Le Péril Bleu

Chapitre 15AUTRES FAITS CONTRADICTOIRES

La période qui suivit fut vraiment terrible,pour la seule raison qu’il y avait encore des incrédules. Lespopulations avoisinantes gardaient une arrière-pensée de tromperie,et, parmi les habitants, ceux qui admettaient l’épidémie dedisparitions n’estimaient pas qu’elle dût s’étendre. D’après eux,c’était une calamité locale. Passe donc pour ces saints Thomas quin’avaient rien vu. Mais, au cœur du Bugey, dans le pays de Belley,en plein désastre plus d’un butor et plus d’un bel esprits’obstinaient à goguenarder. Et c’est cela qui estincroyable ! Et c’est cela qui provoqua tant et tant demalheurs !

L’audace de l’ennemi croissait avec le nombrede ses réussites. Son terrain d’opérations avait fini par devenirun cercle immense qui englobait Saint-Rambert, Aix-les-Bains etNantua. Dans cette province, qui se développait sans cessedavantage, le sarvant prélevait sa dîme incompréhensible. Et ceuxqui ne croyaient pas en lui devenaient ses tristes victimes.

Mais que dire de ceux qui croyaient ausarvant ! Les malheureux vivaient dans la terreur.Voulaient-ils sortir ? une escorte s’imposait ; ils sefaisaient cortège réciproquement ; et l’on voyait cheminer lescohortes de villageois qui regardaient le ciel devenu équivoque.Ah ! le ciel ! une énigme s’ajoutait à ses nombreuxmystères, et sa profondeur reculait encore aux yeux de l’homme. Onfermait les demeures bien avant le crépuscule ; et quand lanuit hostile était descendue, on se mettait aux écoutes ; caril avait été convenu que le tocsin sonnerait dans la commune où lessarvants seraient aperçus. Mais on ne l’entendit jamais qu’au fonddes oreilles fiévreuses où le sang tintait sa cloche maladive. Bienaprès l’aube, on ouvrait un guichet, un soupirail, puis lesfenêtres, enfin la porte.

Quelques-uns restaient séquestrés. D’autres,moins timorés, se contraignaient à sortir. Mais il suffisait d’unfrémissement pour qu’ils frémissent, une porte poussée par uncourant d’air les faisait blêmir, le vent surtout savait leseffrayer. On avait jasé de la brise agitant les marronniers deMirastel et précédant le clac épouvantable ; en sorte qu’unzéphyr passant sur les feuillées leur semblait quelqu’un de méchantqui survenait. Sa caresse les enveloppait de frissons. Ils auraientvoulu connaître l’origine du vent et ce que c’est au juste –questions qu’ils n’avaient jamais soulevées.

Ce qu’ils redoutaient, à vrai dire, c’étaitd’être saisis par derrière, dans les mains foudroyantes qu’onapercevait toujours trop tard. C’est pourquoi ils se retournaientconstamment. Taper sur l’épaule d’un camarade, en l’abordant parsurprise, était un jeu mortel. À Belley, sur le mail, pendant unepartie de boules, un citadin cardiaque tomba raide, parce que sonpartenaire l’avait touché de la sorte. Un mercredi, près deTalissieu, le cadavre du garde champêtre fut découvert dans unehaie de mûriers. Au cours d’une ronde entre chien et loup, sablouse s’était accrochée aux épines. Certain d’être harponné parles sarvants, le pauvre diable s’était débattu, mais les roncesl’avaient lié de toutes leurs griffes, et l’épouvante l’avait tué.Son visage montrait bien qu’il était mort de peur.

Quoique tout logis fût plein d’habitants, laplupart des bourgades semblaient évacuées. Les rues, par-ci,par-là, résonnaient au passage d’un groupe. Quelquefois, dans leursilence et leur vide oppressants, un téméraire, un brave, seglissait le long des murs, avec la face d’un homme en perdition.Et, comme tous, il levait les yeux vers le ciel, non pour supplier,mais pour l’épier. Car du ciel on attendait moins le salut que lepéril.

La campagne était désertique. Quelquestroupeaux, gardés par un troupeau d’enfants, paissaient encore lesprairies ; de loin en loin, des phalanges de cultivateursentretenaient les champs. Un recueillement lugubre planait sur leschansons éteintes et les rires vaincus. Pour comble de tristesse,un mois de juin morose, interceptant le soleil, roulad’interminables nuées.

