Le Péril Bleu

Chapitre 8LE CAHIER ROUGE

Vint le jour de la course.

Il faisait beau. M. Le Tellier s’enaperçut quand la concierge vint pousser les volets et lui servirson chocolat. (Le digne savant déteste les hôtels autant que cequ’il nomme « faire des embarras », aussi était-ildescendu chez lui et sans valet de chambre.)

Il faisait beau. Le soleil illuminaitl’appartement dépouillé de ses rideaux et de ses tapis, aux lustresemmaillotés, aux meubles recouverts de housses, et rempli d’uneodeur de camphre, de vétiver et de poivre. Les carreaux étaientbadigeonnés de blanc d’Espagne, et, dans le salon, des enveloppescachaient les aquarelles renommées : les Harpignies, lesFillard, les Le Nain. Il faisait beau. La course serait belle. Ens’habillant, M. Le Tellier repassa ce dont ils avaientconvenu, lui et le duc d’Agnès. Le coup de canon du départtonnerait à dix heures ; à neuf heures et demie, uneautomobile appartenant au duc se tiendrait à la porte de M. LeTellier, le conduirait aux Invalides pour assister au premier actede l’épreuve, puis aussitôt s’en irait se poster à l’entrée deParis, afin qu’il pût voir les péripéties des derniers kilomètres.Un insigne spécial servirait de coupe-file à la voiture.

Il faisait beau. Un brouhaha de peuple enmarche montait du boulevard Saint-Germain, noir de monde quipassait dans le même sens, de gauche à droite. Pour l’heure, toutgrouillement de la capitale devait se diriger vers la ligne duparcours, dont les journaux donnaient le relevé.

« Eh ! le moments’approche ! » pensa M. Le Tellier.

Il prit sa montre exacte, pour la mettre dansson gousset. « Juste neuf heures et demie. »

Précisément alors, un coup de timbre résonnadans l’antichambre, comme pour sonner cette demie, à défaut despendules arrêtées.

Souriant de la coïncidence, M. Le Tellierouvrit lui-même… Et le sourire quitta ses lèvres soudainementdécolorées.

M. Monbardeau se tenait là, en costume devoyage et le regardait avec tristesse.

– Qu’y a-t-il encore ?… C’estgrave ?…

– Rassure-toi. Tous ceux que tu aslaissés à Mirastel se portent bien. Mais, en effet…

– Marie-Thérèse…

– Non, non !… Robert est mort, monpauvre vieux !

– Ah !… Mais comment lesais-tu ?… Et pourquoi laisser seuls Maxime, qui est si maladeencore, et les femmes ?… Ne pouvais-tu m’écrire ou metélégraphier ?

– J’avais mes raisons, tu peux le croire…Écoute-moi ; l’avant-dernière nuit – celle de ton départ –j’ai été réveillé par un sifflement de chute ; et, commed’habitude, je suis allé dès le matin, hier, dans la directionvoulue. Mme Arquedouve m’avait dit : « Unaérolithe est tombé cette nuit entre Aignoz et Talissieu. »Là, c’est le marais.

« Au bout de trois heures, aidé dequelques hommes, il me fut permis de retrouver…

« C’était dans un endroit limoneux àl’extrême ; nous avancions sur des planches qu’il fallait sanscesse enlever derrière nous et rejeter en avant… Au fond d’uneespèce de flaque creusée par la violence du choc, une masse informes’enlisait lentement. Nous l’avons dégagée au prix d’effortsincroyables… Quelque chose me disait que nous ne devions pascéder…

« J’ai vu tout de suite qu’il n’était pasmort de sa chute, mais bien avant. La commotion n’avaitbroyé qu’un cadavre… Il est mort asphyxié… asphyxiésurtout. Il avait la face enflée, les lèvres épaisses etnoires comme toute la figure, les yeux extraordinairement ternes,la bouche pleine de sang coagulé. J’ai cru m’apercevoir aussi qu’ilavait subi des pressions variées… Quand nous mettons des animauxdans le vide, par expérience, ils deviennent ce qu’était Robert…Une brève autopsie m’a démontré que son corps avait gonflé, qu’ils’était boursouflé, que le sang avait jailli de l’épiderme ainsiqu’une sueur giclante… qu’il avait, en quelque sorte, explosé…Certains débris anatomiques portaient déjà des marques analogues,mais beaucoup moins accentuées… Il n’a pas été viviséqué, non, non,il ne l’a pas été, lui !

