Le Péril Bleu

Chapitre 21TRIOMPHE DE L’ABSURDITÉ

Le même jour à cinq heures du soir, le ducd’Agnès, qui errait dans Paris comme une âme en peine, croisa,boulevard Bonne-Nouvelle, trente ou quarante camelots lancés au pasde course et hurlant à tue-tête : « L’Intran !La Presse ! La Liberté ! » Ils les vendaient,au vol, à tous les passants.

M. d’Agnès achetaL’Intransigeant.

(Pièce 1.037)

RETOUR INESPÉRÉ DES DISPARUS

Leur état d’abattement

[Mlle Le Tellier seule n’est pas au nombre desrescapés]

Le bonheur causé par la première ligne n’avaitpas duré longtemps, mais il avait suffi pour assombrir encorel’épouvantable déception que renfermait la dernière. (Et ilapprenait cela boulevard Bonne-Nouvelle !) Non, une tellemalchance n’était pas possible ! pas permise ! Il luisemblait que le malheur capitulerait devant son incrédulité.

Il acheta coup sur coup La Liberté etLa Presse (pièces 1.038 et 1.039) et, malgrél’identité de leurs informations, envoya cette dépêche à M. LeTellier :

« Est-ce vrai Marie-Thérèse pasrevenue ? Répondez suite télégraphiquement avenueMontaigne.

D’AGNÈS. »

Puis, dans la furie de son impuissance, il semit à marcher droit devant lui, les yeux fixes, les dents serrées,en se disant que les trois journaux ne pouvaient se tromper sur cepoint capital, et qu’en définitive sa misère était plus grandequ’il ne l’avait jamais cru, bien qu’il l’eût crue la plus grandemisère de tous les temps.

C’est en regagnant à pied l’hôtel de l’avenueMontaigne que le duc d’Agnès forma la résolution de se tuer.Mentalement, il réalisait la scène ultime de sa vie, depuis laconfection du testament jusqu’au coup de revolver final…

Sa sœur guettait son retour. Elle avait luLa Presse. Jamais le duc n’avait senti de bras plus câlinsautour de son cou.

Il l’embrassa plus tendrement que de coutume.Il eut, pour ses domestiques, des mots touchants de bienveillanceet de tact. Il voulait mourir, en bonté, ce qui est la meilleurefaçon de partir en beauté.

Mlle Jeanne le surveillaitdans l’inquiétude ; et quand on apporta le télégramme prévu –dont ils savaient, sans l’avoir lu, le texte – M. d’Agnès eutun sourire si éploré, un regard si profond, que sa sœur, comprenantde toute son âme, se détourna pour pleurer.

Le rugissement qu’elle entendit arrêtadouloureusement ses sanglots dans un spasme de terreur. Elle fitvolte-face, et vit son frère transformé, grandi, poussant deséclats de rire férocement heureux, agitant le télégramme ouvert, etcriant enfin après une seconde de berlue :

– Jeanne ! Jeanne ! C’est deTiburce, cette dépêche ! Tiburce a retrouvéMarie-Thérèse ! Tiburce a retrouvé Marie-Thérèse !Tiburce ! Tiburce ! Il l’a retrouvée !… parhasard !… à Constantinople !…

Le duc s’effondra sur le tapis, les mainsjointes, pour on ne sait quelle prière. Il baisait et rebaisait lepapier bleu, riait et sanglotait, sanglotait et riait (on ne savaitpas quand il riait, on ne savait pas quand il sanglotait) etbalbutiait maintenant, d’une voix tendre et mouillée, un peuhaletante :

– Marie-Thérèse ! ma chérie !ma chérie ! Oh ! mon amour chéri !…

Sa sœur essuyait le beau visage trop heureux,aux longs cils emperlés…

Mais le timbre de la grille résonna dans lapénombre, et, quelques instants plus tard, on apportait un secondtélégramme, celui de M. Le Tellier cette fois, qui justementne disait pas du tout ce que M. etMlle d’Agnès avaient préjugé, mais ceci :

« Oui, c’est vrai, Marie-Thérèse pasrevenue. Seulement, Henri Monbardeau a pu faire comprendreMarie-Thérèse pas été enlevée avec lui et Fabienne. C’est Suzannequi fut enlevée avec son frère et sa belle-sœur. Elle était alléeles rejoindre en cachette, près de Don, le jour de l’enlèvement.Marie-Thérèse jamais été chez les sarvants.

Espérez donc. Nous espérons.

