Le Péril Bleu

Chapitre 20DÉMENCES

Le surlendemain, le Dr Monbardeau – dont lavaleur médicale est justement réputée – certifia que la guérison desa belle-sœur était une question de temps et de patience.Mme Monbardeau vint une fois de plus habiterMirastel, en qualité de garde-malade ; et, bien queMme Le Tellier se montrât sensitive à l’excès, bienque la moindre surprise l’électrisât, bien que cinq minutes nepussent s’écouler sans qu’elle fît le geste-tic de repousserquelqu’un, ou sans qu’elle parlât du veau inexplicable, uneamélioration faible mais évidente justifia le pronostic dumédecin.

C’était une chance inouïe ; la commotioncérébrale avait été de la dernière violence. On en posséda lapreuve supplémentaire quand, les cheveux de la malade ayant pousséquelque peu, on s’aperçut qu’ils étaient blancs. La chevelure toutentière devait avoir blanchi, mais jusqu’à présent la teintureavait empêché qu’on le remarquât. Pour accélérer la convalescencede l’affligée, il aurait fallu qu’elle prît l’air, aussi. Mais, enadmettant qu’elle s’y fût prêtée, nul ne l’aurait permis durant cesjours détestables. Car, depuis l’enlèvement de Maxime, perpétréavec une audace, un cynisme et une prestesse non encore déployés,les Bugistes ne s’aventuraient plus à ciel ouvert qu’avecd’infinies précautions. M. Le Tellier lui-même s’opposait à lasortie des siens. Il subissait alors une seconde dépression moraleet s’abandonnait à d’interminables pensées, moins occupé de percerle mystère que de considérer sa détresse. Une fois queMme Arquedouve lui demandait s’il avait trouvéquelque chose, il répondit :

– J’ai trouvé qu’on devrait toujoursaimer ses proches comme s’ils étaient destinés à mourir tout àl’heure.

Les extravagances de Robert allaient finir del’accabler.

Celui-ci donnait des signes incontestablesd’aliénation mentale. À cette époque déjà, la frayeur avait dérangébeaucoup de cerveaux. Une terreur contenue et dissimuléevenait-elle de gâter cette splendide intelligence ?… Onl’aurait dit.

Sa démence avait débuté par une explosion dejoie, un air de gaîté constante et singulièrement déplacée. On levit, après cela, s’ensevelir en de sombres recueillements. Sousl’action d’une idée fixe, il accomplit une autre fugue, non plus àLyon, mais à Genève, et revint de Suisse, par une des plus ardentesjournées de 1912, portant sur le bras une lourde pelisse defourrure.

À dater de là, rien ne put l’empêcher des’enfuir tous les matins pour de longues promenades alarmantes quil’exposaient dehors jusqu’à la nuit. Il rentrait à sept heuresprécises ; mais, aussitôt le dîner, le monomane disparaissaità nouveau ; puis, le lendemain, repartait…

Et dans quelle tenue ! Burlesque à l’égalde Tiburce lui-même ! Habillé d’un complet de touriste encheviote extrêmement chaude, guêtré jusqu’aux genoux d’un cuirépais, il servait de support à toutes sortes d’articles de voyage(rayon des explorateurs). Un petit couteau de chasse lui battait leflanc. Un étui-revolver lui mettait un ceinturon et un baudrier devache vernie. Sur sa poitrine, les courroies d’une gourde et d’unesacoche croisaient en sautoir celles d’un kodak et d’une imposantejumelle prismatique. Sur son dos, il y avait un sac de marcheur, entoile verte ; gonflé d’objets mystérieux, et, pendu à ce sac,un petit traversin de caoutchouc des plus intrigants. Une toque deloutre le coiffait de son étuve poilue, et la pelisse de fourrurene quittait son bras droit que pour aller chauffer son brasgauche.

Ainsi harnaché, le gringalet pitoyablequittait Mirastel, et, vêtu comme pour une expédition polaire, ilarpentait les routes pulvérulentes, sous un soleil à pomperl’Océan. Ces routes n’avaient plus de cantonniers. Robert foulaitsans trêve leur terrain cabossé, n’y rencontrant que de raresvoitures soigneusement closes et quelques automobiles presséesd’être ailleurs. Parfois, il lui fallait enjamber des ruisseaux defourmis, qui traversaient le macadam de la République ; etparfois, il avait à contourner des pierres d’éboulis, tombées de lamontagne et qu’on laissait au milieu du chemin.

Il lui arrivait aussi et fort souvent degravir le Colombier et d’y errer comme une âme en peine, comme unpoète flâneur, amant des forêts et des cimes. Il paraissaituniquement soucieux d’admirer les points de vue. Ses regardsallaient de l’un à l’autre avec une célérité remarquable, aucunedes beautés de l’heure et du lieu ne lui échappait. Le colombieravait été le mont de la neige, puis de narcisses, bientôt il seraitle mont des framboises. Il était pour lors celui des sauterelles,et les pas de Robert déclenchaient leurs sauts stridents, commeautant d’arceaux fugitifs, de-ci de-là, rouge celui-ci, mauvecelui-là. Mais le singulier badaud n’aimait pas cette stridulationbourdonnante qui recouvre les prés d’un tapis de musique, et ilproférait à chaque instant :

– Eh ! mon Dieu ! ce ne sontque les sauterelles ! La peste soit des sauterelles !Maudites sauterelles !

Ou quelque autre monologue dans cegoût-là.