– Quelle abomination !… Mais cela neme dit pas pourquoi tu es venu ?

– Je suis venu pour accomplir sesdernières volontés.

M. Monbardeau tira de sa poche un cahierrouge à fermoirs de cuivre, que l’astronome se souvint d’avoir vuquelque part.

– Je suis venu pour te remettre cemanuscrit. Robert le portait sous ses vêtements, lié par uneceinture, à même la peau. Lis ce qui est écrit sur l’étiquette.

– Pour remettre le plus tôt possibleà M. Le Tellier, directeur de l’Observatoire. S’il est mort,au Dr Monbardeau, d’Artemare. S’il est mort, au duc d’Agnès. S’ilest mort, au chef de l’État.

En voyant l’écriture de Robert Collin,M. Le Tellier ne put retenir ses larmes. Il ouvrait lesfermoirs d’une main maladroite à force d’impatience, etdisait :

– Chère, chère victime de sondévouement ! Pauvre petit !… Hélas ! il y a deuxmois qu’il s’est fait enlever ! C’était avant toutes ceshistoires de tache carrée !… Deux mois de captivité pourl’amour de Marie-Thérèse !… Hélas ! le beau rêve qu’ilavait fait ! Et penser que ce rêve-là ne se serait pasréalisé ! que Robert, sans doute, n’aurait pas été ce qu’ilest réservé au duc de revenir… si ma fille nous est jamaisrendue !… Pour lui, ne vaut-il pas mieux être mort ?…

« Voyons ce qu’il me dit… Hé ? quiest là ?

– Excusez, monsieur, fit la concierge,qui venait d’entrer, il y a en bas des mossieus qui disent qu’ilsvous attendent.

– Ah ! l’auto ! C’estvrai !… Vois-tu, Calixte, je suis absolument forcé d’aller àcette course… Et me voilà en retard déjà… Tiens : tu vas veniravec moi. Je t’emmène. Nous lirons le cahier en route. Viens commetu es ; viens… Mon bon petit Robert ! Quelle perte !Quelle perte !…

Parmi la foule déambulante, une centaine debadauds faisaient cercle autour de l’automobile. Cettequatre-baquets fastueuse les intriguait d’être si longue et sibasse, peinte en gris souris comme un torpilleur, d’être montée pardeux chauffeurs à la livrée kaki, portant au bras un rubantricolore, et d’avoir en guise de lanternes deux flammes auxcouleurs de l’Aéro-Club, organisateur sportif de la journée.

Les chauffeurs ôtèrent leur casquette. L’und’eux remit à M. Le Tellier le brassard blanc des commissairesofficiels.

– Dépêchons-nous, monsieur, lui dit-ild’un ton respectueux, on va manquer le départ, il n’y a pasd’erreur.

Mais M. Le Tellier estimait à présent quela course était secondaire, pendant que la voiture démarrait avecun brio de 90 HP conduite par un mercenaire impitoyable pour lespneus, il commença de lire à M. Monbardeau ce que Robert avaittracé pour lui, d’un crayon net et régulier, du moins aux premièrespages.

Il en était à la cinquième ligne, quand l’undes hommes kaki se retourna :

– Je crois que ce n’est pas la peined’aller jusqu’à l’Esplanade… Il n’y a pas d’erreur : un mondefou… Jamais nous n’arriverions… Si monsieur veut, on pourraitprendre par la Concorde et la rue Royale, et puis enfiler lesgrands boulevards. Comme ça, on les verra passer, et çasera toujours ça de gagné pour arriver plus tôt à la sortie deParis… Il n’y a pas d’erreur.

– Faites comme vous voudrez, ditl’astronome.

Et il reprit sa lecture interrompue.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer