Le Péril Bleu

Chapitre 13FIN DU JOURNAL

6 juillet. – Faire parvenir cesindications à qui peut nous sauver. Mais par quel moyen les faireparvenir ? Par quel moyen ? S’évader ?Comment ? Et puis, ce serait la mort effroyable… Ici, dans noscellules, il fait chaud, on respire un air suffisamment humide, etnotre corps subit cette pression normale de 15.500 kilos dont il abesoin. Mais dehors !… Il faut tout de même qu’ils soientassez forts, ces sarvants, pour avoir calculé tous les élémentsindispensables à notre vie et les avoir groupés…

Ce matin, il y avait de nouveaux pensionnairesde toute sorte. C’est décidément la nuit que les sarvants préfèrentopérer. Est-ce pour les raisons exposées plus haut, ou est-ceseulement parce qu’ils savent que l’obscurité nousaffaiblit ?

De temps en temps, il y a des gens qui seprécipitent, la tête la première, contre les murailles invisibles.On les voit se meurtrir.

Puis je réfléchis à ce que j’ai trouvérelativement au monde où je suis, plus je crois que j’ai raison.J’ai encore trouvé quelque chose : je crois savoir pourquoil’aérium contient tant de représentants du genre humain et si peu,proportionnellement, de chaque famille animale. C’est que lessarvants s’imaginent que le costume est un pelage, lequel pelagemarque autant de variétés dans l’espèce qu’il offre lui-même demodalités. Un fait le corrobore : c’est, ici, la grandequantité et la grande diversité des bêtes de même race, mais àfourrures ou à plumages différents, comme lapins, canards, etc. Lessarvants – aristocrates à leur façon – croient que la redingote estd’une autre engeance que la blouse. Et cela donne gain de cause ausystème que j’avais adopté : me vêtir comme l’un des disparusafin d’échapper au Péril bleu. Mme Le Tellier nefut dédaignée par les sarvants qu’en raison de cela. Sous lacharmille, ils se sont souvenus qu’ils possédaient déjà, de laclasse verticale et de la sous-classe à pattesinférieures adhérentes, un spécimen à corps noir età crinière jaune ; et ils l’ont lâchée, au lieu del’emporter avec Maxime et ce veau qu’ils venaient de confisquerdans le voisinage…

On pourrait en conclure que tous les sarvantsse ressemblent et qu’ils vont nus.

Tout à l’heure, l’Anglais, mon voisin, futpris de syncope. Il a donné tous les signes d’un être placé sous lacloche d’une machine pneumatique ; puis les sens lui sontrevenus peu à peu. Mais les parois de sa cellule ne se sont pasdoublées de givre : par conséquent la pression avaitfaibli sans que la température eût baissé. Serait-ce uneexpérience ? Je n’aime pas cela. « Cellule », ai-jedit ; il faudrait dire « cabanon ». Mon voisin estfou. Et que d’autres aussi !

Bonheur ! Bonheur ! Bonheur !Il me semble bien avoir aperçu, tout là-bas, certaine robe grise…Et non loin d’elle, j’ai reconnu Henri Monbardeau, mais avec peine.Dans quel état de maigreur !…

7 juillet. – C’est donc toujours lanuit qu’on nous apporte à manger, sans que nous puissions nous enapercevoir. C’est aussi la nuit qu’on nettoie nos cabines… Trouvé,à mon réveil, des carottes et ma ration d’eau.

En fouillant l’aérium avec ma jumelle, j’aidécouvert – au rez-de-chaussée la soute aux provisions – un tas delégumes volés aux potagers de la Terre et puis la citerne d’eautrès pure, venue d’une source du Colombier ou peut-être extraite,goutte à goutte, de la mer atmosphérique.

Quel horrible troupeau parqué nousfaisons !… Mille détails immondes… Maison de verre où l’on nepeut s’isoler. Et puis, la peur a tué la pudeur…

Vers onze heures, entre les bandes d’humus,aperçu comme une petite pilule bientôt disparue. Ce ne peut êtrequ’un ballon.

