Le Péril Bleu

Chapitre 2SUITE DE LA TACHE CARRÉE

– Chauffeur ! àl’Observatoire !

M. Le Tellier quitte la gare duP.-L.-M. Il a bien mauvaise mine ce matin. Toute la nuit,dans le wagon – sa deuxième nuit sans sommeil – il s’est acharné àcomprendre, il a rempli son carnet de figures géométriques,d’équations algébriques, d’opérations arithmétiques… Et il comprendde moins en moins. Jamais le mystère ne lui a semblé plusmystérieux que depuis qu’il commence à s’éclaircir. Et puis,un doute lui est venu concernant l’équatorial de Hatkins. Puissant,à coup sûr ; mais dans une situation déplorable ! Latache est visible en théorie ; mais en pratique ? Letélescope la fera-t-il apparaître, à travers cette masseatmosphérique de plus de cinq cents kilomètres, bourrée de nuageset de brumes, où les diverses températures provoquentd’innombrables réfractions ? Rien que les poussières et lesfumées de Paris constituent un rempart sérieux ! Pour obtenirquelque chose de net, on sera bien obligé de diminuer legrossissement…

Mais, au bout de son avenue, voicil’Observatoire avec ses coupoles. Voici la Sainte-Sophie de lascience, avec sa terrasse qui paraît en ébullition. Voici laSainte-Geneviève de l’astronomie, avec ce gros bouillonprépondérant qui est le dôme du grand équatorial. Voici leSacré-Cœur de Montparnasse !

– Ah ! Monsieur leDirecteur !

Le portier, respectueux et surpris, donne untrousseau de clefs. Dans la cour, M. le Directeur éludequelques astronomes qui viennent d’achever leur nuit de travail etqui rentrent chez eux. M. le Directeur monte au dernier étagepar le bel escalier de pierre. Il pénètre au logis du grandéquatorial, et malgré lui, s’arrête, en admiration.

Léviathan ! Goliath !Polyphème !

Les dimensions de la lunette sont tellementcolossales que M. Le Tellier ne s’en souvenait pas. On secroirait ici dans une tourelle de forteresse ou de cuirassémonstrueux. L’énorme concavité de la voûte de zinc prend un air decalotte blindée, et l’équatorial est un canon prodigieux, inclinésuivant l’axe du monde, et qui menace le ciel. Son affût, donjon demaçonnerie au centre de la rotonde, s’enveloppe de légèresstructures métalliques – paliers, échelles, caracols – et l’on yvoit une infinité de mécanismes de précision, les uns graciles etles autres herculéens, comme il sied qu’on en trouve autour d’uninstrument qui tient à la fois de la montre pour dame et de la gruepour fort levage. L’équatorial repose sur des tourillons d’obusier.Colonne Vendôme qui serait une bombarde, bombarde qui serait untélescope, cylindre mastodonte, éléphantesque tour penchée d’acierchromé, gris et mat – il s’allonge. La perspective effile sonextrémité, c’est à peine s’il reluit. Son oculaire, compliqué d’untas de petites machineries, a vraiment l’aspect d’une culasse…Est-ce qu’elle est chargée, cette pièce d’artillerie ? Unprofane pourrait le craindre, et redouter sa détonationassourdissante, et se demander quel projectile fantasmagorique elleva lancer contre la lune…

Il fait chaud sous cette cloche. Le silenceméditatif est presque celui d’une basilique. La rumeur de Paris,distante et maritime, murmure sans fin. De seconde en seconde, letic tac de l’horloge sidérale se répercute aux cintres de lacoupole et, de toute la gravité du temps qui passe, il aggrave lerecueillement.

À l’ouvrage !