Chaque jour, cependant, une processiondébouchait des églises. Une foule en deuil la composait, et ondisait des prières pour demander à Dieu le terme d’un fléau qu’onne pouvait pas même lui désigner clairement. À son habitude, laterreur suscita des conversions. Certain prêtre, ayant recherchéles vieilles formules médiévales, pratiqua des exorcismes.

 

À mesure qu’on s’éloignait du Bugey, l’émotiontoutefois allait s’atténuant, comme il a été dit pour les régionslimitrophes. Le pays était un foyer de crainte qui rayonnait sur laterre et dont l’intensité s’affaiblissait avec la distance.L’étranger, qui ne frissonnait pas encore pour son comptepersonnel, était au demeurant fort tranquille, et beaucoup d’Étatséloignés tenaient toujours les sarvants pour des canards.

Une chose inimaginable, c’est que Maxime fûtau rang des sceptiques et des impassibles autant que s’il eûthabité les antipodes, lui l’hôte de Mirastel, lui si éprouvé dansses affections par le malheur public. Son ferme bon sens de marinet de soldat regimbait devant le surnaturel. Il se refusait àl’admettre. Et comme le surnaturel semblait être la clef unique desfaits, Maxime n’était pas loin de nier les faits eux-mêmes, sinondans leur réalité, du moins dans l’apparence qu’on leur prêtait. Ilrestait persuadé que tout s’expliquerait naturellement,lorsque les bandits réclameraient de l’argent contre les captifsrestitués sains et saufs. Selon lui, les seuls martyrs du sarvantseraient les névrosés qu’une douleur suffisait à occire. Il avaitbeau s’efforcer d’envisager sérieusement l’histoire des hommesvolants et des aigles ne volant pas – de ce monde renversé, decette saturnale de la création – il n’y parvenait pas et latraitait en lui-même de machinerie théâtrale et de tourd’illusionniste ou de craque.

Malgré les remontrances de tous, malgrél’anxiété de sa mère, il partait souvent pour la montagne, seul, etpeignait des aquarelles d’après nature. Il disait qu’il avaitbesoin de se faire la main pour exécuter les planches en couleursd’un traité d’ichtyologie. Il affichait une confiance, uneinsouciance extraordinaires, et ne manquait pas une occasion des’évader, si petite qu’elle fût. Quand il y avait des courses àfaire, il s’en chargeait, et, dans la grande auto blanche qu’ils’amusait à conduire, c’est lui et le mécanicien qui allaient auxprovisions.

En cet équipage, le second jeudi du mois dejuin, Maxime se rendit à Belley, la réserve de carbure de calciumayant besoin d’être renouvelée. (On s’était décidé, en effet, àremonter les deux projecteurs ; et chaque nuit, à présent,leur double rayon virait au faîte de la tour, qui ressemblait ainsià quelque moulin fantasmagorique, avec des ailes de caprice et defeu.)

Or donc, Maxime Le Tellier revint, auxpremières ombres du soir, vers Mirastel.

Au sortir de Ceyzérieu – bâti sur la hauteur,en face du château et de l’autre côté de la plaine marécageuse – labeauté de la vue soudaine le transporta.

Une mer de brouillard submergeait les fonds.Villages, clochers même avaient disparu. Les vapeurs élevaient leurfeutre impondérable jusqu’à la ligne des manoirs. Le couchant, roides ors et des ombres, découpait superbement le Colombier, faisaitsaillir des arêtes et creusait l’entaille de ses sillons. La nuitmontante avait déjà conquis le bas de la croupe, mais les hautesroches flamboyaient encore. Un lourd nuage empanachait la cime,pareille alors au cratère d’un volcan. Il y avait dans ce paysagequelque chose d’antédiluvien. Maxime croyait vivre cent mille ansplus tôt, lorsque les ondes couvraient toute la plaine et que lesmonts jetaient des flammes… La lune, à sa droite, sortit du haut dela Chautagne, énorme et d’un rouge foncé, telle qu’un tiède soleilpréhistorique. Et Maxime songeait aux hommes primitifs, en butte àl’angoisse multiple d’un monde qu’ils ignoraient, pauvres jouetsd’éléments inexpliqués dont chaque manifestation devait leurparaître surnaturelle, et qui devaient mourir persuadés d’avoirvécu parmi les prodiges.

La lune éparpillait des touches carminées à lasurface du brouillard.

