Anna Karénine – Tome II

Chapitre 3

 

Kitty avait remarqué le mécontentementpassager qui s’était si vivement traduit dans la physionomie de sonmari : aussi fut-elle bien aise de se trouver un moment seuleavec lui. Ils prirent les devants sur la route poudreuse, toutesemée d’épis et de grains, et Levine oublia vite l’impressionpénible qu’il avait éprouvée, pour jouir du sentiment pur et encoresi nouveau de la présence de la femme aimée ; sans avoir rienà lui dire, il désirait entendre le son de la voix de Kitty, voirses yeux, auxquels son état donnait un regard particulier dedouceur et de sérieux.

« Appuie-toi sur moi, tu te fatiguerasmoins.

– Je suis si heureuse d’être seule un momentavec toi ! j’aime les miens, mais je regrette nos soiréesd’hiver à nous deux. Sais-tu de quoi nous parlions quand tu esvenu ?

– De confitures ?

– Oui, mais aussi de demandes en mariage, deSerge et de Warinka. Les as-tu remarqués ? Qu’enpenses-tu ? ajouta-t-elle, se tournant vers son mari pour levoir bien en face.

– Je ne sais que penser ; Serge m’atoujours étonné. Tu sais qu’il a jadis été amoureux d’une jeunefille qui est morte ; c’est un de mes souvenirsd’enfance ; depuis lors, je crois que les femmes n’existentplus pour lui.

– Mais Warinka ?

– Peut-être… je ne sais… Serge est un hommetrop pur, qui ne vit que par l’âme…

– Tu veux dire qu’il est incapable de deveniramoureux, dit Kitty, exprimant à sa façon l’idée de son mari.

– Je ne dis pas cela, mais il n’a pas defaiblesses, et c’est ce que je lui envie, malgré mon bonheur. Il nevit pas pour lui-même, c’est le devoir qui le guide, aussi a-t-ille droit d’être tranquille et satisfait.

– Et toi ? pourquoi serais-tu mécontentde toi ? demanda-t-elle avec un sourire ; elle savait quel’admiration exagérée de son mari pour Serge Ivanitch, et sondécouragement de lui-même, tenaient tout à la fois au sentimentexcessif de son bonheur et à un désir incessant de devenirmeilleur.

– Je suis trop heureux, je n’ai rien àsouhaiter en ce monde, si ce n’est que tu ne fasses pas de fauxpas, et quand je me compare à d’autres, à mon frère surtout, jesens toute mon infériorité.

– Mais ne penses-tu pas toujours à tonprochain, dans ton exploitation, dans ton livre ?

– Je le fais superficiellement, comme unetâche dont je cherche à me débarrasser. Ah ! si je pouvaisaimer mon devoir comme je t’aime. C’est toi qui es lacoupable !

– Voudrais-tu changer avec Serge ? neplus aimer que ton devoir et le bien général ?

– Certes non. Au reste je suis trop heureuxpour raisonner juste… Ainsi tu crois que la demande aura lieuaujourd’hui ? demanda-t-il après un moment de silence. Tiens,voilà le char à bancs qui nous rejoint.

– Kitty, tu n’es pas fatiguée ? cria laprincesse.

– Pas le moins du monde, maman. »

La promenade se continua à pied.

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