Le Péril Bleu

Chapitre 1LA TACHE CARRÉE

Le « Péril bleu » ! dieBlaue Gefahr ! the Blue Peril ! el Peril Azul ! ilPerile Azzurro ! ce terme journalistique eut la fortunede son cousin, le vocable « sarvant ». Son emploi devintuniversel. Et même, il exerça sur la pensée du monde une influencedes plus curieuses.

Le pouvoir des mots ne connaît pas de limites.On avait désigné la nouvelle plaie du nom de Péril bleu parce queles agresseurs empruntaient le chemin du ciel ; mais, pourl’heure, à force de vérifier l’inanité des perquisitions mondiales,à force de lire, de dire et d’entendre « Péril bleu », oninclinait à croire que l’ennemi c’était le ciel lui-même, et nonplus que les larrons s’allaient rembucher dans un fort terrestre,après l’avoir utilisé comme une route de saphir. Il fallait unraisonnement pour remettre les choses au point. Alors, onapercevait l’immense difficulté des recherches. On se représentaitles myriades d’explorateurs en train de parcourir le gîte dessarvants ; et l’on saisissait combien de lieux pouvaientéchapper, sur le vaste globe à leur perspicacité. On pensait auxforêts vierges, aux montagnes inabordables, aux cavernes dontl’ouverture est une faille imperceptible ; on pensait à desbastilles souterraines et jusqu’à des constructions sous-marines.Mais l’idée de l’eau ramenait l’idée de l’air, et de nouveau lesplus pondérés se surprenaient à l’examen du ciel, ainsi que l’onguette un repaire de brigands. Méprise singulière et singulièrementrépandue, puisque les astronomes s’y laissaient aller.

Mais oui, c’est à peine croyable ; eux,les familiers de l’éther, les confidents d’Élohim, ilsn’envisageaient pas toujours l’objet de leur étude comme ilsl’avaient fait jusqu’ici et comme il eût été raisonnable de lefaire encore. C’est en vain que rien n’était changé dans lamécanique céleste ; plus d’un Laplace confessa l’émotion qu’ilavait ressentie à considérer le firmament, et les calculsd’observatoires regorgent d’erreurs en l’année 1912.

M. Le Tellier suivit l’exemple de sesconfrères.

Ce n’est pas que le ciel eût gardé pour luison charme d’autrefois, ni que l’astronome se crût obligé detravailler pour le moment aux ouvrages de sa profession ; lemalheur avait rabattu son attention sur les affaires d’ici-bas, et,depuis son départ de Paris, M. Le Tellier n’avait pas dirigéla moindre lunette vers la moindre planète.

Mais parfois, au cours d’une veille enfiévrée,il s’accoudait devant la nuit, dans la fraîcheur, et là méditait,non pas en physicien réfléchi, mais en rêveur désespéré. Il nevoyait plus les astres avec des yeux de savant, tels des universdont il savait tout ce que l’homme d’aujourd’hui peut ensavoir ; il les voyait comme des points brillants qui sontd’un aspect féerique. Les lunes, les soleils, Mars et Vénus,Saturne, Aldébaran, Cassiopée, Hercule, n’étaient plus pour lui dessujets d’analyse et des raisons de chiffre, désignés par leslettres de l’alphabet grec ; c’étaient des grains d’auroreéparpillés dans l’ombre. Et maintenant il regardait surtout le noirentre les étoiles.

L’image de son fils et de sa fille ne quittaitplus sa rétine. Leur souvenir emplissait son âme. Il se lesfigurait au cœur de l’Afrique, dans une citadelle entourée delianes infranchissables, puis au sein du mont Blanc ou del’Himalaya, prisonniers d’oubliettes plus creusées que des mines,puis reclus sous la mer, en de bizarres cellules d’acier… Enfin,succombant à la contagion, il interrogeait le ciel d’un regard deterreur et prononçait tout bas :

– Le Péril bleu !

Mais, d’un effort, il secouait l’absurdeobsession, se gourmandait d’y avoir cédé, et, pour la chasser, pourassainir ses idées, il se forçait à choisir un astre dans uneconstellation, à repasser l’histoire de sa connaissance et àréciter ses nombres d’espace et de temps. On le devine : à cesheures scientifiques, l’astre qui sollicitait davantage ses regardsétait Véga, ou alpha de la Lyre – cette Véga dont il avaitcessé l’observation pour venir à Mirastel, laissant là des travauxqu’il comptait poursuivre quinze jours plus tard et qu’après deuxmois il n’avait pas repris. M. Le Tellier se plaisait donc auspectacle de la belle étoile blanche vers quoi le Soleil nousentraîne.

