Le Péril Bleu

Chapitre 12SINISTRES

Le duc d’Agnès était pressé de se mettre àl’œuvre avec son ingénieur. Il quitta Mirastel le même jour queTiburce. Et le lendemain, 9 mai, M. etMme Monbardeau regagnèrent Artemare.

Alors, au vieux château, la vie commençad’être une épreuve douloureuse et funèbre. La pensée deMarie-Thérèse obsédait les esprits. Par moments, on aurait préférél’assurance de sa mort à l’incertitude, qui est unetorture insupportable. (Quand on craint pour une jeune fille, on atant de choses à redouter, n’est-ce pas ?)

Mme Le Tellier passait desheures et des heures enfermée dans la chambre de sa fille. Puis,soudain, le besoin d’action, qui les travaillait tous, domptait salangueur native, la poussait dehors et la faisait marcher auhasard, très vite, d’un pas tumultueux.

Chacun possédait, sur sa table ou sa cheminée,quelque portrait de la disparue, et chacun le contemplait bien desfois, religieusement, avec des souvenirs et des pensées, comme uneicône sur un autel. Mme Arquedouve était privée decette humble consolation ; ses yeux déjà morts la luirefusaient. Mais il y avait dans le salon un buste irréprochable deMarie-Thérèse, un buste si ingénieux qu’il évoquait la jeune filletout entière. Et on voyait la petite vieille dame palper le marbrelonguement, de ses mains blanches et subtiles, et considérer de lasorte l’unique ressemblance qu’elle pût distinguer. C’était uneoccupation qui lui causait tout ensemble du plaisir et de la peine.Elle souriait, puis elle sanglotait. Ainsi ses yeux, qui l’avaientdevancée au néant, cessaient par malheur d’être inutiles, etpleuraient d’autant plus qu’ils ne pouvaient rien voir. Quand elleentendait venir Mme Le Tellier, elle interrompaitd’un effort le cours de ses larmes, et les deux femmes seplaisaient à parler d’une infortune que tout leur rappelait.

Tout. Même le chien Floflo, qui se tenaitsilencieux. Même le logis, qui paraissait désolé. D’habitude, ilétait fleuri par les soins de Marie-Thérèse. Elle savait grouperdes fleurs dans un vase avec cette grâce japonaise qui fait croirequ’elles ne sont pas cueillies et moribondes… Mais les vases, telsdes corps sans âme, restaient vides ; et les iris, près de labotasse[3], vainement mauves, pourrissaient loin deshommes.

Il semble que le plus accablé de tous ait étéM. Le Tellier. L’astronome ne sortait plus de son cabinet detravail. Exténué de contention, las de réfléchir à cettecatastrophe incompréhensible, il n’avait plus la force deraisonner ; il rêvait, face au paysage magnifique. Le siteprintanier, plein de vie et de soleil, lui paraissait morne etdésert. La joie de la saison aggravait sa tristesse. Il regardaitles arbres des vergers en fleurs, et songeait à des squelettesmacabrement pomponnés. Devant ce décor d’espace et de montagne safille avait passé si souvent – si souvent, mon Dieu ! – qu’iln’y voyait plus que le fond d’un portrait dont elle aurait disparu.Le spectacle même de son absence.

Pour Maxime et pour Robert, ilstravaillaient : le premier dans son laboratoire, afin delutter contre l’inquiétude, et le second dans sa chambrette, à desouvrages clandestins dont le but se devine aisément.

Jusqu’au 13, rien ne troubla ce calme cruel,si ce n’est pourtant quelques tournées d’exploration faites parRobert du côté de Seyssel et des communes molestées, et si ce n’estun voyage de M. Le Tellier à Lyon.

Un voyage atroce. Il partit comme un fou,ayant lu qu’on avait retiré du Rhône le cadavre d’une femmeinconnue dont la mort pouvait remonter à la date néfaste du 4 mai.Il s’absenta sous un prétexte, à l’insu de tous, et revint le soirmême, soulagé d’un pesant fardeau. La femme de la morgue étaitbrune, d’âge mûr et de type oriental. Une drague l’avait extraitede la vase, cousue dans un sac et nue. Tout cela était si loin deMarie-Thérèse, si étranger aux préoccupations deM. Le Tellier, qu’il s’aperçut enfin de l’excès où l’avaitmené son abattement. De ce jour, il se raffermit peu à peu.

Il y eut aussi des reporters qui s’en vinrentcarillonner à la porte de Mirastel, et qui, une fois éconduits, sebornaient à prendre des vues du château et de ses parages.