JEAN LE TELLIER. »

– Monsieur le Duc, dit le valet, sonplateau vide à la main, il y a un homme qui a sonné en même tempsque le deuxième télégraphiste et qui demande à voir monsieur leDuc. Il dit qu’il a une communication urgente à faire à monsieur leDuc, et il dit aussi qu’il s’appelle Garan.

– Garan ! Faites entrer.

Il entra, ce vieil ami, la moustache enbataille et les sourcils en crocs.

– Bonne affaire, monsieur le Duc !Devinez !… Mlle Marie-Thérèse estretrouvée !

– Je le sais…

Garan, désarçonné n’en poursuivit pasmoins :

– Vous le savez ?… Ah !oui : le télégramme, parbleu ! Eh bien alors, siM. Tiburce vous a déjà mis au courant, ça n’est pas vieux, etj’arrive encore à temps.

– À temps ? Pourquoi ?

– Voici la chose, monsieur le Duc. C’estune drôle d’histoire. Vous allez comprendre. Je suis envoyé ici parle gouvernement pour vous mettre à la coule de tout et vousdemander de ne pas ébruiter certains détails. C’est encore moiqu’on a choisi, parce qu’on sait que je vous connais et que j’aipris part aux événements de ce Bugey de malédiction !…Montrez-moi la dépêche de M. Tiburce, je vous prie…Voyons :

« Ai retrouvé Marie-Thérèse intacteConstantinople par hasard. Arriverons Marseille mercredi. Hommagesbien dévoués à ta sœur. Amitiés.

TIBURCE. »

Je m’en doutais, reprit Garan, cette proselaconique est due à la collaboration de M. Tiburce et desautorités ottomanes.

– Mais enfin, quoi ? s’écriaMlle d’Agnès.

– Écoutez, mademoiselle, m’y voilà. LesAffaires étrangères ont reçu tout à l’heure de la Sublime Porte,par l’entremise de l’ambassade turque, une longue dépêche oùl’aventure se trouve relatée au complet. Mais on vous prieinstamment – comme on a prié là-bas M. Tiburce – de n’en riendivulguer, parce qu’elle compromet la mémoire d’un très hautpersonnage, ancien vizir et cousin du sultan. En un mot, monsieurle Duc, il s’agit d’Abd-Ul-Kaddour-Pacha, qui a enlevéMlle Marie-Thérèse Le Tellier !

Mlle d’Agnès et M. le Ducson frère étaient dans l’émerveillement. Le policiercontinua :

– Oui ! c’est ce sauvage-là !Un homme vicieux, pourri, monsieur, par les excès de ceci et decela et de plus encore !

« Lorsque je l’appris, ah ! le Périlfut moins bleu que votre serviteur ! Pensez donc ! jamaisde ma vie je n’aurais cru ça !

« N’est-ce pas : après avoir demandéen mariage Mlle Le Tellier, qu’on lui refusa, cedémon d’Abd-Ul-Kaddour jura qu’il l’aurait, envers et contre tous.Il la fit enlever – comme je vous le dis ! – en automobile,tout près de Mirastel, le 4 mai dernier, pendant qu’elle se rendaità Artemare pour y déjeuner chez le Dr Monbardeau…

« Et j’ai vu la place, monsieuret mademoiselle ! la place piétinée, au croisement de la routeet du petit sentier ! Je l’ai vue et remarquée !Je l’ai montrée à M. Tiburce, en lui disant que ça pourraitbien être une place que… et une place qui… et une placedont… ! Imbécile que nous étions tous les deux !…

L’automobile a rejoint Abd-Ul-Kaddour à Lyon,où, le soir, il passait en chemin de fer avec ses douzefemmes ; se rendant à Marseille pour y prendre le bateau.L’animal a fait tuer une de ces douze martyres, la plusvieille, par un eunuque de son sérail, afin de pouvoir luisubstituer Mlle Marie-Thérèse. On a cousu lamouquère dans un sac, toute nue, à la mode sultane, et, à défaut deBosphore, on vous l’a jetée au Rhône, dans le brouillard, enpassant sur le pont ! Il paraît même que M. Le Telliervint à Lyon, à l’époque de la découverte du corps, et fut admis ensa présence. Ça, c’est une coïncidence ? on ne peut pas direle contraire !

« Pendant le trajet en auto,Mlle Le Tellier avait été forcée de revêtir lecostume des « désenchantées », et sous ce voile noir quileur couvre la figure et qu’on appelle tcharchaff, elleétait solidement bâillonnée.