L’automobile descendit la côte et plongea dansla brume stagnante.

Cette brume était assez dense. Maxime voyaitla route se perdre à dix mètres du capot. Il embraya la secondevitesse, franchit un ponceau, fit à gauche un tournant, et longeala prairie de Ceyzérieu, invisible. Après le pont de la Tuilière,force lui fut de ralentir encore : le chemin, sinueux,devenait plein d’embûches.

Dans la pénombre blanchâtre, les boqueteauxdressaient une succession de masses incertaines que l’éloignementestompait à mesure. Les petites clairières palustres fumaientdoucement.

Tout à coup, Maxime freina, sec, et saisitd’une étreinte crispée le poignet du mécanicien.

– Regardez ! Qu’est-ce qui passelà-bas ?

Devant eux, au fond du brouillard, tout prèsdu sol, une forme allongée, monumentale – une espèce de grandfuseau, une silhouette de ballon dirigeable enfin – se faufilait,vive et rapide, entre les bouquets d’arbres… Elle s’enfonça dans labrume, que son passage avait bousculée et qui s’agita derrière elleen remous nonchalants. Ce fut seulement une apparition.

– Avez-vous vu ? demanda Maxime, aucomble de la surprise.

– Oui, monsieur Maxime. C’est un rudeballon ! Ce qu’il marche ! Du quatre-vingt-dix, aumoins !

– Pour sûr… Ah ! nous tenons lavérité ! s’écria le jeune homme, en repartant. Je savais bien,moi !

– Ah ! monsieur Maxime, c’estpeut-être pas ceux-là qui ont enlevé Mademoiselle…

– Comment ! Vous n’avez donc pasvu ?… Vous n’avez rien remarqué de spécial ?

– Non, monsieur Maxime.

– La nacelle, voyons… la nacelle ?…Eh bien, il n’y en a pas, de nacelle !

– Monsieur Maxime croit ?…

– Si je crois !

– Pas vu. Ça filait trop vite…

– Vous n’avez rien entendu ?… Moinon plus. Du reste, le moteur de la voiture faisait un vacarme, ettrépidait !

– Là ! monsieur Maxime l’a laisséemballer quand il a débrayé si tellement rapido… Enfin,v’là qu’on sort de la ouate ; c’est pas dommage…

En effet, l’automobile gravissait la rampe deMirastel ; et bientôt, remonté dans la lumière du soir, Maximeput observer les choses à loisir.

La mer de brouillard se tenait parfaitementimmobile. Aucun sillage ne la tourmentait. La lune, élevée, réduiteet pâlie, la touchait à présent de lamelles nacrées. L’air immensen’était hanté que de chauves-souris. Aussi loin que portait leregard, aucun ballon ne fuyait. L’aéronef furtif, qui semblaitgouverner sans équipage, ainsi qu’un dirigeable-fantôme, continuaitsans doute à se couler la nappe vaporeuse, et celle-ci seprolongeait à perte de vue.

Maxime aborda Mirastel et s’arrêta dans lacour des communs.

Il fut assez étonné d’y voir ses parents ettous les domestiques réunis autour d’un cabriolet à quatre roues,nanti d’une caisse volumineuse, dont le propriétaire discouraitavec animation. Maxime reconnut Philibert, le concessionnaire de lapêche au lac du Bourget. (Tous les jeudis, cet homme allait decastel en castel, apportant le poisson du vendredi ; et c’estlui qui fournissait à l’océanographe-ichtyologue les sujets de sesexpériences et les modèles de ses planches.)

Philibert pérorait donc. Et Maxime remarqual’air sérieux et attentif de Robert Collin et de M. Le Tellierqui l’écoutaient. Personne, au surplus, ne s’intéressait au retourde l’automobile.

Ayant conseillé au mécanicien de garder lesilence à propos du dirigeable, le fils de la maison, s’approchantdu pêcheur, lui fit recommencer son histoire.

Elle n’était pas ordinaire et datait du jourmême.

La maison de Philibert est située près deConjux, au bord du lac. Il en était sorti le matin, vers cinqheures, pour aller « garnir » sa jument ; et le lac,un instant, l’avait fait s’arrêter. Car il aimait à contempler sapêcherie.