Il y eut encore les arrivées du facteur,toujours attendues, toujours décevantes…

Et c’est tout ce qu’il y eut. Et dans lacampagne également la tranquillité s’était rétablie, quand ceciarriva tout à coup :

Dans la nuit du 13 au 14, le village de Béon,situé entre Culoz et Tallisieu, au pied du Colombier, à troiskilomètres de Mirastel, fut ravagé. Des mains sacrilèges émondèrentla floraison des arbres fruitiers. Différentes bestioles, couchantà la belle étoile, disparurent sans laisser de trace. Enfin, etsurtout, une femme, attirée dans son potager par un bruitinsolite, ne rentra pas et subit le même sort que les branches etles animaux. Il fut impossible de la retrouver.

De Béon, une vague circulaire d’épouvante sepropagea sur le pays. Les journalistes y affluèrent. Mais, à partirde cet instant, les sources de terreur ne devaient plus cesser dese multiplier ; car, chaque nuit, un village nouveau reçut lavisite des sarvants.

Bientôt, même il y eut des gens qui furentconfisqués en plein jour, dans les lieux écartés. De ce nombreétaient les bergers et les vachères qui s’en allaient, seuls avecleurs bêtes, par les prés de la montagne. La plupart du temps, uneseule personne disparaissait ; parfois deux ; et troisde-ci de-là. On remarqua que les enlèvements diurnes s’exécutaientde préférence sur les hauteurs, et que les flibustiers, de peurd’être trahis, avaient soin de capturer les témoins de leursactes.

Dans la nuit du 14 au 15, Artemare y passa.(Les sarvants, on ne sait pourquoi, sautèrent un hameau, deuxvillages et trois châteaux, dont Mirastel.) Et l’on enregistra laperte de Raflin, l’ancien amoureux de Fabienne d’Arvière. Le pauvrehomme, encore malade, traversait sa cour clopin-clopant lorsqu’ilfut appréhendé. Sa vieille mère était folle de peur, et redoutaitqu’il ne prît froid, parce qu’il n’avait sur lui qu’une robe dechambre.

Dans la nuit du 15 au 16, quittant la route etpoussant une pointe au sud, le sarvant pilla Ceyzérieu, sur lacôte, en face de Mirastel, par-delà le marais. Puis il revint à laroute, malmena Talissieu, où il s’empara d’un poulain nouveau-né,raccourcit de sa pointe ornementale une tourelle de Châteaufroid,et chaparda quelques lapins dans un cuveau de métairie.

Le 17, le Dr Monbardeau reçut la lettresuivante, qui le mit au désespoir et prouvait, d’autre part, que lefléau s’étendait plus avant qu’il ne semblait, c’est-à-dire jusqu’àBelley. Cette lettre était de Front, l’amant de SuzanneMonbardeau.

(Pièce 239)

« Monsieur Monbardeau,

Bien que nos relations aient toujours été plusque tendues, je me vois dans la triste obligation de vous fairepart de ce qui m’arrive.

En revenant hier d’une course de quinze jours,je n’ai plus retrouvé votre fille chez moi. Elle s’est défilée àl’anglaise avec un joli cœur quelconque (puisque je sais qu’elle nes’est pas rendue chez vous) et à la faveur de ces prétenduesdisparitions. Car vous ne voudriez pas que j’y croie ? Je n’aipas pu avoir de renseignements sur sa fuite, la maison où je lui aifait honneur de la recueillir étant à distance du bourg. Voilà ceque c’est[4]… Mais j’ai cru devoir vous en avertir, àcette fin que vous sachiez qu’à partir de maintenant il n’y a,encore moins que par le passé, rien de commun entre nous.

Je vous salue.

Onésime FRONT. »

L’horreur du fait se renforçait de latrivialité du rustre qui l’annonçait. Suzanne, certes, n’avait pasfauté une seconde fois ; tous l’affirmaient. Elle était doncaussi la proie du sarvant !… Et ce qui vint le corroborer, cefut, dans la nuit, du 17 au 18, la dévastation de Saint-Champ,non loin de Belley.

Suzanne enlevée ! Ce dernier coup portaitau comble la détresse des Monbardeau. Madame déraisonna pendant unesemaine, puis s’éleva sans relâche contre la rigueur paternelle quiavait exilé la pécheresse repentante. Ce à quoi Monsieur ne savaitque répondre et baissait la tête en pleurant.