Ayant sorti mon revolver pour l’examiner, quede regards suppliants j’ai vus m’implorer !… Les uns metendaient le front comme une cible, un autre ouvrait sa chemise etme montrait la place de son cœur… Savent-ils seulement si lesballes de mon browning arriveraient jusqu’à eux ?

Les sarvants, que peuvent-ils être… Hanté parcette question.

À trois heures et demie, encore vu un ballonévoluer en bas. Dirigeable. Il devait être extrêmement haut, car jele voyais assez bien dans ma jumelle. Qu’est-ce que celasignifie ? Aurait-on aperçu la macule, et les hommess’efforcent-ils de s’en rapprocher ?

Ces heures de désœuvrement, au bruit berceurdes clapets, sont désespérément longues. Je me creuse la tête àpropos des sarvants…

Ces êtres vivant dans le vide, où la présenced’un liquide est impossible ne peuvent pas avoir de sang ! Cesgens invisibles et secs !… Ils doivent être plus différents denous autres hommes que ne le sont les habitants d’une planètefantastiquement éloignée de la Terre, mais qui serait, comme elle,dotée d’une atmosphère… La substance de ce monde invisible ne doitavoir rien de commun avec celle de notre monde central… Lessarvants ont une âme unie à un corps qui n’est pas fait de lavieille matière traditionnelle. Ils sont formés d’éther, oud’électricité, ou de je ne sais quoi, qui est sans douteconcentré…

Pourquoi pas ? Nous, les hommes, nouscroyons toujours être des parangons ! Nous nous imaginonstoujours qu’après nous il faut tirer l’échelle des êtres ! etnous pensons tout connaître, tout prévoir, tout supposer ! Siune créature était faite d’eau, est-ce que nous pourrionsla voir dans l’eau ? Eh bien, alors, si une créatureétait faite d’air, est-ce que nous la verrions dansl’air ?… Des êtres de la couleur de l’eau, de la couleurde l’air… mais au fait, ce ne serait tout simplement qu’unphénomène de mimétisme ! D’ailleurs, puisqu’il est possible etmême probable qu’il existe des planètes invisibles, ce monde-cidevient par cela même on ne peut plus naturel.

Mais comment les sarvants sont-ilsconformés ? Quels contours présenteraient-ils à nos yeux endevenant visibles, eux et leurs végétaux, eux et leurs animaux, euxet tout cet univers qu’ils semblent régir… J’ai beau regarderl’humus de la pépinière pour y saisir l’empreinte de leurs pas, jene vois rien. Ah ! combien de progrès à réaliser, pauvreshommes, avant de pouvoir monter ici, vivre ici, observerici !…

Encore faut-il que je renseignel’humanité ; que je lui dévoile l’existence du mondesus-aérien… Et là, je ne sais plus que faire.

La robe grise ne se montre plus… Le temps setraîne indéfiniment… Est-ce que nous allons tous mourir ici ?…Mon sacrifice, inutile ?…

8 juillet. – Hier et aujourd’hui, lespêcheurs invisibles n’ont rapporté que des animaux.

Encore et toujours des ballons. « Unballon, c’est une bouée », disait Nadar. Jamais cela ne m’aparu si vrai. Ils ne peuvent faire que de bien petits bonds versnous ! Mais cela ne prouve-t-il pas que l’aérium a étésignalé ?

Midi. – Certaines bêtes, maintenant,sont deux à deux ; les sarvants font des expériencesd’accouplement. Ils ont différencié les sexes, mais ils se trompentencore pour les races. Ainsi, ils viennent de mettre une renardeavec un loup, qui s’est empressé de la croquer. Les malheureuxcarnivores sont au régime végétarien, et le loup n’était pas fâchéde ce petit extra. Voilà qui a dû étonner les biologistesinvisibles !

Deux heures. – Vu Floflo, le louloude Mme Arquedouve. Il a l’air de se bienporter.

Trois heures. – Révoltant ! Lesinvisibles nous traitent comme les bêtes ! Il y a maintenantdes cellules habitées par des couples humains qu’ils ontappareillés !… Les prisonniers ainsi réunis causent entre euxtristement, mais on voit bien que la faculté de pouvoir parler deleur détresse en diminue l’amertume. Par malheur, il y a des fous,et les sarvants me paraissent incapables de comprendre la folie etles dangers qu’elle peut faire courir à qui s’en approche…

Ces mariages singuliers se multiplient. C’estévidemment la robe et le pantalon qui servent de base aux doctesexpérimentateurs pour déterminer le féminin et le masculin ;n’ont-ils pas accouplé Maxime avec un vénérable curé ensoutane ! Maxime et le prêtre conversent d’une façon trèsanimée.

Quatre heures vingt. – Les sarvantsont mis Mme Fabienne Monbardeau avec Raflin, sonancien amoureux ! Coïncidence inouïe !… L’infortunéRaflin a perdu sa robe de chambre, sans quoi, je pense, on l’auraitpris pour une dame. Il est en caleçon et fait peur à voir, silugubre et squelettique. Il ne s’occupe de sa compagne que pourtâcher de lui prendre sa portion de betterave… Henri Monbardeau,qui partage la cellule d’une paysanne, les regarde comme un hommeivre…

Moi, je suis encore seul dans ma cabineinvisible… Oh ! petite robe grise entrevue l’autre jour… Oui,mais il n’y a pas que moi pour être encore célibataire à la modedes sarvants… Et puis – terreur ! – il y a des fous !… Et– oh ! mon Dieu ! – il y a le grand singe !…

Six heures du soir. – Je viensd’apercevoir, une seconde, le visage deMlle Suzanne Monbardeau. Quand je l’ai reconnue, aufin fond des groupes, je cherchais la robe grise.

9 juillet. – Encore vu beaucoup deballons, minuscules grains de cendrée. À quoi bon ?

Trois heures quinze. – Un des clapetsde ma cellule se ralentit. Va-t-il s’arrêter. Expérience ?C’est à craindre. Multitude de grincements sur la paroi, côtécorridor…

[À partir de cet endroit jusqu’à la fin ducahier rouge, l’écriture de Robert Collin tremble, ondule, balbutieet devient à chaque feuillet plus laborieuse et moinsrégulière.]

[Une page couverte d’arabesquesillisibles.]

10 juillet. – C’était une expériencede raréfaction. Elle m’a laissé un engourdissement général qui estpresque une paralysie : je ne puis rester debout, et voilàplusieurs heures que j’essaie d’écrire sans y réussir. Pourvu quej’aie la force de faire ce que je dois faire !

Le loup qui a tué la renarde est mort – tuéaussi, je crois. Talion ? Justice ?… On a évacué soncorps je ne sais où.

Mis deux heures à écrire ces huit lignes.

11 juillet. – Les sarvants, toute lanuit, ont monté de la terre. Un carré de plus en plus aurez-de-chaussée.

12 juillet. – N’ai plus de calmedepuis cette demi-paralysie. Saleté, isolement, angoisse,impuissance. Égoïsme, sauf pour Marie-Thérèse. Ennui, ennui.Énervement. Et pourtant, moi j’ai apporté des objets utiles :trousse-toilette, jumelle et ce cahier béni ! Mais lesautres : rien ! Ils m’envient quand ils me voient mebrosser, écrire, observer la Terre… Ho ! la bonne vieilleTerre !

13 juillet. – Passé l’inspection desparois de ma cellule (dans l’angoisse insupportable d’être épié parquelque gardien sans aspect.) Impossible d’en gratter quoi que cesoit au couteau ; nulle poudre ; comme du verre.Facilement contrôlé les clapets : dans le bas du mur, deuxorifices de tuyaux, et un autre au-dessus, en triangle, celui-cipour la sortie de l’air vicié, les autres pour l’arrivée de l’airpur ; on sent le sens des courants. Je ne comprends pas cesystème. Les clapets sont assez loin dans les tuyaux ; à peinesi je les effleure du bout du doigt.

