agrégées en forme d’homme, et ces bêtes sontbien des araignées… oui… de gros poux, si vous aimezmieux…

– Je préfère les araignées ! susurrale duc d’Agnès.

L’astronome continua :

– Elles se tiennent étroitement serrées,en un agglomérat compact, dans la position où la noyade aérienneles a surprises. Elles sont emmêlées à la façon des petitesaraignées champêtres dont la réunion sur le dos de leur mère faitune horrible toison grouillante. Mais ici, c’est une créature toutentière uniquement constituée par des animaux… Des animaux groupésen forme d’homme ! et d’homme habillé ! Çavraiment !…

– Donc, scanda le docteur au comble del’exaltation, les bourreaux de nos enfants sont desaraignées !

M. Le Tellier rompit le silence quivenait de suivre, et remarqua :

– Robert l’avait bien pressenti, quand ildisait : les êtres du vide doivent être plus différentsdes hommes que les habitants d’une planète immensément lointaine,mais garnie d’une atmosphère.

Tout à l’heure, M. Monbardeau s’indignaitde ce que les sarvants fussent des hommes ; à présent, ill’eût souhaité de bon cœur. Des araignées ! Intelligentes,civilisées, soit ! Mais, tout de même ! Desaraignées ! Pouvait-on imaginer quelque chose de plussordide !

Leur répugnance s’accrût davantage lorsque leduc, ayant mis ses gants, arracha du corps un autre arachnideinvisible qu’il eut l’inspiration d’enduire de colle forteadditionnée d’encre rouge.

Tout englué de sécotine pourpre, le petitmonstre surgit, sanglant et gélatineux… Il était d’une hideur siinsupportable à qui savait les abominations de l’aérium qu’on lejeta par la fenêtre. Appesanti de son fardeau poisseux, il montalentement vers les étoiles – vers le monde sus-aérien – et seperdit bientôt dans la nuit fallacieuse, traîtreusement fleurie delumières exquises. L’aveugle, courageux, palpait derechef ladépouille du sarvant, et ses mains agiles semblaient alors deuxaraignées à cinq pattes, vivant d’une vie propre, et quis’activaient à leur tâche de mystère.

– Cette forme humaine ! radotait ledocteur. Mais pourquoi ? Pourquoi donc ?

– J’ai trouvé ! annonça tout à coupM. Le Tellier. Nous sommes en face d’un phénomène demimétisme ! C’est un moyen de défense ! une ruse deguerre ! Quand elles se sont vues en notre pouvoir, cesaraignées ont pensé que nous respecterions des êtres semblables ànous, et de là vient qu’elles se sont agglutinées de manière àfigurer des hommes ! Mimétisme purement instinctif oumimétisme raisonné, en tout cas : mimétisme !

Trois exclamations n’en firent qu’uneseule.

– C’est ainsi, mes enfants ! Etvoilà pourquoi les chambrettes de l’aéroscaphe sont à ce pointmenues. Comparées à la taille des matelots qui les habitaient, cesont de grandes salles. L’aéroscaphe, pour les sarvants, est unample paquebot, proportionné non pas à l’équipage, mais au gibierqu’il était chargé de poursuivre et d’emporter.

– Nous ne sommes plus des goujons,docteur, fit le duc d’Agnès, nous sommes des cachalots.

– Faible consolation, monsieur.Cependant, j’avoue que… de misérables nains… tout araignées qu’ilssoient…

– Oh ! Des nains diantrementhabiles ! Des araignées fichtrement cultivées ! L’aérium,docteur, dans ces conditions, quel monument ! Un aquarium pourbaleines !

– Passez-moi le scalpel, dit Courtois.Cette cohésion me paraît bizarre…

– Vous avez du nouveau ? lui demandaM. Le Tellier.

M. COURTOIS. – Attendez, laissez-moifaire… C’est bien cela ! Je m’y attendais. Oh !… Cesaraignées… elles ne sont pas seulement unies par l’enlacement deleurs pattes. Elles se tiennent aussi par les nerfs. Chacuneprésente deux papilles nerveuses extérieures, en relation avec lescentres (cerveau, moelle ou ganglions) et qui remplissent lafonction de plots électriques, ou de prises de courant, comme vousvoudrez. Les araignées se branchent l’une après l’autre, aumoyen de ces contacts nerveux !

M. LE TELLIER. – Terre et ciel !Mais alors, si elles peuvent se souder de la sorte, l’espècearachnéenne tout entière peut, à sa guise, former une quantitévariable d’êtres collectifs, ou devenir un seul animal immense,doué d’un seul esprit, d’une seule volonté, d’une seulesensibilité, une boule gigantesque, ou bien un cordon interminable,un chapelet…

M. MONBARDEAU. – Comme le tænia !qui lui aussi est composé d’organismes bout à bout…

M. D’AGNÈS. – Les sarvants ressemblent àl’eau, qui s’éparpille en gouttelettes sans nombre et pourrait neformer qu’un seul océan. Docteur, nous ne sommes plus descachalots ; ces gens-là sont des titans, lorsqu’ils leveulent.

M. COURTOIS. – Oui, des titans ! desprotées multiformes ! Il a plu à ceux-ci d’emprunter notrestature pour essayer de nous tromper ; ils avaient le choixentre toutes les conformations possibles, ils pouvaient s’amalgamerdans toutes les combinaisons plastiques, et devenir ainsi plusieursgrandes créatures-colonies, beaucoup de petits êtres-sociétés, oubien rester une foule d’individus séparés.

M. LE TELLIER. – Ces araignées ne sont,en somme, que des unités de construction, telles les cellules denotre corps, puisque, après tout, l’homme n’est aussi qu’unecollection d’éléments. La différence, c’est que chez nous lacellule n’a point de personnalité, ni d’indépendance, tandis quechez les sarvants, chaque élément, libre, est un individu. Ce typebiologique réalise une chimère sociale : l’état coopératif. Lepeuple sus-aérien jouit de l’idéale république : un dans tous,tous dans un. C’est admirable.

M. D’AGNÈS. – C’est dégoûtant !

M. COURTOIS. – Tous les modes de la viesont admissibles, et celui-ci n’est pas sans grandeur, quisubordonne la prépondérance d’une race à la pratique de lasolidarité.

M. D’AGNÈS. – Bast ! prépondérancesur des crapauds !

M. MONBARDEAU. – C’est vrai, lescrapauds ! nous les oublions ! Si maintenant on lesétudiait un peu ? Je serais curieux… Chacun d’eux,souvenez-vous-en, produisait le travail d’un bœuf, et c’est unmystère accessoire où je soupçonne, malgré tout, l’interventiond’une science…

 

Il courut alors aux bêtes motrices, et il eutle regret de constater que leur décomposition s’accomplissait avecune rapidité malheureuse. Une odeur d’acide formique[9], se dégageant des glacières, vous piquaitle nez et vous faisait pleurer. Des bulles de gaz méphitiqueschantaient glouglou parmi l’eau de la glace fondue. Le couvercled’une boîte fut lancé loin d’elle, avec puanteur et détonation.

– Il faut que les sarvants soient desbrutes, déclara le duc d’Agnès, pour avoir traité comme ça depauvres créatures du bon Dieu !

– D’abord, contredit M. Le Tellier,vous ignorez si ces crapauds n’étaient pas enchantés de trouverprotection, abri et subsistance, au prix d’un labeur sans douteproportionné à leur force. Je pense, moi, que les sarvants nesont pas mauvais, puisqu’ils ont cru que nous ne ferions pasde tort à des hôtes qui nous ressembleraient…

– Oui-da ! persifla le docteur,l’animal le plus obtus sait bien que les loups ne se mangent pasentre eux !

– Les loups, c’est vrai. Pas leshommes.

– En tout cas, les sarvants ne se priventpas de martyriser ceux qui ne leur ressemblent pas ! murmurale duc d’Agnès.

L’astronome répliqua :

– Et s’ils ne savaient pas ce que c’estque la souffrance ?… Avez-vous songé à cela ?… Nous quisouffrons, nous prétendons bien que certains animaux ignorent ladouleur. Au fond, qu’est-ce que nous en savons ?

– Peut-être, insinua l’aveugle, peut-êtreont-ils adopté notre tournure, sachant au contraire que c’estl’homme que l’homme redoute davantage ? Mais dépêchons !la pourriture gagne ces restes…

– Voilà qui est fâcheux, soupiraM. Le Tellier. J’aurais voulu les soumettre à des expériencesde radiographie et les faire mouler.

– Vous n’en aurez pas le temps.

– Essayons au moins de comprendre commentils suppléent au défaut de circulation sanguine et de fonctionrespiratoire, et désagrégeons ce simulacre d’humanité.

 

Le soleil naissant les trouva penchés sur lespetits morts invisibles, répugnants et légers ; difficiles àretenir et qui, au moindre faux mouvement, s’allaient plaquer auplafond. Mais le résultat de leur veille est beaucoup troptechnique pour être rapporté au cours de cette histoire populaire,dont la clarté, d’ailleurs, n’en serait pas renforcée d’uncent-millième de carcel.

Ainsi se termina la mémorable nuit du 6 au 7septembre 1912, digne suivante d’un vendredi célèbre à jamais dansles annales de la connaissance.

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