L’eau, étincelante d’aurore, était lisse ettransparente. Les poissons nageaient contre la surface… Maissoudain la platitude miroitante se trouva rompue. À quelquedistance du rivage, Philibert vit se former dans l’eau quelquechose comme un creux instantané, fugitif… et du fond de ce trous’élança le plus magnifique brochet que l’on pût se figurer. Lepoisson jaillit, d’un bond formidable, hors de son élément, etn’y retomba plus ; mais, tandis que le nombril du lac serefermait sur une vague, il commença de surprenantes contorsions.Durant trois ou quatre secondes, il fouetta l’air de sa queue et deses nageoires, puis s’en alla, voletant au-dessus del’onde, comme font les martins-pêcheurs. Il doubla lepromontoire où se dresse le château de Châtillon, et s’éclipsaderrière.

Telle est l’histoire que Philibert contabeaucoup moins nettement. Les domestiques l’entendaient pour ladeuxième fois, et cependant ils s’exclamèrent de nouveau.

– Vous pensez, reprit le pêcheur, que jeme frottais les yeux !… Et il avait l’air tout folâtre, lebougre de poisson !

– Pourtant, dit M. Le Tellier, ilfaisait des contorsions très violentes, n’est-il pasvrai ?

– Ah ! oui, alors ! Il avaitl’air de se donner un mal de chien ! Dame !

M. Le Tellier fit un signe à Robert.Voilà qui ressemblait curieusement aux hommes de Châtel et àl’aigle du Colombier…

Maxime intervint :

– Allons, donc Philibert ! Vous avezla berlue… Vous avez vu ça ?… La main sur laconscience ?…

– Je le jure !

Mais l’océanographe dit à Philibert qu’ilconnaissait mieux que personne les espèces ichtyques, et l’assuraque nul poisson d’eau douce n’était capable de voler.

– Ben, m’sieur Maxime, y a-t-il un de cespoissons de mer, volants, qui soit fait tout comme unbrochet ?

– Ça, non. Et leur longueur ne dépassejamais trente ou quarante centimètres.

– Eh ben, puisque je vous dis que c’estun brochet ! Et je m’y connais aussi, peut-être ! Unbéquet de premier choix, là ! Un vieux carreau, vert et benglorieux, d’au moins quarante livres de poids !

– Seigneur Jésus ! s’écria lacuisinière.

– Enfin, repartit Maxime, de quelle façonprétendez-vous qu’il volait ? Les poissons volants ne restenten l’air qu’une trentaine de mètres ; ils reprennent l’eau,puis recommencent.

– Non, non : le mienvoletait. Il faisait de petits sauts en s’éloignant ;il traçait des zigzags très courts, à droite et à gauche, et il sedémenait aussi en hauteur… S’il a replongé, c’est derrièreChâtillon, parce que je certifie qu’il est tout le temps demeuré àquatre, cinq mètres de l’eau.

Maxime eut un rire sarcastique.

– Et, après cela, êtes-vous restélongtemps sur la berge ?

– Ma foi, non ! Je suis allé tout desuite atteler, et lever les nasses dans le vivier… Seulement,messieurs et dames, annonça Philibert sur un autre ton, j’ai régalétout le monde avec mon aventure, tout le long du chemin… Ça m’afichu en retard ; la nuit est venue ; et, si c’était uneffet de votre bonté, je coucherais ben ici, parce que… Ce n’estpas que j’aie peur, mais…

– C’est entendu, fitMme Arquedouve.

– M’sieur Maxime, je vous ai apporté deslavarets.

– Merci. Vous les mettrez dans la vue degauche, s’il vous plaît.

Maxime, ayant pris à part son père et RobertCollin, leur rapporta la vision qu’il avait eue dans le brouillard.Il soutint que le dirigeable était celui des forbans, à cause de ladisposition originale qui ne permettait pas de voir la nacelle, età cause de l’habileté qu’il fallait pour mener aussi vite, àtravers la brume et les obstacles.

– Si vite que cela ? dit M. LeTellier.

– Si vite, lui répondit son fils, si viteque le ballon n’a pas eu le temps, pour ainsi dire, de masquer lesarbres devant lesquels il glissait. Ce fut comme un train lancé,vous savez, les express : on aperçoit les choses derrière eux,on ne cesse pas de les apercevoir, malgré toute l’opacité quis’interpose entre elles et vous, le laps d’un clin d’œil… Eh bien,c’était ainsi.