M. Le Tellier manœuvre un cabestan. Ledôme, pivotant, roule sur ses galets avec un grondement de tonnerreet d’airain. Des cordes sont tirées. Une large embrasure sedécouvre au sud-est – la direction de Mirastel. L’artilleur optiquepointe son long-tom qui s’abaisse lentement versl’horizon. Au moyen de la petite lunette secondaire dite chercheur,accolée au télescope, il s’efforce d’apercevoir la tachecarrée…

Dieu, qu’il est petit sous l’équatorial !On dirait Gulliver sous le microscope d’un géant !…

Mais la tache ? la tache ?

Attendez ! Il tâtonne, il tourne desvolants, pointe plus bas, plus à gauche… Il refait des calculs…change des lentilles pour diminuer le grossissement et accroître lanetteté…

Ah ! enfin, la voici, cette tache demalheur ! La voici en élévation au lieu d’être vuepar-dessous. Mais on ne peut la discerner que grossie douze centsfois, pas davantage, et trouble, trouble à cause de l’atmosphère,et vibrante à cause de la grande ville qui fait tremblerl’Observatoire… Elle n’a pas bougé ; c’est la seule conclusionde toute la séance. Quant à dire ce qu’elle est au juste, c’estaussi impossible pour des raisons différentes.

– On étouffe là-dedans !

Exaspéré, Jean Le Tellier s’en va sur laterrasse. Il l’arpente rageusement, contourne les dômes qui bombentlà leurs hémisphères de ballons à moitié gonflés, comme en un parcaérostatique. Il bute contre les appareils enregistreurs, défonced’un coup de poing le pluviomètre qui s’oppose à son passage…

– Est-ce assez idiot, tous ces engins quine servent qu’à des stupidités !… La science ! lascience ! la science ! ah ! elle est fraîche, lascience !

Paris s’étend aux pieds de l’astronomerévolté. La fourmilière humaine incurve devant lui sa vallée delarmes entre toutes les vallées de misère, construite à perte devue. Elle descend de Montparnasse pour se relever àMontmartre ; et là-bas, au nord, en face de l’Observatoire,ainsi que son propre reflet déformé, se dresse un autre froissementde coupoles. Par une étrange symétrie, le Sacré-Cœur et leCerveau-Sacré dominent Paris, chacun de son côté. Ce sont deuxtemples pareils et dissemblables, tous deux bâtis à l’intention duciel, et qui, jaloux, semblent se défier au-dessus de tout unpeuple. Qui l’emportera ? Qui doit l’emporter, de ces deuxtemples sur les deux collines ?… L’astronome balance unmoment. Plutôt que d’être ici, ne ferait-il pas mieux d’êtrelà-bas, dans l’observatoire extatique du ciel ? d’un ciel siconstellé qu’il n’a plus de ténèbres ?…

– Ah ! çà, mordienne, couragedonc ! Il n’est pas encore temps de se résigner ! Rienn’est perdu ! Volte-face ! Et front à l’ennemi : lesarvant !

D’un pas déterminé, M. Le Telliertraverse la plate-forme et se grandit, farouche, contre lesbalustres. En bas, dans le jardin, les logements des lunettesméridiennes et photographiques arrondissent leurs toits demosquées. Plus loin, vers le sud, vers Mirastel, vers la tacheenfin, l’observatoire Montsouris. Et plus loin encore, échelonnéssur la terre inapercevable, encore d’autres observatoires, mieuxplacés que Paris sous certains rapports… Saint-Genis-Laval, près deLyon… Voilà, voilà !

– C’est à Saint-Genis-Laval qu’il fautaller maintenant ! Patience et persévérance ! Avant lanuit je serai fixé. Partons.

 

M. Le Tellier n’a jamais su comment lesjournalistes eurent vent de sa présence à Paris. Toujours est-ilqu’un groupe de messieurs à stylographes et à détectivesl’attendait devant la grille de l’Observatoire.

M. le Directeur ne crut pas devoir leurcacher sa découverte de la tache, non plus que sa récentedésillusion. Sensationnelles confidences ! Aussitôt, lesreporters ne se sentirent plus de joie, ils se dispersèrent avecune promptitude inconcevable, et, pendant que chacun gagnait àtoute vitesse le bureau de sa rédaction, M. Le Tellier –disposant d’un couple d’heures avant le départ du train – se fitconduire avenue Montaigne, chez le duc d’Agnès.

 

Le jeune sportsman revenait de Bois-Colombes.Il rayonnait. L’aéroplane en construction lui donnait les plusbeaux espoirs ; l’appareil capteur d’électricité atmosphériqueétait une merveille. De Tiburce il n’avait aucune nouvelle, non.Mais comment se fait-il que M. Le Tellier fût Parisien ?Une tache ? à cinquante kilomètres ? inaccessible à toutaéroplane ? trop haute ?… Ah ! diable ! Ça,c’était défrisant… Mais cette tache, c’était l’abri des sarvants,n’est-ce pas ? Restait par conséquent le dirigeable-fantôme,que l’on pouvait poursuivre, capturer… L’Épervier (ainsise nommerait l’aéroplane de chasse), l’Épervier serviraitdonc à quelque chose. Ah ! saperlote ! il avait eu peurun instant ! Mais tout allait bien, très bien ! –Mlle Marie-Thérèse, ah ! pardieu, il jurait dela sauver… et de l’épouser, palsambleu ! Ah ! oui, oui,ce Robert Collin, chic, très chic, sapristi !

M. le duc d’Agnès avait besoin debeaucoup parler et de blasphémer quelque peu lorsqu’il était trèscontent. Il jabotait toujours et il sacrait encore en arrivant avecson futur beau-père sur le quai de la gare.

On y vendait l’édition spéciale des journauxque l’astronome avait renseignés. Celui-ci acheta quelquesgazettes, et, seul dans le wagon qui le remmenait, il put à loisirétudier les diverses interprétations de ses paroles. Maisqu’importaient : les fioritures ? Si la lettre variait,l’esprit de l’information demeurait fidèle et véridique. À cetteminute, des millions d’intelligences étaient au courant… Demainl’univers connaîtrait l’existence de la tache énigmatique… Et alors– oh ! la stimulante pensée ! – il allait se produire untel effort de toute l’humanité que cette tache, coûte que coûte, onla descendrait, mes amis ! Ah ! ah ! On ladescendrait ! On la décrocherait ! On la flanquerait parterre !…

Mais, à Saint-Genis-Laval, cette tache« sarvante » lui apparut très en dessous. Elle semblaitconstituée par une agglomération de choses indistinctes. Elleformait une façon de dallage sans trop de régularité, brun, avecdes raies de lumière entre chaque rectangle.

Comme les gros télescopes ne sauraient se mueren lunettes terrestres, on employa toutes sortes d’expédients pourredresser l’image de ce logogriphe carré. On la projeta sur unécran… Des intermittences d’ombre et de clarté furent observéesdans les raies intermédiaires, par place… Nouveaux pointsd’interrogation.

Quinze astronomes entouraient M. LeTellier. Ils se succédaient à l’oculaire du télescope ou devant laprojection. Ils braquaient infructueusement toutes les lunettes deSaint-Genis sur la même cible visuelle…

Et pourra-t-on jamais dénombrer combien degens les imitaient ? Des mille et des cents, qui utilisaientdepuis les jumelles-faces-à-main jusqu’aux équatoriaux àmiroir !… Il y eut des personnes qui regardaient d’un lieud’où il était impossible de voir la tache, à travers des kilomètresd’arc terrestre. Se fiant aux indications des journaux, il y en eutqui ne parvenaient pas à localiser le point de mire. La plupart nevoyaient rien… Et pourtant, une simple lorgnette de théâtresuffisait à faire surgir dans le visage du temps cette petite tachede rousseur.

Des yeux et des yeux et encore des yeuxcherchaient l’étoile sombre au firmament d’azur.

Et tous ces regards assiégeaient le ciel, cen’était qu’un prélude au mouvement superbe qui allait ruer l’hommeà l’assaut des nuages.

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