Elle semblait l’attendre, et longtemps iladmirait son éclatante pâleur.

 

Le 6 juillet, vers une heure du matin, fuyantune alcôve hantée de cauchemars, il se mit au balcon et cherchal’étoile Véga.

Elle atteignait le point culminant de sonorbe ; elle allait passer au plus près du zénith, à quelquesdegrés vers le sud. Pour la voir, il fallait lever la tête etregarder presque au centre des cieux. Elle glissait, candide etsereine, de gauche à droite…

Mais, en coupant le méridien du lieu,c’est-à-dire parvenue au sommet de sa course, tout à coup elles’éteignit.

M. Le Tellier fit un haut-le-corps. Iln’était pas revenu de sa stupeur que l’étoile brillait de plusbelle et continuait sa ronde autour de la Terre, s’abaissant ducôté de l’ouest.

L’astronome ne la quittait plus des yeux. Ivred’énergie et de curiosité, il la suivit passionnément jusqu’aumatin, qui l’effaça. Il avait épié sans défaillance le retour d’unphénomène que son œil expert n’eut pas l’occasion deréobserver.

Il mit alors sur le compte de la fatigue et del’énervement ce qu’il traita d’aberration d’optique, et s’en futdormir.

Cependant, au réveil, il se consulta.Hum ! une hallucination ? Peut-être. Mais il doutait. Entout cas, cette apparence d’extinction n’avait pas été produite parun scintillement, plus long que les autres, il en était sûr. Ladisparition de l’étoile avait duré pour cela trop de temps, untemps que sa vieille expérience évaluait à cinq secondes. Et puis,non, non : il avait bien réellement assisté à la disparitionmomentanée de Véga, et rien de connu, rien de prévu ne pouvaitl’expliquer… Le plus raisonnable était de supposer qu’un astéroïdeavait passé l’étoile et provoqué son occultation… Mais alors unbolide obscur ?… Hum ! hum !…

(Or, il importe de le spécifier, M. LeTellier possédait l’assurance absolue que nul oiseau, nul aérostatn’était venu s’interposer entre Véga et son œil. Pour masquerpendant cinq secondes une étoile de première grandeur, il eût fallul’intervention d’un oiseau ou d’un aérostat si rapprochés duspectateur que celui-ci les eût fatalement remarqués dans la nuitlumineuse.)

Ce petit incident stellaire, constaté par untel homme, prenait une importance capitale. Ce détail qu’un autren’aurait pas même aperçu, M. Le Tellier le rumina toute lajournée. Et le résultat de ses délibérations fut qu’il se rendit, àla brune, dans l’observatoire de la tour, l’inventoriasoigneusement, essaya le mouvement d’horlogerie de la lunetteéquatoriale, nettoya les lentilles, ouvrit dans le dôme une fentequi ouvrit une arcade de vide, puis – ayant ainsi dégagé la banded’infini où Véga décrirait sa courbe – il mit sa montre à l’heuresidérale et visa dans la lunette un point de l’horizon. Cela fait,il attendit sans patience le lever de l’étoile, l’aube de ce soleiléperdument lointain, mêlé ex abrupto à ses plus gravespréoccupations et fixant son intérêt à des milliers de kilomètres,au moment précis où il s’était demandé : « Où sont lesvictimes du sarvant ? »

Cette pensée lui brûlait le cerveau. Et quandparut Véga, quand il vit l’astre aveuglant au milieu du disquenocturne découpé par l’objectif, il dut se raidir contrelui-même.

– Allons donc !femmelette !

D’un coup de pouce, il déclencha le mouvementd’horlogerie, et la lunette obéissante accompagna l’étoile dans samarche.

C’était une bonne lunette astronomiqued’amateur. Elle mesurait un mètre de long et grossissaitmodestement cinquante fois. Mais le grossissement avait peud’importance à l’égard de Véga elle-même, si éblouissante qu’ellefût, les meilleurs télescopes ne pouvant rapprocher les étoiles –parce qu’elles sont trop loin – et ne servant qu’à les rendre plusnettes.

Aussi bien, M. Le Tellier commençait-il àpressentir que Véga ne jouait en ceci qu’un rôle de comparse, carle temps s’écoulait sans qu’il remarquât la moindre anomalie dansla conduite de l’astre.

Minuit sonna.

M. Le Tellier ne quittait pas l’oculaire.Tout autre qu’un astronome s’y fût lassé ; mais il gardait lavue limpide et l’esprit en éveil. L’étoile et lui s’examinaient.Les rouages, réglés sur la fuite du ciel, ronronnaientdiscrètement, et le petit télescope se cabrait d’un geste uniforme,insensible, neutralisant la rotation de la Terre et contraignantl’observateur à se déplacer continuellement.

Bientôt, le tube se trouva presque droit,braqué à sept degrés au sud du zénith. Véga repassait à saculmination, et M. Le Tellier, couché la tête renversée, eutun frémissement : elle avait encore disparu. Au même instant,il lui sembla que le rond bleu s’obscurcissait…

Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Véga reparaît,et le champ s’éclaircit.

– C’est une éclipse !

En un rien de temps, l’horlogerie est arrêtée.L’astronome saisit le chronomètre dont il a poussé le déclic à ladisparition de l’étoile : l’occultation a duré quatre secondesneuf dixièmes. Il prend l’heure, consulte la CONNAISSANCE DESTEMPS : l’éclipse s’est produite à la même minute, au mêmeendroit que la veille. L’écran qui s’est interposé entre la Terreet Véga est donc un objet se mouvant avec notre planète, uncorps solidaire de notre globe, qui reste immobile au-dessus duBugey et qui est situé à sept degrés au sud du zénith deMirastel.

Mais à quelle hauteur ?

L’astronome va l’estimer. En effet, depuisqu’elle est enrayée, la lunette se soumet à la rotation de laTerre, elle est rentrée dans l’ordre général, et il suffit de laramener très peu en arrière pour qu’elle ajuste inébranlablement lepoint mystérieux. Une manivelle qu’on tourne la fait rétrograderd’un millimètre, et dans le champ télescopique, traversé pourtantpar d’autres étoiles, le ciel se réassombrit, et les astres, quicheminent, s’éteignent un par un.

– Ça, se dit M. Le Tellier, cettevapeur obscure, c’est une chose qui n’est pas mise au point, toutsimplement.

Deux tours de vissage au bouton moleté :le tube de l’oculaire s’enfonce dans le tube de l’objectif, etvoilà que la buée diffuse se ramasse, se condense, se solidifie etdevient une tache carrée, noire, insolite.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

À l’œil nu, tout là-haut, on ne voitabsolument rien ; cette chose est beaucoup trop éloignée. Maisdans la lunette ; elle est aussi franche et fixe que Végal’était tout à l’heure. Et cette fixité intrigue M. LeTellier.

– Sans aucun doute, pense-t-il, voicidécouverte l’île aérienne où mes enfants sont retenus par descoquins. Mais comment diable ce ballon titanesque est-ilamarré ? Il se tient ferme dans l’atmosphère comme un rocherbattu des flots !… Sa nature, en tout cas, ne fait pasquestion. C’est un aérostat, forcément… ou quelque chose desimilaire… C’est une invention des hommes, qui n’intéresse en rienla météorologie… Mais il faut que cela soit diantrementélevé pour être invisible au grand jour, sans télescope !…Ah ! nous disons : quelle est sa hauteur ? Problèmefacile.

Ayant allumé une petite lampe-briquet, ilcontrôla de quelle quantité il avait dû raccourcir la lunette pourmettre au point. Il fit ensuite un calcul, et son visage,stupéfait, se rembrunit.

– Cinquante mille mètres !murmura-t-il. Comment ! Cette machine-là est à cinquantekilomètres !… Il y a donc encore de l’air respirable à cettealtitude ? On peut donc vivre à plus de douze lieues dusol ?… Je délire !… C’est contraire à toutes les théoriesadmises !…

Un morne abattement succédait à la fierté desa trouvaille, à l’entrain quasi joyeux qu’il venait d’éprouver.Déjà, il avait rêvé d’une escadre d’aéronefs faisant le blocus decette bouée maudite. Mais cinquante mille mètres !…

Aucun ballon ne pourrait monter jusque-là. Lessarvants étaient hors de portée !

Et cette tache, alors, qu’était-cedonc !

Il se remit à l’oculaire. La tache nechangeait ni de forme, ni de couleur.

– Elle n’est pas très grande, songeaM. Le Tellier.

Il mesura ses dimensions, fit encore descalculs, où entraient les coefficients de grossissement et dehauteur, et déduisait qu’en réalité ce carré noir avait soixantemètres de côté.