14 juillet. – Aujourd’hui, véritableéruption d’aérostats. Un sphérique monte très haut ; je medivertis à le suivre dans la bande libre qui est au nadir et qui mepermet de voir le Bugey.

La nuit a interrompu mon observation. J’écrisaux étoiles, parce que je veux noter les lueurs incompréhensiblesen dessous de nous… Ah ! feux d’artifice ! 14juillet ! fête nationale ! – Nous sommes là, chez lessarvants, et nos concitoyens font de la pyrotechnie !

15 juillet. – Nous avons de nouveauxcamarades : quatre hommes emmitouflés de peaux.

Près de la statue d’Anglefort (le jardinierWatteau), une nacelle de ballon, des agrès, une enveloppe flasqueet déchirée où je vois des lettres, un nom qui est caché à demi parun pli de la soie gommée : LE SYL… Le Sylphe,probablement.

Je n’éprouve plus aucune surprise à voir lesgens suspendus en l’air, ni les choses marcher toutes seules. Leciel d’encre et ses astres excessifs, la couronne dégradée de lamer aérienne, tout m’est indifférent ; le sort de mescodétenus m’est égal. Et pourtant, quelle horreur de cauchemar,cette exposition de mes semblables ! Ici, j’ai comprispourquoi les cabinets de cire m’ont toujours tellementrépugné : c’est qu’ils évoquent la pensée d’un muséed’hommes.

17 juillet. – Entre autres objets,cette nuit a enrichi l’aérium d’une branche d’acacia. Or, cettebranche ne cesse pas de s’agiter. Un invisible canif l’incise, lafend, la scrute méthodiquement de l’écorce à la moelle.

18 juillet. – Plus de ballons.

Henri Monbardeau a quitté la cellule de lapaysanne pour une autre où je ne puis l’apercevoir. Le mauvais sorta voulu que dans tous ces changementsMlle Marie-Thérèse restât derrière la masse desindividus. Les traitements qu’elle peut subir m’inquiètent plus quejamais.

Je l’ai vue, je crois. Ces cheveux blonds àchatoiements argentés ne peuvent être que les siens.

D’après les espaces vides entre les internés,on peut construire assez facilement l’architecture de l’aérium, lescouloirs. Très symétrique. Je cherche en vain à quoi peut servir cegrand vide au milieu de la façade, contre ma cabine. Sont-ce descabines laissées vacantes à chaque étage ? Et alorspourquoi ? Est-ce un renfoncement dans la construction ?Et alors à quoi sert-il ? Est-ce une haute salle dont leplancher serait celui du rez-de-chaussée et le plafond celui dudernier étage ? Une salle (ou des salles deconférences ?…

Les sarvants cultivent. Le carré d’humusqu’ils ont ajouté l’autre jour est un champ de carottes (à notreusage, comme de raison).

Les sarvants ne sont pas dupes de nosvêtements. Voilà comment : une folle s’est déshabillée.Quelques minutes après, d’autres personnes ont étédéshabillées Ah ! les malheureux ! quelles figureséperdues ! On les a laissé se revêtir. Mais à la fin, qui« on » ? De ce fait, le singe a étéredescendu à l’étage des bêtes ; j’ai bien vu qu’on essayaitde lui enlever sa peau… Ouf ! je respire.

Ceci est mieux encore : les quatreaéronautes du Syl…, qui n’avaient pas quitté leurs pelleteries, ontété aussi descendus d’un cran. Les sarvants ne se sont même pasdonné la peine de voir si leurs peaux de bique et de phoque étaientamovibles ! D’emblée, ils les ont pris pour des singes.

20 juillet. – J’écris de moins enmoins facilement. Ce cahier ! qui devait être sicomplet ! Enfin, l’essentiel y sera consigné.

[Rien les 21, 22, 23, 24. Plusieurs pagesremplies de calculs, de croquis malhabiles et pénibles. Le motMarie-Thérèse écrit de tous côtés, dans tous les sens, etd’ailleurs biffé. Puis un dessin qui veut certainement représenterla jeune fille.]

25 juillet. – Je sais la destinationdes salles vides.

