Anna Karénine – Tome II

Chapitre 4

 

Pendant l’arrêt du train, Serge Ivanitch sepromena sur le quai, et passa devant le compartiment de Wronsky,dont les stores étaient baissés ; au second tour il aperçut lavieille comtesse près de la fenêtre. Elle l’appela.

« Vous voyez que je l’accompagne jusqu’àKoursk.

– On me l’a dit, répondit Kosnichef,s’arrêtant à la portière du wagon ; et il ajouta en remarquantl’absence de Wronsky : il fait là une belle action.

– Hé, que vouliez-vous qu’il fît après sonmalheur !

– Quel horrible événement !

– Mon Dieu ! par où n’ai-je paspassé ! Mais entrez, dit la vieille dame, et elle fit uneplace à Kosnichef auprès d’elle. Si vous saviez ce que j’aisouffert ! Pendant six semaines il n’a pas ouvert la bouche,et mes supplications seules le décidaient à manger ; nouscraignions qu’il n’attentât à ses jours ; vous savez qu’il adéjà failli mourir une fois pour elle ? Oui, dit la vieillecomtesse, dont le visage s’assombrit à ce souvenir, cette femme estmorte comme elle avait vécu, lâchement et misérablement.

– Ce n’est pas à nous de la juger, comtesse,répondit Serge Ivanitch avec un soupir, mais je conçois que vousayez souffert.

– Ne m’en parlez pas ! Mon fils étaitchez moi, dans ma terre des environs de Moscou où je passais l’été,lorsqu’on lui a apporté un billet auquel il a immédiatement donnéréponse. Personne ne se doutait qu’elle fût à la gare. Le soir, enmontant dans ma chambre, j’appris de mes femmes qu’une dame s’étaitjetée sous un train de marchandises. J’ai aussitôt compris, et monpremier mot a été : « Qu’on n’en parle pas aucomte ! » Mais on l’avait déjà averti, son cocher était àla gare au moment du malheur, et avait tout vu. J’ai couru chez monfils, il était comme un fou ; sans prononcer un mot il estparti. Je ne sais ce qu’il a trouvé, mais en revenant ilressemblait à un mort, je ne l’aurais pas reconnu.« Prostration complète », a dit le docteur. Plus tard ila manqué perdre la raison. Vous avez beau dire, cette femme-làétait mauvaise. Comprenez-vous une passion de ce genre ?qu’a-t-elle voulu prouver par sa mort ? elle a troublél’existence de deux hommes d’un rare mérite, son mari et mon fils,et s’est perdue elle-même.

– Qu’a fait le mari ?

– Il a repris la petite. Au premier momentAlexis a consenti à tout ; maintenant il se repent d’avoirabandonné sa fille à un étranger, mais peut-il s’en charger ?Karénine est venu à l’enterrement, nous sommes parvenus à éviterune rencontre entre lui et Alexis. Pour le mari cette mort est unedélivrance ; mais mon pauvre fils qui avait tout sacrifié àcette femme, moi, sa position, sa carrière,… l’achever ainsi !Non, quoi que vous en disiez, c’est la fin d’une créature sansreligion. Que Dieu me pardonne, mais, en songeant au mal qu’elle afait à mon fils, je ne puis que maudire sa mémoire.

– Comment va-t-il maintenant ?

– C’est cette guerre qui nous a sauvés. Je n’ycomprends pas grand’chose, et la guerre me fait peur, d’autant plusqu’on dit que ce n’est pas très bien vu à Pétersbourg, mais je n’enremercie pas moins le ciel. Cela l’a remonté. Son ami Yavshine estvenu l’engager à l’accompagner en Serbie ; il y va, lui, parcequ’il s’est ruiné au jeu ; les préparatifs du départ ontoccupé, distrait, Alexis. Causez avec lui, je vous en prie, il estsi triste ! Et pour comble d’ennui il a une rage de dents.Mais il sera heureux de vous voir ; il se promène de l’autrecôté de la voie. »

Serge Ivanitch promit de causer avec le comte,et se dirigea vers le côté de la voie où se trouvait Wronsky.

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