Impénétrable et serein, ponctuel et souriant,il entrait, au second coup de cloche, dans la salle à manger duchâteau. À table, il ne répondait rien aux remontrances et semblaittout heureux de ses frasques et de ses lubies. On ne le voyait plusqu’au repas du soir.

M. Le Tellier s’aperçut qu’il décampaitaussi pendant la nuit. Alors, il voulut le cloîtrer. Mais l’autrel’avertit respectueusement qu’à la première récidive il sesauverait pour ne plus revenir. M. Le Tellier céda. Le pauvrehomme en arrivait à douter de son propre jugement ; il nesavait plus, de lui et de Robert, lequel était raisonnable, et sile devoir ne commandait point de patrouiller sans cesse à larecherche du sarvant, fût-ce au hasard et follement, avec milleexcentricités ridicules, affligeantes et théâtrales, en unmot : tiburcéennes.

L’astronome dut se borner à frémir pendant lesabsences de son secrétaire. Et ce qu’il eût frémi davantage, s’ilavait connu que Robert possédait le moyen de tromper les sarvantspar une certaine similitude de toilette et pourtant son costumed’opéra-comique ne présentait aucune analogie avec l’un de ceuxqu’il eût été rusé de contrefaire !

À chaque fois que Robert s’éloignait,M. Le Tellier se demandait si c’était ce soir-là qu’il nereviendrait pas… Et les soirs tardaient bien à revenir. Mais ilsrevenaient tout de même… et revenait aussi Robert.

Cependant, le mercredi 3 juillet, à septheures, on entama sans lui le potage.

Sa place faisait un vide dramatique entrel’aveugle et la folle.

M. Le Tellier, le docteur et sa femmes’entre-regardaient, taciturnes, lorsque le maître d’hôtel remit àl’astronome une lettre qui n’avait pas de timbre.

M. Le Tellier fronça les sourcils etdevint très pâle.

– L’écriture de Robert !Tiens !… dit-il d’une voix étranglée. Voyons :

« Mon cher maître, ne m’attendez pas pourdîner. Je suis allé chez les sarvants. À tout prix je vous donneraides nouvelles de votre fille. Comptez sur moi.

Robert COLLIN »

« Le malheureux ! Il s’est faitenlever ! » Et, s’adressant au maître d’hôtel :

– Qui vous adonné cette lettre ?

– C’est M. Collin, Monsieur ;il y a huit jours. Il m’a dit comme ça que la première fois qu’ilserait en retard pour dîner, quand ça ne serait que d’une seconde,il fallait remettre ça à Monsieur.

La lettre palpitait dans les doigts deM. Le Tellier :

– Il s’est fait enlever !…Volontairement !

Mme Le Tellier commençait às’exalter.

D’un signe, Mme Monbardeau luirecommanda le silence :

– Il n’était pas fou ! reprit-ilsans faire attention.

– Alors, s’enquit M. Monbardeau,cette pelisse ? ces fourrures ?

– Il croit peut-être que les sarvants ontleur refuge dans les glaciers… avançaMme Arquedouve.

– Sans doute, fit M. Le Tellier,songeur. Les sarvants…

La visionnaire s’était levée d’un jet.

– Les sarvants ! s’écria-t-elle.Oh ! Qui me serre ? Maxime !…

Elle écartait avec horreur la souvenance desmains qui l’avaient empoignée, sous la charmille. Elle crispait lessiennes aux endroits que l’étreinte avait meurtris à traversl’étoffe déchiquetée.

– Là ! qu’est-ce que jedisais ! reprocha Mme Monbardeau. Taisez-vousdonc, Jean !

Mais M. Le Tellier, à la vue de sa femmequi reproduisait infatigablement la bagarre du 19 juin, se répétaiten frissonnant que Robert avait couru, de lui-même, au danger sanségal… Ah ! le vaillant ! le héros ! Il s’était jeté,de gaîté de cœur, au devant du formidable mystère crochu ; etdes jours, et des nuits, il avait eu le courage surhumain depersister dans son héroïsme et d’attendre patiemmentl’attaque infernale !

– Il n’a pas de famille, n’est-cepas ? s’informa le docteur.

– Non, dit M. Le Tellier, la larme àl’œil, il n’avait que la nôtre. Ou plutôt, il n’avait qu’un rêve…Hélas ! voilà que j’en parle déjà au passé !…

Deux jours après, les facteurs bugistes,faisant grève depuis l’avènement des Ogres, les deux beaux-frèresétaient allés en automobile chercher le courrier à la posted’Artemare.

M. Le Tellier déploya Le Nouvellistede Lyon, adressé à Mme Arquedouve, et lut cequi suit :

(Pièce 417)

… Des membres du Club-Alpin, qui se livraienthier à l’ascension du mont Blanc, ont relevé, sur le flanc d’un murde neige, une longue traînée qui semble due au frottement d’uncorps cylindrique énorme et résistant. On dirait, disent-ils, qu’unaérostat-automobile à armature métallique, du typeZeppelin, est passé à cet endroit en frôlant le mur dontil est question. Serait-ce la trace des fameux sarvants ?…Serait-ce l’empreinte du dirigeable mystérieux deux fois observépar l’infortuné Maxime Le Tellier ?… Il est permis de lesupposer.

 

– Ça y est : ils habitent par là,Jean, dit le docteur.

– Mais, Calixte, comment diable Robertl’a-t-il deviné ?

– J’espère qu’on va mobiliser les troupesalpines et fouiller les crevasses !… On ne fait, rien pournous !… Quel sale ministère !

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