26 juillet. – Hier, je tremblaisencore trop pour écrire. C’est affreux, ce que j’ai vu ! J’aivu tout près de moi, là, un homme nu, couché à ma hauteur. Jevoyais, imprimé dans sa chair pâle et frissonnante, la trace rougedes liens invisibles qui l’immobilisaient. Ils veulent savoircomment nous sommes faits ! Oh ! estafiladessoudaines ! ces plaies brusques ! ces apparitions deblessures qui s’ouvraient sans qu’on aperçût l’instrument dusupplice ! Et cette bouche hurlante ! Et tout lesang ! tout le sang !… Je n’ai pas pu rester enface ; je me suis détourné…

C’est alors que j’ai vu tous les autres quiregardaient cela, fascinés, les yeux béants d’horreur…Mais, dans leur foule, statufiée, quelque chose de noir bougea.

C’était le vieux prêtre de Maxime, quigesticulait pour attirer les regards… Tout le monde l’a regardéalors. Le prêtre faisait de grands signes de croix… Il agitait desbras de bénédiction… La foule des prisonniers s’est agenouilléevers lui… Nos yeux ne quittaient plus ses lèvres qui remuaient avecun air d’éloquence, qui disaient des paroles, des paroles queMaxime pouvait seul entendre…

Le vieux prêtre gardait les bras tendus enforme de croix vivante. Et il se mit à tourner sur lui-même, afinque chacun de nous pût contempler le crucifix, au lieu du spectacleépouvantable qui saignait à côté de moi.

Maxime était livide, aux pieds du vieux curé.Et je le revoyais, lui, dans son laboratoire de Mirastel, couvertde sang, couvert du sang des animaux dont il voulait savoircomment ils sont faits !… Hélas ! que faisons-nousdes bêtes ! Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ?…

Cet homme qu’on dépèce vivant…Vivant, donc dans de l’air respirable !…Donc ils ont des sortes de scaphandres pour aller viviséquer lespoissons dans leur élément aquatique…

Je ne regarde plus à côté.

Les sarvants ne peuvent plus être descréatures plus grandes que nous. La dimension des couloirs, lahauteur des étages le prouvent.

27 juillet. – Le malchanceux !le malchanceux ! L’épouvantable torture ! On acontinué. On continue…

À l’étage plus bas, le porc a été transportédans la chambre vide qui est sous le supplicié. Il a commencé desouffrir ces douleurs sans pareilles qui vont augmenter la scienceet la valeur des sarvants.

Des grincements fourmillent contre macellule ; on se presse en foule pour mieux voirl’opération…

28 juillet. – Ce sont de petitesentailles… de petits coups de petites lames… un travail minutieux,soigné…

Tout en bas, une grande couleuvre est en trainde souffrir… Et après elle, quel animal ? Et après l’homme,qui ? Quelle femme ? Oh ! mon Dieu, quellefemme ? C’est à devenir fou !

Le sang – ce sang qu’ils ne possèdent pas, celiquide vital proscrit de leur anatomie – a l’air d’intriguer lessarvants. Ils réunissent tous les sangs versés dans un même bocalinvisible, et, chose curieuse, ils ont déjà trouvé un moyen qui lesempêche de se coaguler.

Une génisse encore – blanche – paie sa dette àla science des Invisibles. La colonne de sang monte dans le bocal.L’homme vit toujours.

Il n’est pas possible que les sarvantsconnaissent ce que c’est que la souffrance telle que les hommes laconnaissent. Le serpent est en tronçons.

Ainsi, dans leur classification, le serpentest tout en bas et l’oiseau tout en haut. Ils ont mis les premiersceux qui sont capables de se rapprocher d’eux davantage et le plusfacilement. Allons ! ils ne sont pas beaucoup plusintelligents que nous ! (Ne l’ai-je pas déjà dit ?)

30 juillet. – L’homme n’est pas mort.La génisse blanche agonise. Dans la salle opératoire des oiseaux,une chauve-souris est moribonde. Une chauve-souris avec lesoiseaux !

