Anna Karénine – Tome II

Chapitre 20

 

Stépane Arcadiévitch ne consacra pas sonséjour à Pétersbourg exclusivement à ses affaires ; il venait,disait-il, « s’y remonter », car Moscou, en dépit de sescafés chantants et de ses tramways, n’en restait pas moins uneespèce de marécage dans lequel on s’embourbait moralement. Lerésultat forcé d’un séjour trop prolongé dans cette eau stagnanteétait de s’y affaisser de corps et d’esprit ; Oblonskylui-même y tournait à l’aigre, se querellait avec sa femme, sepréoccupait de sa santé, de l’éducation de ses enfants, des menusdétails du service ; il en venait même à s’inquiéter d’avoirdes dettes !

Aussitôt qu’il mettait le pied à Pétersbourg,il reprenait goût à l’existence et oubliait ses ennuis. On yentendait si différemment la vie et les devoirs envers lafamille ! Le prince Tchetchensky ne venait-il pas de luiraconter, le plus simplement du monde, qu’ayant deux ménages iltrouvait fort avantageux d’introduire son fils légitime dans safamille de cœur, afin de le déniaiser. Aurait-on compris cela àMoscou ? Ici on ne s’embarrassait pas des enfants à la façonde Lvof : ils allaient à l’école ou en pension, et on nerenversait pas les rôles en leur donnant une place exagérée dans lafamille. Le service de l’État s’y faisait aussi dans des conditionssi différentes ! On pouvait se créer des relations, desprotections, arriver à faire carrière !

Stépane Arcadiévitch avait rencontré un de sesamis, Bortniansky, dont la position grandissait rapidement ;il lui parla de la place qu’il convoitait.

« Quelle singulière idée as-tu d’avoirrecours à ces Juifs ! Ce sont toujours là de vilainesaffaires.

– J’ai besoin d’argent ; il faut trouverde quoi vivre.

– Mais ne vis-tu donc pas ?

– Oui, mais avec des dettes.

– En as-tu beaucoup ? demanda Bortnianskyavec sympathie.

– Oh oui ! Vingt milleroubles ! »

Bortniansky éclata de rire :« Heureux mortel ! J’ai un million et demi dedettes ! Je ne possède pas un sou, et, comme tu peux t’enapercevoir, je vis quand même. »

Cet exemple était confirmé par beaucoupd’autres.

Et comme on rajeunissait à Pétersbourg !Stépane Arcadiévitch y éprouvait le même sentiment que son oncle,le prince Pierre, à l’étranger.

« Nous ne savons pas vivre ici, disait cejeune homme de soixante ans ; à Bade je me sens renaître, jem’égaye à dîner, les femmes m’intéressent, je suis fort etvigoureux. Rentré en Russie pour y retrouver mon épouse, et à lacampagne encore, je tombe à plat, je ne quitte plus ma robe dechambre. Adieu les jeunes beautés ! je suis vieux, je pense àmon salut. Pour me refaire, il faut Paris. »

Le lendemain de son entrevue avec Karénine,Stépane Arcadiévitch alla voir Betsy Tverskoï, avec laquelle sesrelations étaient assez bizarres. Il avait l’habitude de lui fairela cour en riant et de lui tenir des propos assez lestes ;mais ce jour-là, sous l’influence de l’air de Pétersbourg, il seconduisit avec tant de légèreté, qu’il fut heureux de voir laprincesse Miagkaïa interrompre un tête-à-tête qui commençait à legêner, n’ayant aucun goût pour Betsy.

« Ah ! vous voilà, dit la grosseprincesse en l’apercevant, et que fait votre pauvre sœur ?Depuis que des femmes qui font cent fois pis qu’elle, lui jettentla pierre, je l’absous complètement. Comment Wronsky ne m’a-t-ilpas avertie de leur passage à Pétersbourg ? J’aurais menévotre sœur partout. Faites-lui mes amitiés et parlez-moid’elle.

– Sa position est fort pénible, »commença Stépane Arcadiévitch.

Mais la princesse, qui poursuivait son idée,l’interrompit : « Elle a d’autant mieux fait que c’étaitpour planter là cet imbécile, – je vous demande pardon, – votrebeau-frère, qu’on a toujours voulu faire passer pour un aigle. Moiseule ai toujours protesté, et l’on est de mon avis, maintenantqu’il s’est lié avec la comtesse Lydie et Landau. Cela me gêned’être de l’avis de tout le monde.

– Vous allez peut-être m’expliquer uneénigme ; hier, à propos du divorce, mon beau-frère m’a ditqu’il ne pouvait me donner de réponse avant d’avoir réfléchi, et unmatin je reçois une invitation de Lydie Ivanovna pour passer lasoirée ?

– C’est bien cela, s’écria la princesseenchantée : ils consulteront Landau.

– Qui est Landau ?

– Comment, vous ne savez pas ? Le fameuxJules Landau, le clairvoyant ? Voilà ce que l’ongagne à vivre en province ! Landau était commis de magasin àParis ; il vint un jour chez un médecin, s’endormit dans lesalon de consultation, et pendant son sommeil donna les conseilsles plus surprenants aux assistants. La femme de Youri Milidinskyl’appela auprès de son mari malade ; selon moi il ne lui afait aucun bien, car Milidinsky reste tout aussi malade que devant,mais sa femme et lui sont toqués de Landau, l’ont promené partout àleur suite, et l’ont amené en Russie. Naturellement on s’est jetésur lui ici ; il traite tout le monde, il a guéri la princesseBessoubof, qui, par reconnaissance, l’a adopté.

– Comment cela ?

– Je dis bien adopté ; il nes’appelle plus Landau, mais prince Bessoubof. Lydie, que j’aime dureste beaucoup malgré sa tête à l’envers, n’a pas manqué de secoiffer de Landau, et rien de ce qu’elle et Karénine entreprennentne se décide sans l’avoir consulté ; le sort de votre sœur estdonc entre les mains de Landau, comte Bessoubof. »

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