« Comment l’ont-ils introduite dans leswagons réservés, en gare de Lyon-Perrache ? Habilement, à coupsûr. Quinze minutes d’arrêt, foule, confusion augmentée par toutecette troupe de fez, de turbans et de tcharchaffs descendus sur lequai, curiosité du public, obscurité du soir et du brouillard…enfin, tout ça, moi qui étais chargé de la police du convoi, je n’yai vu que du feu. D’autant que je ne pensais qu’à protéger le Turccontre les voleurs, et pas du tout à protéger les autres contrelui ! Du reste, n’est-ce pas : douze femmes voilées àl’embarquement, douze femmes voilées au débarquement, ça auraitfait le compte si j’avais seulement eu l’idée de compter…

« À Marseille, j’ai bien observé qu’unedes femmes faisait des efforts pour rester ; deux autres latenaient. Mais quoi ! c’était une chose inviolable, ça ne meregardait pas ! Nous avions hâte, au surplus, d’embarquer cepersonnage encombrant…

« Le paquebot leva l’ancre, et moi jerevins à Paris, pour avoir l’honneur d’y faire votre connaissance,monsieur le Duc.

– Fort bien, dit celui-ci. Mais là-bas,en Turquie, Mlle Le Tellier… Et sur le bateau,Garan, sur le bateau… ?

– Là-bas, gardée à vue au fond du haremimpénétrable, comme dans les cabines du bateau, elle n’a pu riendire, ni rien faire. Mais c’est ici qu’elle eut de la chance… Unechance inouïe !

« Abd-Ul-Kaddour, usé par l’alcool et lesdépravations, ne battait déjà que d’une aile à son départ. LaMéditerranée le mit hors d’état de nuire à qui que ce soit, en quoique ce soit ; et il est arrivé à Constantinople gravementmalade. Depuis, il a baissé chaque jour, et n’a plus quitté son litde souffrance qui, avant-hier, fut un lit de mort.Mlle Le Tellier ne l’a pas même entrevu pendanttoute son incarcération.

« Cependant Abd-Ul-Kaddour avait casséson narghileh – excusez l’expression – et voilà ses neveux ethéritiers qui entrent dans le vieux palais de Stamboul, serépandent à travers le harem et trouvent, au milieu des fatmas etdes féridjés, – qui ? vous le savez :Mlle Marie-Thérèse Le Tellier, un peu pâlotte, entrain de regarder le ciel par les trous d’un moucharabieh (c’est-ilcomme ça qu’il faut dire ?). Jeunes Turcs élevés àl’européenne, parlant français à la hauteur, voilà qu’ils la fontsortir avec mille et un salamalecs et mille et deux excuses… Et surle seuil du palais, non, mais qu’est-ce qu’ilsrencontrent ?…

– Tiburce ! voyons !

– M. Tiburce ! oui, monsieur leDuc. Venu d’Angora et sur le point de partir pour Marseille, ilvisitait tristement le quartier de Stamboul, et, d’un œilcaverneux, il admirait les faïences du porche !

– Ainsi, remarqua M. d’Agnès enriant (il riait pour un oui et pour un non), ainsi Tiburce a faitle tour du monde presque entier pour découvrir ce qu’ilcherchait ! Il était parti exactement à l’opposé de la bonnedirection. Il est parvenu quand même à Constantinople sans savoirque c’était ici qu’il fallait aller ! Ineffable hasard !Ineffable Tiburce !

– Il a fait le grand tour, voilàtout ! fit Mlle d’Agnès, indulgente.

– Vous voyez, déclara l’inspecteur avecune gravité facétieuse, que le sherlockisme a du bon !

– Je vais tout de suite télégraphier àMirastel !

Et M. d’Agnès s’approcha de sa table detravail.

– Si vous voulez, monsieur le duc ;bien que, sans doute, M. Tiburce l’ait déjà fait de son côté…Mais pas un mot d’Abd-Ul-Kaddour, n’est-ce pas ? Le commandeurdes Croyants vous en supplie par mon organe !

– Soit. Puisque Mlle LeTellier sort indemne de cette mésaventure, nous ne parlerons pasd’Abd-Ul-Kaddour.

L’inspecteur roula de gros yeux et dit dans unchuchotement :

– Le sultan, monsieur le duc, offre cinqcent mille francs contre une promesse de silence.

– Comment ! s’irrita le duc. Mais ils’apaisa tout soudain. Cinq cent mille ?… Eh bien, soitencore ! Les sinistrés du Bugey les recevront avecreconnaissance. Et j’en ajoute cinq cent mille autres, pour faireun chiffre rond. Seulement, c’est moi qui distribuerai le million,sans comité de répartition, vous entendez, Garan ?Dites cela au sultan des Turcs et au sultan des Français !