31 juillet. – Je ne dors plus :je crains trop de choses. J’ai toujours la main sur monrevolver.

Cette nuit, sous la lune qui faisait brillerau loin l’anneau de la mer atmosphérique, j’ai assisté àl’enlèvement des restes de la génisse. On les a dirigés sur le portaérien et, de là, on les a précipités.

Le bocal de sang est comme un fût de colonneen rubis. À chaque instant, des choses invisibles plongent dedans.Il y a une heure, on ne cessait de remuer ce mélange avec unagitateur ; pendant que j’écris, on en prélève des fiolesqu’on emporte (pour les étudier). Je vois s’éloigner de tous côtésdes rougeurs liquides de formes variées.

Donc, pour les Invisibles, nous sommes descrustacés. Ils nous pêchent et nous étudient comme nous pêchons etcomme nous étudions ceux-ci. Mais le parallèle s’arrête-t-il àcette ressemblance ? Nous, nous mangeons les crustacés… etquand je pense au homard à l’américaine…

1er août. –Aujourd’hui…

Voilà seize jours (depuis l’arrivée du Syl…)que les sarvants n’ont pas fait de capture humaine. Il estplausible que les Bugistes ne sortent plus du tout, d’une part, etque, d’autre part, les sarvants ont complètement renoncé à serisquer au-delà du fond de leur mer.

L’homme est mort. À qui letour ?

À qui le tour ?

2 août. – On poursuit la dissectiondes membres du misérable. Cela peut durer encore quelque temps.

3 août. – Ils l’ont jeté ce matin, enplein jour. Ils ont jeté ses restes à la mer. Et ils ont jeté aussitout le sang, sous l’empire de je ne sais quelle idée inexplicable,superstitieuse peut-être…

4 août. – Un mois que je suis ici,impuissant, à voir ce monde baigné de lumière, prisonnier de cemonde comme d’une étrange nuit sans obscurité, comme dans lesténèbres éblouissantes.

Moi qui ai tant souhaité voir Marie-Thérèse deplus près, je ne crains plus que ceci : la voir de tropprès !

C’est une rage : ils taillent tout, ilscharcutent tout. Des rameaux tressaillent et perdent une à uneleurs feuilles, puis se cassent et se divisent en mille découpures.Des pierres se fendent avec une apparente spontanéité. Des oiseaux,des mammifères et aussi des poissons se couvrent de balafres. Maisla salle opératoire des hommes est vide pour le moment.

Elle ne l’est plus. Il faut qu’il y ait uneProvidence, j’ai besoin de la remercier ; ce n’est pasMarie-Thérèse ! mais je ne veux plus regarder par là.

6 août. – Raflin a succombé. Onl’avait remis dans une cellule séparée. J’ai la certitude qu’il estmort au cours d’une expérience d’air comprimé. Vraiment, lasolidité de nos caissons est admirable, pour résister à depareilles pressions intérieures, que nulle pression n’équilibre àl’extérieur. Et puis, comment diable font-ils aussi pour éviter labuée qui devrait se condenser à la surface de nos cloisons,exactement comme sur les vitres d’une chambre chaude quand il faitfroid dehors ?… Mystère.

7 août. – Le cadavre de Raflin adisparu, mais je ne l’ai pas vu jeter à la mer, trois femmes et unhomme (mon voisin anglais) sont morts également, je ne sais paspourquoi. J’ai vu précipiter l’Anglais et deux des femmes. L’autre,où ?

8 août. – Il est certain que lescadavres ne les intéressent pas. La vie les attire par-dessus tout.Ils jettent les défunts avec leurs vêtements, sans plus s’ensoucier. Cependant, lorsqu’une bête périt, j’ignore ce qu’ils fontd’elle. Les animaux vivants, il en arrive toujours. Mais plusd’hommes.

10 août. – Rien de neuf, toujours lesmêmes horreurs.

J’ai réaperçu la chevelure blonde, et plustard j’ai revu la robe grise. L’une ou l’autre appartient àMarie-Thérèse, sans doute, mais pas les deux ; elles ne sontpas à la même place. À moins qu’on l’ait changé de cellule entremes deux observations. Qu’elle doit être seule et triste !