 

Le matin du 19, les gens d’Artemare apprirentque la nuit avait été funeste au village de Ruffieux, sis à quinzekilomètres outre-Rhône, sur la route de Seyssel à Aix-les-Bains. Lanouvelle manquait de précision. On parlait vaguement de plusieurspersonnes enlevées, ce qui demandait confirmation.

Mais, avant d’être fixés, les Artemaroisconnurent un événement plus sensationnel encore.

 

Un reporter-photographe de Turin était partibien avant l’aurore pour le sommet du Colombier, afin dephotographier le théâtre du rapt dans la splendeur du soleillevant. (Ce raffinement s’explique par le nombre incalculable declichés que ses confrères avaient déjà pris du même lieu, dans desconditions différentes d’heure et de température.)

Or, de même que Marie-Thérèse et ses cousinsn’étaient pas redescendus, le reporter-photographe ne redescenditpas.

Grande émotion dans Artemare. Palabres etconciliabules, à l’issue desquels une troupe d’hommes courageux (onen trouvait encore à ce moment-là) se mit à la recherche del’envoyé perdu.

Ils montèrent jusqu’à la croix. Et là ilsdécouvrirent l’appareil photographique planté sur ses trois piedsen compagnie d’une espèce de nabot hideux, goitreux,haillonneux, vautré dans l’herbe, et que nul ne connaissait.Pas le plus petit soupçon de journaliste, à moins qu’il ne fûtdevenu, par sortilège, ce nain repoussant, à la tête trop grosse,aux bras trop courts, qui, d’un œil animal, regardait venir lessauveteurs.

Eux s’arrêtèrent, cherchant de tous côtésl’ancien aspect du publiciste… Mais rien ! Alors ilss’approchèrent de son nouvel aspect – je veux dire de la vilainecréature impassible – et ils s’aperçurent bientôt qu’ils avaientaffaire à un malheureux crétin, sourd et muet.

Et dans ce temps-là, l’audace leur vint de letoucher. Car, jusqu’ici, la peur de se brûler aux mains les enavait détournés. On voulut le faire lever, et l’on sut – disgrâcesuprême ! – qu’il était paralytique.

Ils le prirent donc avec eux, ainsi quel’appareil à trépied, et ils commencèrent à descendre de lamontagne. Mais comme ils arrivaient à Virieu-le-Petit, avec desmines où l’ébahissement persistait, voilà qu’ils firent larencontre d’un bouvier qui s’apprêtait à mener des troncs de sapinsà la scierie d’Artemare.

Et cet homme, avisant le nabot,s’écria :

– Ho ! le Gaspard ! Quétocou fa iqueu ?

Ce qui signifie : « Tiens ! leGaspard ! Qu’est-ce qu’il fait là ? »

Et il leur enseigna la vérité, à savoir quel’idiot était un habitant de Ruffieux, qu’il y passait des nuits etdes journées accroupi au seuil de la maison de son père, laquelleouvre sur la route, et que tous les bouviers, rouliers et messagersne connaissaient que lui, à force de le voir au bord du chemin,immobile et « à cropetons ». L’histoire fit tapage.C’était une infernale substitution que celle d’un journaliste deTurin et d’un innocent de Ruffieux, au plus haut duColombier !… On tenta d’interroger le Gaspard, d’obtenir aumoins un geste expressif… Hélas ! folle tentative. Jamais ilne fut plus sourd, ni plus muet, ni plus imbécile, ni plusankylosé. Son père, quand il le revit, regretta de le revoir. Etainsi le seul rescapé fut-il le seul qui ne pût rien rapporter ausujet des sarvants, et le seul dont on eût souhaité qu’il y restât.Cependant les autres reporters-photographes donnèrent de l’argentau père du Gaspard, dans le dessein qu’il leur permît dephotographier ce héros ; et il bénit le retour de sonenfant.

Contrairement aux on-dit, le Gaspard avait étél’unique objet humain dont le sarvant eût démeublé Ruffieux.

 

Dans la nuit du 19 au 20, ce fut le tourd’Ameyzieu, presque sous les murs de Mirastel. Mais les précautionsabondantes dont les campagnards s’entouraient déjà limitèrent ledommage à des pertes matérielles.

Les hôtes de Mirastel se dirent que l’heureétait venue pour eux d’être tourmentés. La zone dangereuse s’étaitrétrécie autour du château, à mesure qu’elle s’élargissait au loin.Le hasard seul pouvait leur épargner l’attaque du sarvant.

M. Le Tellier s’en réjouit. Depuis lecommencement des déprédations, persuadé comme tout le monde queleur secret ne faisait qu’un avec celui de l’enlèvement du 4 mai,il s’était dépensé en multiples activités. Au début, il avait mêmesouri de bon cœur à l’idée de toutes les hypothèses que la reprisedes hostilités réduisait à néant. Par là le champ des conjecturesse trouvait singulièrement restreint, et les circonstancessemblaient donner raison au duc d’Agnès, qui avait prédit d’autresrapts avant la taxe des rançons. Le nombre actuel des otagesretenus par le sarvant démontrait que celui-ci n’en avait pas vouluspécialement à Marie-Thérèse et à ses cousins. L’ayant compris,M. Le Tellier télégraphia tout de suite au duc d’Agnès, pourqu’il arrêtât l’ami Tiburce entraîné sur sa fausse piste.« Mais, répondit le duc, Tiburce court après Hatkins. Il s’estembarqué le 8, à destination de New York, poursuivant lemilliardaire en voyage. »

M. Le Tellier se lamenta de cette énormesottise et revint à ses préoccupations personnelles.

Avec son fils, son beau-frère et sonsecrétaire, il parcourut les endroits saccagés. Ils observaient.Ils questionnaient. Ils éprouvaient une sorte de soulagementpervers à constater que d’autres familles souffraient du fléau quiles avaient frappés. Mais ils n’obtenaient aucune indication, etrecommençaient ailleurs de plus belle, stimulés par les troisfemmes, qui joignaient à leurs encouragements des recommandationsde prudence. Elles ne les laissaient pas sortir après le coucher dusoleil et leur défendaient de se séparer quand ils allaient dansles solitudes.

 

Un jour, néanmoins,Mme Arquedouve, qui était la première à prêcher laconfiance et le zèle, et qu’on savait d’une bravoure peu commune,changea tout à coup de manière et se montra pusillanime àoutrance.

Pressée d’avouer la cause de sa frayeur, ellefinit par s’y résoudre le lendemain du sac d’Ameyzieu. Cettenuit-là, comme la nuit du sac de Talissieu, elle avaitperçu d’étranges vibrations. Peut-être pas exactement des bruits,mais quelque chose du même genre. Quelque chose de vibrant, que sessens d’aveugle lui avaient permis d’apprécier. C’étaient desperceptions analogues à celles que lui procurait le passage d’unaéroplane, ou d’un dirigeable, ou encore d’une grosse mouche, tropéloignés pour être entendus au sens propre du terme ;mais ce n’était ni l’un ni l’autre. C’était un bourdonnementsombre à force d’être sourd et grave, et quiimpressionnait tous ses nerfs, tout son corps, plutôt que sonoreille. Cette anomalie l’avait éveillée au milieu de ces deuxnuits-là, fort peu rassurée. La première fois, elle aurait pucroire qu’elle était le jouet d’un de ces phantasmes auxquels lesinfirmes sont exposés, mais aujourd’hui, elle ne doutait pas del’authenticité de ses sensations. C’est pourquoi elle se décidait àparler.

À la suite d’une pareille révélation, il n’yeut personne à Mirastel qui ne méditât profondément.

Or, ils n’étaient plus seuls à méditer, ce 20mai 1912. À cette époque, toute la France et toute l’Europes’intéressaient au problème bugiste. Les journaux du vieux monderendaient compte de « l’avènement d’une terreurnouvelle ». La majorité estimait « que c’était, à coupsûr, par le chemin de l’air que venaient les sarvants », etplus d’un « qu’ils appartenaient forcément à cette espècevolante dont le brigadier Géruzon avait surpris deuxreprésentants ». Le Moyen Âge revivait. Les légendesglissaient d’âtre en âtre. Certaines, oubliées depuis des siècles,ressuscitaient on ne sait comment. Elles s’étaient infiltréesjusqu’à Mirastel, et mêlaient leurs chimères à la logique desraisonneurs.

Le temps n’était cependant plus auxréflexions, et, tout en ruminant l’histoire de sa belle-mère,M. Le Tellier se préparait à la vigilance, ainsi qu’on va levoir. Mais les sarvants paraissaient avoir pour tactique de sautermaintenant d’un point à un autre, sans ordre, au petit bonheur, etl’on avait déduit de cette incohérence (régulière en quelque sorte)qu’ils ne s’abattraient point sur Mirastel vingt-quatre heuresaprès avoir fouillé Ameyzieu. De toutes les fautes qui pouvaientêtre commises, celle-ci, par la suite, se révéla la pluslourde.

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