– En effet, quelle rapidité !… Maisalors, tu n’as distingué aucun détail, surtout dans lebrouillard…

– Un voile de mousseline épaisse m’eûtenvironné que c’eût été la même chose. On ne voyait absolument quedes silhouettes, à la distance où passa l’autoballon. J’airemarqué… J’ai cru remarquer l’absence de nacelle… C’était uncigare colossal, qui brassait de la brume autour de lui.

– Plus grand qu’un dirigeableordinaire ?

– Oh… non ! je ne crois pas. Ensomme, c’est tout bonnement un aéronef perfectionné, qui se sauve àtoute hélice, une fois le rapt ou le vol exécutés… Il se fiait aubrouillard pour passer inaperçu… Il s’en servait comme il se sertde la nuit. Le fait de l’y avoir vu m’est un sûr garant que c’estlui le corsaire. Vous voilà fixés, j’imagine !

– Et le poisson ? fit M. LeTellier.

– Et les hommes volants ? renchéritle secrétaire avec un sourire caustique.

– Le poisson et les hommes volants ?Élucubrations de paysans naïfs ! Le brigadier Géruzon et lepêcheur Philibert sont des superstitieux, des visionnaires.Remarquez, au surplus, que Philibert a cru voir son brochetfrétiller comme se tortillaient, à ce qu’on dit, les hommes deChâtel… Suggestion ! Suggestion pure !

– Et l’aigle ? objecta Robert. Jel’ai vu, moi, ce qui s’appelle vu !…

– D’accord. Vous l’avez vu, même àtravers des bésicles, et même des bésicles d’or… Vous avezl’imagination et la vue trop riches !

– Ne badine pas, Maxime, reprit son père.Certes, rien n’est sûr. Ce que je vais dire n’est sans doute qu’unefaçon de traduire ma pensée, et pas autre chose… Aussi bien, c’esten exprimant la même idée sous des formes différentes qu’onparvient le mieux à la préciser, donc à la juger… Mais enfin :tout se passe comme si des êtres de tout genre setrouvaient doués, de but en blanc, de la vertu de s’envoler, sousl’influence d’une force quelconque, mais probablementnaturelle.

Je dis naturelle, parce que cette force, ayantagi sur un oiseau (qui n’en avait guère besoin, puisqu’il volaitdéjà auparavant), ne saurait être qu’une force aveugle de lanature.

Dès lors, quoi d’étonnant à ce que des hommes,animés de mauvais instincts et poursuivant je ne sais quel but,aient profité de cette faculté subitement acquise ? Quoid’étonnant à ce qu’elle ait fait germer les pires desseins dansl’âme d’honnêtes gens promus tout à coup seigneurs del’atmosphère ?…

– Avec votre théorie, répliqua Maxime enricanant, vous expliqueriez la triple disparition du Colombier parl’essor de Marie-Thérèse et de mes amis, sans avoir recours àl’hypothèse de ravisseurs…

– Mais non ! répondit patiemmentM. Le Tellier. Dans ce cas, ils seraient revenus. D’ailleurs,les pas sur la neige révélaient un drame, un enlèvement. Non, ceserait absurde ; mais je te réponds quand même, parce qu’ilest scientifique d’examiner tous les arguments qui seprésentent.

– Alors, que faites-vous de mondirigeable ?

– C’est un ballon comme les autres. Tu neconnais pas tous les modèles… Et puis, tu ne pouvais pas le voirsuffisamment, à cause du brouillard et de la vitesse. Pour moi, ilétait piloté par un de ces risque-tout, de ces chauffards, quicroient que la route de l’air leur appartient. Et voilà. Qu’endites-vous, Robert ? Vous avez la mine perplexe…

– Maître… Maintenant, vous croyez doncque mon aigle était un aigle véritable ?

– … Oui, parce que le brochet dePhilibert est un vrai brochet. De loin, dans le ciel, un aiglegéant ou quelqu’un travesti en aigle, cela peut se soutenir, à larigueur. Mais quelqu’un dans un brochet !… Tenez, onarriverait à lâcher des énormités… Mais voici la nuit. Viens-tu,Maxime ? C’est nous qui sommes de faction aux projecteurs.As-tu le carbure ?

Cette nuit-là, les deux gardiens du phare dela tour, attristés de ne rien connaître, méditèrent longuement surla science et sur l’ignorance…

Et la pleine lune, au faîte de son arc, leursembla l’orifice d’un puits de Babel, au fond de quoi les hommess’agitent confusément.

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