11 août. – Événement : pour lapremière fois un prisonnier a été redescendu à terre. Et c’estMaxime ! Dans quel but ? Il avait l’air d’un condamné,quand on l’a saisi. Sa plongée fut vertigineuse. Il était de trèsbonne heure.

8 heures du soir. – Maxime pasrevenu.

Il y a une femme qui ne cesse de rire…

12 août. – Maxime pas rentré. Etpourtant, cette nuit, les pêcheurs invisibles ont ramené desanimaux. Donc, comme je suis assuré qu’il n’y a qu’un seulsous-aérien, un seul aéroscaphe, c’est que ledit aéroscaphe estremonté sans Maxime. Or, si les sarvants l’ont abandonné, c’estqu’il n’est plus qu’un de ces cadavres qu’ils dédaignent. Maximeest mort ! Que s’est-il passé ?

13 août. – Ce matin, ni animaux, nipierres, ni plantes, ni hommes. Cela n’est jamais arrivé. Qu’est-cedonc ?

Le hasard aurait pu me faire choisir au lieude Maxime et alors j’aurais bien trouvé le moyen de remettre lecahier à quelqu’un. Quand on ne l’aurait découvert que sur moncorps inanimé…

Onze heures. – On nous a donné moinsd’eau que d’habitude, et la salade n’était guère fraîche.

Deux heures. – À la fin, ilsm’agacent, ces sarvants ! Ils ne savent pas de quoi je suiscapable… Je vais leur coller… Je vais leur faire une sale farce… Jevais…

[Ces trois dernières lignes, d’uneécriture incohérente, sont effacées – mal, puisqu’on peut encoreles restituer. Suivent encore d’autres lignes, celles-làcomplètement oblitérées. Puis sept feuillets arrachés. Puis quinzelignes masquées de hachures. Donc, du 13 au 24, rien. Et enfinceci :]

24 août. – J’ai supprimé toutes lesdémences que j’avais tracées. Pendant dix jours on s’est livré surmoi aux plus cruelles expériences. Sans m’extraire de ma cellule,on m’a soumis à toutes les pressions, toutes les dépressions, tousles mélanges de gaz. J’ai passé de l’excitation la plus effrénée àl’abattement le plus prostré : respiré l’air suroxygéné,surazoté. Ils m’ont aussi fourré du protoxyde d’azote, ça j’en suissûr : pendant une heure je n’ai pu m’empêcher de rire, et j’aicompris pourquoi cette femme riait tant l’autre fois. À un moment,je me rappelle que j’ai voulu crever ma prison avec une balle derevolver – mais la balle s’est aplatie contre le mur invisible –puis arrêter les clapets au moyen de mon couteau. Aussi me suis-jefait confisquer ces deux armes. Les grincements n’arrêtaient pas dese faire entendre… Enfin, c’est fini ! J’en suisrevenu !… Heureusement ! Et le cahier, alors ! Onm’aurait jeté à la mer sans lui !… Les légumes qu’on nousdonne sont pourris, et l’eau que nous buvons sent mauvais. Leniveau de la citerne baisse. En rapprochant ces faits de cequ’aucune proie n’a été capturée depuis le 12, il est aisé dedéduire que le bateau de ravitaillement s’est perdu. L’aéroscaphe anaufragé. Je ne trouve pas de meilleure explication.

25 août. – Je me demande si ce n’estpas une hallucination due à quelque nouvelle expérience dont je nem’apercevais pas ; en bas, à 20 mètres de la façade del’aérium et à la hauteur du rez-de-chaussée, seul dans l’espace etimmobile comme une statue : Raflin !… feu Raflin, quej’ai vu mourir !… Mais quelle est cette femme rigide qui sortde dessous la pépinière et s’avance vers Raflin ?… Oh !c’est une des femmes qui sont mortes en même temps que lui… Lavoilà immobile près de lui… Et – cela ne peut être qu’une illusion,oui, oui ! – et tous ces animaux raides, figés, qui sortent dumême endroit, en procession, et qui vont se ranger non loin ducouple, de l’horrible couple humain !… Ma jumelle !… Non,ce n’est pas un mirage de fièvre. Ce sont des créaturesempaillées, bourrées avec je ne sais quoi d’invisible. Lessarvants ont naturalisé un échantillon de chaque modèleterrien ! Il y a un atelier de taxidermie dans les sous-solsde l’aérium !…

[Les 26, 27, 28 et 29 août, Robert Collins’est abstenu de coucher ses impressions sur le cahierrouge.]

30 août. – Depuis quatre jours, jesens ma raison chanceler. Du reste, c’est à peine si je puis tenirle crayon. Si je veux que ce journal soit raisonnable et qu’ilserve à quelque chose, il est temps d’aviser.

L’eau est meilleure, mais ce n’est plus lamême. Les sarvants doivent l’obtenir d’une autre façon. Leslégumes, maintenant, sont assez frais, parce qu’on commence àrécolter ceux de la plantation.

Beaucoup de vides parmi les hommes.

L’aérium n’est rien en abomination auprès dece macabre musée d’en face – de l’autre côté de la rue, quisait ? – ce lugubre muséum d’océanographie aérienne, annexe del’Institut où nous sommes. Avec ses vitrines invisibles, sesmomies, il ressemble encore davantage à quelque salon de cireforain ! Si je vivais mille ans, toute ma vie je reverrais cethomme et cette femme empaillés.

31 août. – Il importe que monjournal, qui contient à présent toutes les indications nécessaires,parvienne sans délai à M. Le Tellier ou à quelque autrecapable d’en tirer parti. Si l’on me vivisèque, si l’on me dissèqueseulement le cahier sera perdu. Si je reste, idem. Si l’onm’asphyxie avant que j’aie pris mes précautions, idem. Mais si jemeurs dans ma cellule, ayant sous mes habits le cahier rouge, on meprécipitera tel quel. C’est la seule façon dont je puisse êtreutile à Marie-Thérèse. Je n’ai plus de couteaux ; je n’ai rienqui puisse me servir à bloquer les clapets. Je dois donc lesmaintenir moi-même.

1er septembre. – J’ailâchement hésité toute la nuit. Quoi ! j’abandonnerais iciMarie-Thérèse ! Et je l’abandonnais pour toujours !…C’est aussi une mort épouvantable… Il y a encore ce passage dans levide, qui va déformer mon pauvre corps… et cette chute à laquelleon ne peut penser sans frémir pour son cadavre…

Marie-Thérèse ! si je pouvais revoirencore une fois ne serait-ce que votre chevelure blonde ou le basde votre robe grise !… Mais voilà longtemps que je n’ai vu iciceux que je connais. On les a remis à leur place primitive,derrière cette muraille humaine. Je ne reverrai pasMarie-Thérèse.

2 septembre. – J’attacherai le cahiersous ma chemise, bien sanglé avec ma ceinture.

Six heures du soir. – Il y a eu tropde grincements. J’ai eu peur d’être guetté, arrêté dans ma tâche,et mis dans l’impossibilité de recommencer.

Le givre se verra tout de suite, dès le début,puisque l’air chaud n’arrivera plus. Pourvu que les sarvants…

8 septembre. – Il n’y a aucungrincement. Les empaillés, là-bas, oscillent, virevoltent. Il estbien évident qu’on les manie. Il est même possible qu’on lesinaugure, car les sarvants paraissent avoir désertél’aérium. Les malheureux que l’on tourmentait de cent manièresdifférentes ont du répit. Nos bourreaux se sont portés en foulevers la galerie d’en face. C’est l’heure. Je vais boucher les tubesdes clapets avec l’étoffe de mes vêtements, et j’appuierai de toutmon poids.

Je n’écris pas d’adieux, le temps presse, etje n’ai pas besoin de m’attendrir.

Je vais attacher le cahier sur mapoitrine.

[Suivent soixante-six pagesblanches.]

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