Quand il aurait chiffré et lorgné tout lereste de la nuit, son savoir ne s’en serait pas augmenté d’un iota.Il comprit qu’il était raisonnable d’attendre le jour et d’étudierla tache une fois éclairée… Bonne résolution, impossible à tenir.Il acheva la nuit au bout de sa lunette, remuant des conjecturesprodigieuses et se parlant de la sorte à lui-même :

– Une bouée, parbleu ! J’yreviendrai toujours, en dépit de tout. Ce ne peut être qu’une bouéedont je n’aperçois que le fond…, une espèce de ballonultraperfectionné, qui se maintient dans un air raréfié… Quecela ne soit pas en rapport étroit avec les rapts, voilàqui est inacceptable. Tout concorde… Et pourtant, je ne puiscomprendre… Quel intérêt ont-ils, ces chenapans, à jucher si hautleurs victimes ? La moitié d’une telle distance suffisaitamplement à les protéger de toute incursion… Pourquoi cet appareilde terrorisation aussi – ces minéraux, ces végétauxcambriolés ?… Pourquoi nous faire attendre si longtemps leurlettre de chantage ?… De quel engin subreptice et nouveaufont-ils usage pour enlever leur proie jusqu’à cettebouée-ballon ?… Et cette science merveilleuse, où l’ont-ilspuisée ?… Enfin, qu’est-ce donc que ces gens qui font desmiracles d’audace, de génie et de méchanceté ?…

M. Le Tellier n’avait pas énuméré lequart de toutes les questions qui se pressaient à ses lèvres. Uncoq chanta. Le soleil levant frappait la tache par-dessus. Onvoyait distinctement que c’était une chose vague ; unsolide plat, composé de pièces brunes, rectangulaires, avec entreelles des lignes incolores très fines.

Sans trop de réflexion, « pour voir ceque ça donnerait », l’astronome intercala une lentille entrel’objectif et l’oculaire, afin de redresser normalement l’image,que les lunettes astronomiques forment à l’envers. Cettemétamorphose du télescope en longue-vue terrestre demeura sanseffet notable.

L’astronome s’énervait. Parfois, ils’efforçait, sans y réussir, d’apercevoir la tache directement. Leciel turquoise était d’une pureté virginale, exempte du plus faiblesoupçon de brun, de la plus infime molécule de blond ou seulementde bleu plus foncé. Trop loin ! trop loin ! La tache,ainsi, ne pouvait être perçue, même si on négligeait de compteravec l’épaisseur de l’air, jamais totalement lucide, malgré sonapparence, et toujours teinté d’azur assombrissant.

Et M. Le Tellier, revenu à l’oculaire dela lunette, n’y découvrait rien de nouveau.

Il observa sans se lasser le fond de cettechose énigmatique. Il surveillait davantage les bords du carré, etsurtout celui du nord, qui devait mieux s’offrir auxinvestigations, étant donnée la position légèrement méridionale del’objet par rapport à Mirastel. Il voulait qu’il y eût le long deces bords, tout autour de la tache, une balustrade, un garde-fou,un bastingage, une barre d’appui plus ou moins baroques ; etil escomptait l’apparition de quelque tête infinitésimale et adoréequi se pencherait au-dessus de l’abîme, grosse comme une têted’épingle…

À la fin, il s’arracha à l’épuisantecontemplation. Trois heures de patience ne lui avaient appris riende nouveau. Le plafonnement gênait. Il fallait observer lachose de profil et non par-dessous. Donc, il fallait l’observer deplus loin. Oui, mais, dans ce cas, une lunette d’amateur nesuffisait plus. Les grands télescopes devenaientindispensables…

Et tout à coup, ce trait de lumière dans sonraisonnement : l’équatorial de Hatkins ! Le rêve !Un grossissement de six mille diamètres ! Six mille au lieu decinquante ! Fort bien encore. Mais, de Paris, à plus de cinqcents kilomètres de Mirastel, est-ce qu’on pourrait voir lachose ? Est-ce que la rotondité de la Terre n’empêcheraitpas qu’on la vît ? Est-ce que la chose ne serait pas,pour le rayon visuel, au-dessous de l’horizon parisien ? Vite,un crayon, du papier, une table des logarithmes… Tout vabien : cela sera visible, à vingt kilomètresau-dessus de l’horizon.

 

Le soir même, à Culoz, M. Le Tellierprenait l’express de Paris.

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