– Vous êtes admirable, monsieur leduc !

– Ce n’est pas tout, Garan. Je veux bien,pour ma part, ne rien dire d’Abd-Ul-Kaddour ; mais j’entendsque l’État prenne, dès demain, l’initiative d’une souscriptionnationale pour l’érection d’une statue à M. Robert Collin,dont l’intelligence, le courage et le sacrifice nous ont donné unsi bel exemple, en dévoilant le secret du monde invisible.

– Bravo ! jetaMlle d’Agnès.

– Vous avez raison, monsieur le Duc.

Un silence plana.

– Et penser, reprit l’inspecteur d’unevoix émue, penser que ce pauvre M. Robert Collin n’a étésoutenu, là-haut, dans l’aérium, que… par des cheveux blonds et unerobe grise… qui n’étaient pas ceux de Mlle… oh !pardon, monsieur le Duc…

– Les robes grises ont joué dans cetteaffaire un rôle important, dit Mlle d’Agnès. C’estune robe grise qui poussa également l’aubergiste de Virieu-le-Petità confondre Marie-Thérèse avec sa cousine Suzanne… Tu comprendstout, François ?

– J’y suis tout à fait. Le jour del’enlèvement, Marie-Thérèse était partie de Mirastel vers dixheures. C’est donc vers dix heures qu’elle a été enlevée par lesséides du pacha. Pendant ce temps, Henri et Fabienne Monbardeaumontaient au Colombier. Ils avaient organisé une partie secrèteavec cette malheureuse Suzanne. Vous vous rappelez, Garan, cettelettre d’elle qu’Henri avait été chercher à la poste restante, laveille du 4 mai ? Suzanne, donc, était venue en chemin de fer,de Belley, et devait rejoindre son frère à Don, vers 10 h 15, parle petit train local. Ils se rejoignent en effet, continuent àmonter tous les trois ; et l’aubergiste de Virieu, quireconnaît Henri, ne voit les deux femmes que de dos et sans y faireattention. Pourtant elle remarque que la robe grise est une robe deville et non de tourisme. Il est probable que Suzanne Monbardeaun’avait pas l’intention de se laisser entraîner fort loin dans lamontagne ; mais l’occasion, si rare, d’une belle promenade enfamille… Le reste s’explique tout seul.

– Tout seul.

– Tout seul.

Et parlant à sa sœur, M. d’Agnèsconclut :

– N’empêche, mon Jeanneton, que Tiburcet’a gagnée loyalement, puisqu’il a retrouvéMarie-Thérèse !

Ce que Mlle Jeanne complétapar ces mots :

– Il m’a surtout gagnée en recouvrant lasagesse !

 

Dans le dossier de M. Le Tellier, lesquatre dépêches mentionnées au présent chapitre portent les cotes1.040, 1.041, 1.042 et 1.043.

Les pièces 1.044 et 1.045 sont lesfaire-part de deux mariages célébrés le même jour (comme dans lesromans) à Saint-Philippe-du-Roule – l’un ducd’Agnès-Marie-Thérèse Le Tellier, l’autre Tiburce-Jeanned’Agnès.

La pièce 1.046 est le brouillon d’unelettre expédiée par Maxime Le Tellier au prince de Monaco. L’ancienofficier de marine prie Son Altesse Sérénissime de vouloir bienaccepter sa démission d’attaché au Muséum et de membre desexpéditions océanographiques, pour ce motif qu’ayant lui-même étépêché, mis dans une espèce d’aquarium et descendu au bout d’uneficelle, en manière d’amorce ou d’appât, il éprouve alors uneindomptable répugnance à faire subir aux autres le sort qu’il asubi chez les sarvants.

« Je ne nie pas toute l’importance que detelles recherches présentent à l’égard de l’humanité, et jesouhaite le plus grand succès aux travaux passionnants de VotreAltesse. Mais, pour ma part, je me sens désormais incapable d’ycoopérer »

Et ce serait sur cette dernière pièce dudossier qu’il faudrait terminer notre histoire pour tous de l’an1912 de l’ère chrétienne, si nous n’avions omis, volontairement, deparler d’un état qui, par son numéro, se classe entre leprocès-verbal de la disparition de l’aéroscaphe et de la lettre deTiburce datée d’Angora, et dont il faut ici parler. Cedocument…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer